Tribunal de commerce de Paris, 6 septembre 2022
Tribunal de commerce de Paris, 6 septembre 2022
Type de juridiction : Tribunal de commerce Juridiction : Tribunal de commerce de Paris Thématique : Exclusion de France Soir de Google et Youtube : pas d’atteinte à la liberté d’expression 

Résumé

L’exclusion de France Soir de Google et YouTube ne constitue pas une atteinte à la liberté d’expression. Google a le droit d’établir des règles pour la sélection des sites de presse et de déréférencer ceux qui ne les respectent pas. France Soir a violé ces règles en publiant des informations contestées sur le Covid, niant son existence et l’efficacité des vaccins. Les grands médias ont alerté sur la désinformation de France Soir, soulignant que la liberté d’expression, bien que fondamentale, n’est pas absolue et peut être limitée par les droits d’autrui et les règles des plateformes privées.

Les « complotistes » et autres médias « disruptifs » peuvent être exclus de tous les services de Google. Ce dernier est en droit d’édicter des règles relatives à la sélection des sites de presse et de déréférencer de son moteur de recherche « Actu », et d’exclure ceux qui viendraient à ne plus les respecter. La violation de l’article 10 de la CEDH relatif à la liberté d’expression n’a pas été retenue.

Par ailleurs, les éditeurs de presse ne jouissent d’aucun droit inconditionnel à être référencés par Google Actu. A l’image du domaine voisin de l’expression des opinions lors d’une réunion, l’organisateur de celle-ci ne jouit pas du droit d’obtenir d’un propriétaire privé la location de sa salle : en effet le propriétaire peut refuser cette mise à disposition s’il estime que l’objet de la réunion est contraire à son image.

Violation des règles de Google

En l’occurrence, France-Soir a de manière répétée dans l’utilisation des 3 services de Google, Actu, Youtube et Ad, publié des informations et soutenu des thèses Covid en violation des Règles de Google.

France-Soir a fait référencé sur Actu à de très nombreuses reprises des articles niant l’existence, la contagiosité et la mortalité de l’épidémie, dénonçant les dangers des vaccins et contestant leur efficacité, prônant des traitements alternatifs, contestant l’efficacité des tests PCR et du port du masque.

Un grand nombre d’articles publiés par France-Soir indiquaient que « les chiffres de mortalité sont bidonnés, gonflés, manipulés… ». Sur Youtube, France-Soir a posté des vidéos reprenant les mêmes thèmes avec les mêmes allégations.

Disruptif c/ Mainstream

Or, la quasi-totalité des grands médias ( Le Figaro, Le Monde, TF1, Le Parisien, Libération, France Culture, l’Express….. ) ont, à partir notamment des sites de « fact checking », alerté à de multiples reprises leurs lecteurs et les pouvoirs publics sur l’importance des fausses informations publiées par France-Soir.

Opposabilité des « Règles de Google Actualité »

Les « Règles de Google Actualité », visant à s’assurer de la qualité des articles de presse, prohibent notamment les sites qui « contredisent les consensus scientifiques ou médicaux… Les bonnes pratiques de médecine factuelle… » ;

Par ailleurs au nom de la transparence de l’information, elles écartent les contenus ne mentionnant pas : « le nom de l’auteur et des informations sur ce dernier… » ; les Règles de Youtube interdisent aussi aux utilisateurs de publier « des contenus sur le Covid propageant des informations médicales incorrectes contredisant celles des autorités sanitaires locales ou de l’OMS » ;

Le Règlement de Ad inclut quant à lui une règle interdisant « les allégations dangereuses dans le domaine de la santé ou lié à une crise sanitaire actuelle et contraire au consensus médical officiel . Exemples : militantisme anti vaccin, déni de la réalité de maladie comme le sida ou le Covid-19, thérapie alternative… » ;

Exclusion de Youtube: une simple sanction contractuelle

En cas de non-respect de ces règles, les contenus (articles ou vidéos), voir les sites des éditeurs eux-mêmes peuvent être déréférencés d’Actu et de Découverte ; les vidéos sur Youtube peuvent être supprimées, son propriétaire recevant alors un avertissement ; si une chaine Youtube reçoit trois avertissements elle est définitivement supprimée ; enfin le compte Ad peut être désactivé en cas de violation flagrante ou répétée ;

Applicabilité directe de la CEDH

La Convention Européenne des Droits de l’Homme est d’applicabilité directe car elle remplit les conditions posées par la jurisprudence française (sur le fondement de l’article 58 de la Constitution) relatives à l’effet direct de certains traités internationaux ( intention des rédacteurs de lui faire produite un effet direct à l’égard des individus et texte clair et précis ne nécessitant pas des mesures complémentaires d’exécution) ;

Les dispositions protectrices de la Convention produisent un effet direct, défini comme la capacité d’une norme internationale à produire directement des droits et des obligations dans le patrimoine juridique des particuliers;

Par ailleurs l’article 1 de la CEDH édicte que les signataires de la convention reconnaissent à « toute personne les droits et liberté définis dans son titre 1 » et l’article 10 fait partie du titre 1 ;

La CEDH a consacré l’effet direct de ces droits au bénéfice de « quiconque » et qu’il a été jugé par les juridictions de dernier ressort des deux ordres judicaires français que ladite convention « a force de loi en France » depuis sa ratification en 1974 ;

Il en résulte qu’une personne privée peut, à l’appui de ses demandes l’invoquer directement comme fondement de son action, principalement dans un litige contre l’Etat, mais également dans un litige entre personnes privées, même si en pratique les litiges privés, dans lesquels une juridiction a donné satisfaction à une des parties sur ce fondement, sont l’exception ;

Si la liberté d’expression dont dispose un média est un droit fondamental dans une démocratie, garanti non seulement par la CEDH mais également par la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 ( de valeur constitutionnelle), elle n’est pas pour autant absolue et sans limite ;

Dans un litige entre deux personnes privés, la liberté d’expression de l’une d’entre elle est nécessairement limitée par les droits, également protégés, de l’autre.

Appliqué au cas d’espèce, Google, en tant que créateur de Actu et de Youtube, a le droit à la protection de son droit de propriété sur son moteur de recherche et sur sa plateforme d’hébergement ;

En outre, en tant qu’exploitante de ces deux services, commerciaux au sens de la loi LCEN, elle a le droit à la protection de la liberté d’entreprendre ; le droit au respect des biens et du droit de propriété est également protégé par l’article 1 du protocole additionnel no 1 de la CEDH, par la Charte des droits fondamentaux de l’Union ( CDFU) et par les articles 2 et 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ; la liberté d’entreprendre est protégée par la CDFU et est un principe à valeur constitutionnelle (issu de la Loi Le Chapelier de 1791);

Ce n’est pas parce que les services disponibles sur Internet, que Google met à la disposition des éditeurs et agence de presse à destination des internautes, sont gratuits, qu’ils sont un service public ; aucun texte de I’UE ou dans le droit français ne fait obligation à Google de les rendre accessibles à tout média qui le souhaiterait :

Les éditeurs de presse ne jouissent d’aucun droit inconditionnel à être référencés par Google Actu. Dans un domaine voisin de l’expression des opinions lors d’une réunion, l’organisateur de celle-ci ne jouit pas du droit d’obtenir d’un propriétaire privé la location de sa salle : en effet le propriétaire peut refuser cette mise à disposition s’il estime que l’objet de la réunion est contraire à son image.

Par ailleurs, dans deux domaines proches de celui des moteurs de recherche et des plateformes, la CDEH a jugé que « Malgré l’importance de la liberté d’expression, l’article 10 ne donne pas la liberté de choisir un forum en vue d’exercer ce droit » et « l’obligation de l’Etat d’assurer la liberté d’expression ne confère pas aux organisations privées un droit d’accès illimité aux médias pour faire valoir leurs opinions»;

Le Conseil d’Etat, dans son rapport sur le « numérique et les droits fondamentaux» en 2014, a aussi estimé que l’objet même d’un moteur de recherche est de sélectionner et de hiérarchiser les informations qu’il met à la disposition des internautes reconnaissant ainsi qu’il n’existe aucun droit pour un site internet ou un forum d’être sélectionné par un moteur de recherche : le référencement d’un site par un moteur de recherche dépend de l’objet et des règles de sélection de celui-ci.

Enfin, selon le Règlement UE 2019/1150 dit P to B dont l’interprétation et la portée sont définis par les « lignes directrices » de la Commission Européenne publiées le 8 décembre 2020, les moteurs de recherche en ligne et les hébergeurs peuvent sélectionner, évaluer et restreindre ou suspendre l’accès à leur service en fonction de la qualité et fiabilité des sites qu’ils référencent ;

Les critères auxquels ils ont recours pour apprécier cette qualité et fiabilité doivent être définis et rendu publics en les faisant figurer à un emplacement visible et facilement accessible sur le moteur de recherche ; l’Autorité de la Concurrence, confirmée en appel, a dans sa décision du 9 avril 2020 jugé qu’il n’y avait pas d’obligation pour un moteur de recherche de référencer un site ou d’indexer des articles.

 

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