Type de juridiction : Cour d’appel
Juridiction : Cour d’appel de Nouméa
Thématique : Discrédit sur un projet cinématographique : l’Abus de position dominante
→ RésuméContexte de l’affaireLa société de distribution et d’exploitation cinématographique (ci-après KTR) a déposé une requête le 9 octobre 2020 contre la société d’exploitation des cinémas (SECH), l’accusant d’abus de position dominante pour entraver l’implantation d’un complexe cinématographique à Dumbéa, en violant le secret des affaires et en dénigrant son projet auprès des autorités locales et des banques. Réponse de la société SECHLa société SECH a contesté les accusations de KTR, niant les fautes alléguées et s’opposant à la demande d’indemnisation pour le surcoût financier résultant des actions prétendument abusives. Jugement du tribunalLe tribunal mixte de commerce de Nouméa a rendu son jugement le 12 septembre 2023, déclarant irrecevable une pièce produite par KTR, condamnant SECH à verser des indemnités à KTR pour des préjudices financiers, tout en déboutant KTR de sa demande de dommages et intérêts pour préjudices moraux et d’image. Appel de la société SECHLe 25 septembre 2023, la société SECH a interjeté appel, demandant la confirmation de certaines décisions du jugement tout en contestant les fautes et le lien de causalité allégués par KTR. Arguments de la société KTRDans ses conclusions, KTR a demandé la confirmation du jugement initial et a réclamé des frais supplémentaires, tout en soutenant que les actions de SECH avaient causé un préjudice financier. Analyse des jugesLes juges ont noté que SECH détenait un monopole sur le marché et avait tenté de dissuader les partenaires financiers de soutenir KTR. Cependant, ils ont conclu qu’il n’y avait pas de lien de causalité entre les actions de SECH et le préjudice financier allégué par KTR. Décisions finales de la courLa cour a infirmé certaines condamnations financières initiales contre SECH, tout en reconnaissant un préjudice lié au durcissement des conditions financières, et a accordé une indemnité de 10.000.000 FCFP à KTR. SECH a également été condamnée à des frais supplémentaires. |
N° de minute : 2025/5
COUR D’APPEL DE NOUMÉA
Arrêt du 10 février 2025
Chambre commerciale
N° RG 23/00061 – N° Portalis DBWF-V-B7H-UFU
Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 12 septembre 2023 par le tribunal mixte de commerce de NOUMEA (RG n° 2020/218)
Saisine de la cour : 25 septembre 2023
APPELANT
S.A.R.L. SOCIETE D’EXPLOITATION DES CINEMAS HICKSON, représentée par son représentant légal en exercice,
Siège social : [Adresse 1]
Représentée par Me Caroline PLAISANT de la SELARL CABINET PLAISANT, avocat au barreau de NOUMEA
INTIMÉ
S.A.S. KI TII RE, représentée par son président en exercice,
Siège social : [Adresse 2]
Représentée par Me Christelle MARTINEZ de la SARL CHRISTELLE MARTINEZ, avocat au barreau de NOUMEA
Représentée par Me François FROMENT-MEURICE de la SELARL Froment – Meurice associés, avocat au barreau de PARIS
COMPOSITION DE LA COUR :
L’affaire a été débattue le 2 décembre 2024, en audience publique, devant la cour composée de :
M. Philippe ALLARD, Conseiller, président,
Mme Marie-Claude XIVECAS, Conseillère,
Mme Béatrice VERNHET-HEINRICH, Conseillère,
qui en ont délibéré, sur le rapport de M. Philippe ALLARD.
10/02/2025 : Copie revêtue de la formule exécutoire – Me MARTINEZ ;
Expéditions – Me PLAISANT ;
– Copie CA ; Copie TMC
Greffier lors des débats : M. Petelo GOGO
Greffier lors de la mise à disposition : M. Petelo GOGO
ARRÊT :
– contradictoire,
– prononcé publiquement par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l’article 451 du code de procédure civile de la Nouvelle-Calédonie,
– signé par M. Philippe ALLARD, président, et par M. Petelo GOGO, greffier, auquel la minute de la décision a été transmise par le magistrat signataire.
Selon requête introductive d’instance déposée le 9 octobre 2020, la société Ki tii re (ci-après KTR), qui reprochait à la Société d’exploitation des cinémas Hickson (SECH) d’avoir abusé de sa position dominante sur le marché de la distribution et de l’exploitation cinématographique en Nouvelle-Calédonie pour empêcher l’implantation d’un complexe sur la commune de Dumbéa, en violant le secret des affaires et en la dénigrant auprès de la municipalité de Dumbéa et auprès des établissements bancaires appelés à soutenir son projet, a introduit devant le tribunal mixte de commerce de Nouméa une action en responsabilité à l’encontre de la société SECH tendant notamment à l’indemnisation du surcoût financier engendré les agissements abusifs allégués.
La société SECH s’est opposée à cette demande en contestant les fautes alléguées.
Selon jugement en date du 12 septembre 2023, la juridiction saisie a :
– déclaré irrecevable la pièce n° 10 produite par la société KTR et ses écritures en faisant état,
– ordonné le bâtonnement de la partie d’écritures de la société KTR faisant état de la pièce n° 10 ou la citant au besoin, en particulier les pages 8 et 9 de ses conclusions récapitulatives du 21 juin 2023, du paragraphe commençant par « en effet, dans une conversation (…) » jusqu’au visa de la « pièce n° 10 transcription de la conversation KTR/SECH »,
– condamné la société SECH à payer à la société KTR la somme de 40.952.968 FCFP du fait du différentiel des taux d’intérêts,
– condamné la société SECH à payer à la société KTR la somme de 24.761.979 FCFP du fait de l’augmentation du gage d’espèces,
– débouté la société KTR de sa demande de dommages et intérêts pour préjudices moraux et d’image,
– débouté la société SECH de sa demande reconventionnelle tendant à voir relever des faits de concurrence déloyale commis par la société KTR,
– condamné la société SECH à payer à la société KTR la somme de 250.000 FCFP au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
– débouté la société SECH de sa demande au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
– condamné la société SECH aux dépens de l’instance.
Les premiers juges ont retenu en substance :
– que la société SECH détenait à l’époque du montage du projet litigieux le monopole du marché de la distribution et de l’exploitation d’oeuvres de cinéma en salle ;
– que la société SECH avait tenté d’amener la mairie de [Localité 3] et la société Secal à renoncer à leurs engagements envers la société KTR en dénigrant le projet de cette dernière ;
– que la société SECH avait abusivement fait état d’informations relatives au projet litigieux à l’appui de recours contre des décisions prises en faveur de la société KTR ;
– que la société SECH s’est rendue coupable d’un abus de position dominante.
Par requête déposée le 25 septembre 2023, la société SECH a interjeté appel de cette décision.
Aux termes de son mémoire transmis le 13 août 2024, la société SECH demande à la cour de :
– confirmer le jugement entrepris en ce qu’il a déclaré irrecevable la pièce adverse n° 10 et les écritures adverses en faisant état et en ce qu’il a ordonné le bâtonnement de la partie d’écritures de la société KTR faisant état de la pièce n° 10 ou la citant au besoin ;
– réformer le jugement entrepris pour le surplus ;
– dire et juger que la société KTR ne démontre aucune faute incombant à la société SECH ;
– dire et juger que la société KTR ne démontre aucun lien de causalité avec son prétendu préjudice incombant à la société SECH ;
– déclarer les demandes de la société KTR irrecevables et infondées ;
– débouter la société KTR de l’ensemble de ses demandes ;
– relever les faits de concurrence déloyale commis par la société KTR consistant notamment en l’établissement d’un faux intellectuel diffusé auprès de la commune de [Localité 3] et visant à tromper cette dernière sur la viabilité du projet de multiplexe ;
– condamner la société KTR à verser à la société SECH la somme de 750 000 FCFP au titre de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi qu’aux entiers dépens dont distraction au profit du cabinet Plaisant.
Selon conclusions transmises le 28 mai 2024, la société KTR prie la cour de :
– confirmer en toutes ses dispositions le jugement entrepris ;
– condamner la société SECH au paiement d’une somme de 800 000 FCFP au titre des frais irrépétibles.
L’ordonnance de clôture est intervenue le 8 septembre 2024.
Sur ce, la cour,
1) Si dans le dispositif du jugement déféré, il a été indiqué que ce jugement était rendu « en dernier ressort », il n’est pas contesté qu’il s’agit d’une erreur de plume et il n’existe aucun débat sur la recevabilité de l’appel.
2) Les premiers juges ont écarté des débats la transcription d’une conversation produite par la société KTR et constituant sa pièce n° 10, et ordonné la cancellation des extraits de ses conclusions faisant état de cette conversation.
La société KTR ne remet pas en cause cette disposition et ne se réfère pas à cette conversation dans les conclusions soumises à la cour d’appel.
3) La société KTR reproche à la société SECH de s’être livrée à un abus de position dominante au sens de l’article Lp 421-2 du code du commerce en la dénigrant auprès des autorités municipales de la commune de [Localité 3], sur le territorie de laquelle devait être implanté le complexe cinématographique, et des établissements du pool bancaire pressentis pour financer son investissement, et d’avoir commis un recel d’informations confidentielles en faisant usage de documents, propriété de la société KTR. Dès lors qu’elle sollicite la confirmation du jugement qui n’a retenu qu’un préjudice financier, tenant au surcoût du financement de son investissement (différentiel d’intérêts entre les prêts effectivement obtenus et les prêts escomptés, augmentation du gage-espèces), le préjudice dont elle demande la réparation est uniquement lié à l’évolution du montage financier du projet, quelles qu’aient pu les autres conséquences dommageables des agissements litigieux de la société SECH.
Elle lie le durcissement des conditions du financement au retrait de la Banque de Nouvelle-Calédonie, chef de file du pool bancaire, annoncé dans le courant du mois de décembre 2017, sous la pression de la société SECH, en observant que les conditions acceptées par le pool bancaire constitué par l’Agence française de développement, la BNP et la BCI sont moins favorables que celles envisagées par le pool initial constitué de l’Agence française de développement, de la BNC et de la BNP.
4) En dépit de ses dénégations, la société SECH était, lorsque la société KTR a lancé son projet, en situation de monopole sur le marché de l’exploitation des salles de cinéma sur la zone de [Localité 5] voire en Nouvelle-Calédonie puisqu’elle exploitait à [Localité 5] les seules salles de cinéma ouvertes sur le territoire, au sein d’un complexe nommé « CinéCity ». Dans une « note de synthèse sur les projets de multiplexes du grand [Localité 5] » (page 2), la société SECH décrit elle-même un « monopole naturel ».
Les péripéties qui ont entouré l’implantation de la société KTR sur le marché calédonien et ont impliqué l’intervention de l’Autorité de la concurrence de la Nouvelle-Calédonie et de la cour d’appel de Paris, devant lesquelles la société SECH a contesté les modalités de l’intervention des pouvoirs publics locaux et de la Société d’aménagement de la Nouvelle-Calédonie, celle du tribunal administratif de Paris puis du tribunal administratif de Nouméa devant lesquels la société SECH a contesté l’agrément fiscal accordé à la société KTR et le refus qui lui avait été opposé, illustrent l’hostilité de la société SECH à l’arrivée d’un concurrent.
5) Les démarches entreprises par la société SECH auprès de la municipalité de [Localité 3] et la Secal pour les persuader d’évincer sa concurrente, que les premiers juges ont pris le soin de relater, ne retiendront pas la cour dans la mesure où la société KTR n’établit pas un lien de causalité entre ces pressions d’une part, le retrait de la BNC et le durcissement ultérieur des conditions d’intervention du pool bancaire qui a effectivement financé l’implantation du complexe d’autre part ; la société KTR ne fournit dans ses conclusions aucune explication sur ce point.
En l’absence d’un lien de causalité entre les agissements et le préjudice allégué, ces éventuels comportements fautifs ne sont pas de nature à engager la responsabilité civile de la société SECH.
6) De même, la société KTR n’explicite pas le lien de causalité qui existerait entre le recel de son « mémo investisseur » et le préjudice financier dont elle se plaint. En effet, elle ne prétend pas, ni a fortiori ne démontre que la communication de ce document aurait convaincu la BNC, chef de file du pool bancaire initialement pressenti, de se retirer du projet.
Ce recel dénoncé par l’intimée ne peut pas davantage fonder l’action en responsabilité de la société KTR, telle qu’elle est soumise à la cour.
7) S’agissant des interventions de la société SECH auprès des établissements bancaires, le dossier révèle que :
– Pour contrecarrer le projet de sa concurrente, la société SECH a fait part de son intention d’ouvrir un complexe sur la commune du [Localité 4]. A cet effet, elle a déposé, le 6 juin 2017, une demande d’agrément auprès de la direction générale des finances publiques afin de bénéficier d’un régime d’aide à l’investissement et elle s’est notamment rapprochée de la BNC pour trouver un financement.
– Parallèlement, elle a adressé, ainsi qu’elle l’a reconnu dans son mémoire daté du 5 mars 2019 (page 32) à l’appui de son recours contre l’agrément accordé à la société KTR, à la Caisse des dépôts et consignations, qui était partie prenante dans le montage financier décrit par la BNC dans sa proposition de financement du 21 août 2017, une note de synthèse datée du 28 septembre 2017 dans laquelle elle dénonçait l’absence de viabilité du projet de la société KTR, jugé « hégémonique et hostile », contestait le soutien « anormal » apporté par la mairie de [Localité 3], la Caisse des dépôts et consignations ou la Secal, stigmatisait l’absence de risques financiers pris par les « associés majoritaires » de la société KTR, MM. [Z] et [W] », qui « ne semblent pas apporter de fonds propres » ou « n’investissent peu ou pas dans cette opération ».
– Les dirigeants de la société SECH ont également tenté de convaincre les investisseurs locaux qui devaient soutenir le projet au travers d’une société dénommée Cininvest, du défaut de viabilité du projet MK2 (attestation de M. [O] – annexe n° 25 de l’intimée).
– Elle a contesté devant les juridictions administratives le refus d’agrément fiscal notifié le 6 février 2019 ainsi que la « décision d’agrément » prise le 19 novembre 2018 par le ministre de l’action et des comptes publics en faveur de la société KTR immo.
– L’existence de ce recours a été portée à la connaissance des établissements bancaires pressentis pour financer le projet de la société KTR, dans des circonstances que la cour ne peut déterminer. Ce recours a fait une impression telle que « les prêteurs (AFD, BNPP, BCI) et la CDC se sont mis d’accord (…) pour la mise en oeuvre des actions suivantes :
– obtention de l’avis juridique du conseil des promoteurs (cabinet FMA) sur la recevabilité de la requête et ses conséquences éventuelles sur le projet
– obtention d’une opinion juridique sur le même sujet émise par un cabinet d’avocats sélectionné d’un accord par les prêteurs
– communication des documents et informations permettant d’être assurés que l’ensemble des acteurs liés au dossier ont été informés de l’existence de cette action en justice dans un souci de transparence (notamment les investisseurs fiscaux et le garant IFCIC et les investisseurs regroupés au sein de Cininvest) …
– point BNPP : obtention préalablement à la réalisation des virements transmis à BNPP par Promociné d’une attestation de Cininvest précisant qu’ils ont connaissance de la requête et de l’absence actuelle de bouclage du plan de financement » (courriel de l’Agence française de développement du 14 octobre 2019).
Par ces motifs
La cour,
Infirme le jugement entrepris en ce qu’il a condamné la société SECH à payer à la société KTR la somme de 40.952.968 FCFP du fait du différentiel des taux d’intérêts et celle de 24.761.979 FCFP du fait de l’augmentation du gage d’espèces ;
Statuant à nouveau sur l’indemnisation du préjudice,
Condamne la société SECH à payer à la société KTR une indemnité de 10.000.000 FCFP en réparation de son préjudice consécutif au durcissement des conditions financières ;
Confirme pour le surplus le jugement entrepris ;
Condamne la société SECH à payer à la société KTR une indemnité complémentaire de 400.000 FCFP sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;
Condamne la société SECH aux dépens d’appel.
Le greffier, Le président.
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