Rupture de contrat et reconnaissance de harcèlement moral dans un contexte professionnel complexe

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Rupture de contrat et reconnaissance de harcèlement moral dans un contexte professionnel complexe

L’Essentiel : La société Eptica-Lingway, spécialisée dans l’édition de logiciels linguistiques, a vu M. [U] [F] évoluer de responsable de ressources linguistiques à directeur technique. En mai 2016, il a démissionné, dénonçant des conditions de travail difficiles. Après avoir saisi le conseil de prud’hommes pour harcèlement moral et discrimination, le jugement du 17 février 2022 a requalifié sa démission en prise d’acte, entraînant une indemnité de 28 224 euros. En appel, la cour a reconnu le harcèlement moral, condamnant Eptica-Lingway à verser 130 232,35 euros en indemnités et dommages-intérêts, ainsi qu’à des intérêts sur ces créances.

Présentation de la société Eptica-Lingway

La société Eptica-Lingway est une société par actions simplifiée (SAS) immatriculée au registre du commerce et des sociétés de Nanterre. Elle se spécialise dans l’édition et la distribution de logiciels linguistiques et documentaires destinés aux entreprises. À l’époque de la rupture de la relation de travail, elle employait 7 salariés.

Parcours professionnel de M. [U] [F]

M. [U] [F] a été engagé par la société Erli en 1998 en tant que responsable de ressources linguistiques. Son contrat a été transféré à la société Lexiquest, devenue Lingway, puis à Eptica-Lingway en 2012. À la fin de sa carrière, il occupait le poste de directeur technique (CTO) et percevait un salaire de 7 056 euros par mois, avec une part variable.

Contexte de la rupture de la relation de travail

En décembre 2015, la société Eptica-Lingway a convoqué M. [U] [F] à un entretien préalable à une sanction disciplinaire, qui a été annulé en raison d’un arrêt maladie. En mai 2016, M. [U] [F] a présenté une démission motivée, exprimant son désaccord avec la politique de l’entreprise et les conditions de travail difficiles qu’il subissait.

Actions judiciaires de M. [U] [F]

M. [U] [F] a saisi le conseil de prud’hommes de Boulogne-Billancourt en juillet 2016, demandant la reconnaissance d’une situation de harcèlement moral et de discrimination, ainsi que la requalification de sa démission en prise d’acte produisant les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Jugement du conseil de prud’hommes

Le jugement rendu le 17 février 2022 a débouté M. [U] [F] de ses demandes de discrimination et de harcèlement, tout en requalifiant sa démission en prise d’acte produisant les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse. La société Eptica-Lingway a été condamnée à verser une indemnité de 28 224 euros.

Appels des parties

La société Eptica-Lingway a interjeté appel du jugement, demandant la confirmation de certains points tout en contestant la requalification de la démission. M. [U] [F] a également interjeté appel, demandant la reconnaissance de la société Eptica comme co-employeur et la reconnaissance de harcèlement et de discrimination.

Décision de la cour d’appel

La cour a infirmé en partie le jugement du conseil de prud’hommes, reconnaissant M. [U] [F] comme victime de harcèlement moral et requalifiant sa démission en prise d’acte de rupture avec les effets d’un licenciement nul. La société Eptica-Lingway a été condamnée à verser des indemnités pour harcèlement moral, indemnité conventionnelle de licenciement et dommages-intérêts liés à la nullité de la rupture.

Conséquences financières

M. [U] [F] a été accordé 16 000 euros pour harcèlement moral, 64 232,35 euros pour indemnité de licenciement, et 50 000 euros pour la nullité de la rupture. La société a également été condamnée à payer des intérêts sur ces créances.

Q/R juridiques soulevées :

Quelles sont les conditions pour établir une situation de co-emploi entre deux sociétés ?

La notion de co-emploi implique que, au-delà d’un simple lien de subordination, une société appartenant à un groupe puisse être considérée comme co-employeur d’un salarié d’une autre société du même groupe.

Pour qu’une telle situation soit reconnue, il est nécessaire de démontrer :

1. **Immixtion permanente** : Il doit exister une immixtion permanente de la société dans la gestion économique et sociale de l’autre société, entraînant une perte totale d’autonomie de cette dernière.

2. **Confusion d’intérêts** : La confusion d’intérêts, d’activités et de direction doit être manifeste, ce qui implique que les décisions prises le soient au seul profit du groupe.

3. **Contrôle effectif** : Le contrôle d’une société sur une autre ne suffit pas ; il doit s’agir d’une prise en main complète, où le dirigeant de la société n’a plus de pouvoir effectif.

Ces principes sont illustrés par la jurisprudence, notamment par l’arrêt de la Cour de cassation du 25 novembre 2020 (18-13769), qui précise que la perte d’autonomie d’une filiale n’existe que si son dirigeant est entièrement soumis aux directives du groupe.

Quels sont les éléments constitutifs du harcèlement moral au travail ?

Le harcèlement moral est défini par l’article L. 1152-1 du Code du travail, qui stipule qu’aucun salarié ne doit subir des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail.

Pour établir l’existence d’un harcèlement moral, il faut :

1. **Agissements répétés** : Le salarié doit prouver des faits qui permettent de présumer l’existence d’un harcèlement.

2. **Impact sur la santé** : Ces agissements doivent avoir pour effet de porter atteinte à la dignité du salarié, d’altérer sa santé physique ou mentale, ou de compromettre son avenir professionnel.

3. **Charge de la preuve** : Une fois que le salarié a établi des éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement, il incombe à l’employeur de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs de harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute situation de harcèlement.

Ces dispositions sont renforcées par l’article L. 1154-1 du Code du travail, qui précise que le salarié doit établir des faits permettant de présumer l’existence d’un harcèlement.

Comment une démission peut-elle être requalifiée en prise d’acte de rupture ?

La démission est un acte unilatéral par lequel le salarié manifeste sa volonté de mettre fin à son contrat de travail. Cependant, si le salarié remet en cause cette démission en raison de faits imputables à son employeur, le juge peut requalifier cette démission en prise d’acte de rupture.

Pour cela, il faut que :

1. **Éléments de preuve** : Le salarié établisse des faits suffisamment graves qui rendent impossible la poursuite du contrat de travail.

2. **Équivoque de la démission** : Si la démission est jugée équivoque, elle peut être analysée comme une prise d’acte produisant les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse.

3. **Manquements de l’employeur** : Les manquements de l’employeur doivent être suffisamment graves pour justifier cette requalification.

Cette analyse est fondée sur la jurisprudence, qui considère que la démission peut être requalifiée si des circonstances antérieures ou contemporaines à la démission montrent que celle-ci était équivoque.

Quelles sont les conséquences financières d’une requalification de démission en licenciement sans cause réelle et sérieuse ?

Lorsqu’une démission est requalifiée en licenciement sans cause réelle et sérieuse, plusieurs conséquences financières peuvent en découler pour l’employeur :

1. **Indemnité de licenciement** : Selon l’article L. 1234-9 du Code du travail, le salarié a droit à une indemnité de licenciement, dont le montant est déterminé par la convention collective applicable ou par les dispositions légales.

2. **Dommages-intérêts** : Le salarié peut également demander des dommages-intérêts pour le préjudice subi en raison de la rupture abusive de son contrat de travail. L’article L. 1235-3-1 du Code du travail précise que cette indemnité ne peut être inférieure aux salaires des six derniers mois.

3. **Intérêts sur les créances** : Les condamnations au paiement de créances de nature salariale portent intérêts au taux légal à compter de la réception par l’employeur de la convocation devant le bureau de conciliation du conseil de prud’hommes.

Ces dispositions visent à protéger les droits des salariés et à garantir une réparation adéquate en cas de rupture abusive de leur contrat de travail.

COUR D’APPEL

DE

VERSAILLES

Code nac : 80A

Chambre sociale 4-3

ARRÊT N°

CONTRADICTOIRE

DU 13 JANVIER 2025

N° RG 22/00907 –

N° Portalis DBV3-V-B7G-VCQR

AFFAIRE :

S.A.S. EPTICA LINGWAY

C/

[H] [U] [F]

Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 17 Février 2022 par le Conseil de Prud’hommes de BOULOGNE BILLANCOURT

N° Section : E

N° RG : F 20/01154

Copies exécutoires et certifiées conformes délivrées à :

Me Martine DUPUIS

Me Céline FABIE VERDIER

le :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

LE TREIZE JANVIER DEUX MILLE VINGT CINQ,

La cour d’appel de Versailles a rendu l’arrêt suivant dans l’affaire entre :

S.A.S. EPTICA LINGWAY

immatriculée au registre du commerce et des sociétés de Nanterre sous le numéro 789 462 850

prise en la personne de son représentant légal

[Adresse 2]

[Localité 3]

Intimé dans le dossier RG N° 22/00982

Représentant : Me Martine DUPUIS de la SELARL LX PARIS- VERSAILLES- REIMS, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 625;

Plaidant: Me Julien GOUWY de la SELARL CAPSTAN OUEST, avocat au barreau de NANTES

S.A.S.U. EPTICA

immatriculée au registre du commerce et des sociétés de Nanterre sous le numéro 438 993 966

prise en la personne de son représentant légal

[Adresse 2]

[Localité 3]

Représentant : Me Martine DUPUIS de la SELARL LX PARIS- VERSAILLES- REIMS, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire 625;

Plaidant: Me Julien GOUWY de la SELARL CAPSTAN OUEST, avocat au barreau de NANTES

APPELANTES

****************

Monsieur [H] [U] [F]

né le 30 mars 1965 à [Localité 5]

[Adresse 1]

[Localité 4]

Appelant dans le dossier RG N° 22/00982

Représentant : Me Céline FABIE VERDIER, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : C1897

INTIMÉ

****************

Composition de la cour :

L’affaire a été débattue à l’audience publique du 12 novembre 2024, Madame Laurence SINQUIN, présidente ayant été entendu en son rapport, devant la cour composée de :

Madame Laurence SINQUIN, Présidente,

Mme Florence SCHARRE, Conseillère,

Madame Aurélie GAILLOTTE, Conseillère,

qui en ont délibéré,

Greffier lors des débats : Madame Angeline SZEWCZIKOWSKI,

Adjoint administratif faisant fonction de greffier lors du prononcé : Madame Patricia GERARD

FAITS ET PROCÉDURE

La société Eptica-Lingway est une société par actions simplifiée (SAS) immatriculée au registre du commerce et des sociétés (RCS) de Nanterre sous le n° 789 462 850.

La société Eptica-Lingway a pour activités l’édition et la distribution de logiciels linguistiques et documentaires destinés aux entreprises et aux professionnels.

Elle emploie moins de 11 salariés, plus précisément 7 salariés au moment de la rupture de la relation de travail.

Par contrat à durée indéterminée à temps complet, M. [H] [U] [F] a été engagé par la société Erli, en qualité de responsable de ressources linguistiques, à compter du 22 juin 1998 et avec reprise d’ancienneté au 1er octobre 1989. Le contrat travail a ensuite été transféré à la société Lexiquest, devenue la société Lingway, le 5 septembre 2001. En 2012, la société Lingway a fait l’objet d’une reprise par les actionnaires de la société Eptiqua et la société Lingway est devenue la société EpticaLingway.

A cette date, Monsieur [U] [F] occupait un poste de directeur de projet recherche-développement et en janvier 2014, il lui a été proposé un poste de directeur technique (ou CTO) de la business unit LEA au sein de la société Eptica-Lingway.

Au dernier état de la relation de travail, M. [U] [F] exerçait les fonctions de directeur technique (« CTO ») à la tête de l’équipe de recherche et développement de la société Eptica-Lingway.

En contrepartie, M. [U] [F] percevait un salaire de base évalué par le CPH de Boulogne-Billancourt à la somme de 7 056 euros par mois, assorti d’une part variable de rémunération.

Les relations contractuelles étaient régies par les dispositions de la convention collective nationale des bureaux d’études techniques, des cabinets d’ingénieurs-conseils et des sociétés de conseils.

Par courrier recommandé avec accusé de réception en date du 4 décembre 2015, la société Eptica-Lingway a convoqué M. [U] [F] à un entretien préalable à une éventuelle sanction disciplinaire, initialement prévu le 11 décembre 2015.

Du 14 au 23 décembre 2015, M. [U] [F] a été placé en arrêt de travail pour cause de maladie.

Par courrier recommandé avec accusé de réception en date du 22 décembre 2015, la société Eptica-Lingway a notifié à M. [U] [F] l’annulation de l’entretien préalable et l’abandon des poursuites disciplinaires.

Par courrier simple en date du 21 mai 2016, M. [U] [F] a transmis une « démission motivée » Le salarié commence sa lettre par « Monsieur, je vous prie de bien vouloir excuser la forme officielle de la présente, mais la situation dans laquelle je me trouve aujourd’hui le nécessite. » Il décrit ensuite son désaccord sur la politique engagée par la société Eptica concernant le dossier d’innovation ODISEA, en concluant « Cette indifférence s’inscrit dans un isolement plus large des salariés Eptica-Lingway par rapport à Eptica : absence de moyens humains et techniques malgré les promesses, absence de mise en ‘uvre de la business unit comme annoncé, absence de soutien commercial et marketing d’Eptica malgré ce qui était prévu ».

Il développe ensuite les effets de cette situation « à titre personnel et en synthèse » :

« L’année 2015 a été particulièrement éprouvante car les conséquences de cette indifférence ont engendré de fortes perturbations dans l’exercice de mes fonctions et dans ma vie privée. J’ai, en particulier, dû surveiller quotidiennement les serveurs de production et intervenir y compris le week-end pour les redémarrer. Cette contrainte venait s’ajouter à mes autres missions « officielles », d’une part, de directeur technique qui couvrait aussi la formation, le support, les actions d’avant et après-vente, le développement et le management de la linguiste, et d’autre part, de directeur innovation d’Eptica .

Dès lors j’ai été amené à prévenir la direction des risques engendrés par une telle gestion des moyens. Pour autant, malgré le surmenage, j’ai toujours tenu mon poste afin de ne pas mettre en péril l’activité.

Cette situation est d’autant plus difficilement supportable que ma rémunération fixe n’a jamais été réévaluée depuis 2012 malgré mon investissement total et de nombreuses heures supplémentaires effectuées pour pallier le manque de moyens.

Est-ce une conséquence de la manifestation de mon insatisfaction mais, le 4 décembre 2015, j’ai reçu une convocation pour un entretien préalable à une sanction envisagée par Eptica-Lingway à mon encontre. Cet entretien devait se tenir le 11 décembre 2015. Or, le 10 décembre 2015, il m’a été indiqué oralement que l’entretien disciplinaire prévu le lendemain était «annulé». J’ai dénoncé la situation par courrier du 13 décembre 2015 afin d’avoir confirmation écrite de l’annulation de cette procédure. J’ai dû attendre le 22 décembre 2015 pour l’obtenir.

Le 15 janvier 2016, j’ai été profondément surpris par l’orientation de l’entretien annuel d’évaluation qui était très critique malgré mon investissement dans des conditions de travail difficiles et connues de ma direction. Aussi le document d’évaluation qui a suivi, reçu le 9 février 2016, n’était tout simplement pas acceptable. Il m’a profondément heurté. J’ai donc pris le temps de la réflexion. Le Corporate Meeting du 25 février 2016 m’a conforté dans mon ressenti.

Aussi le même jour, j’ai adressé à Madame [S] la contestation de mon évaluation.

Dans cette contestation, je fais apparaître mon désarroi du fait d’un manque de moyens chroniques qui met le système en danger, qui crée une surcharge de travail et un stress négatif. J’ai par ailleurs dénoncé le fait que mes fonctions et ma rémunération étaient modifiées substantiellement avec le retrait de la dimension « innovation Eptica » de mon poste à compter du 20 juillet 2016. Cette rétrogradation n’est en effet pas admissible.

En outre j’y ai formalisé ma candidature au poste de CTO d’Eptica car je n’avais jamais été reçu officiellement malgré l’intérêt que j’avais manifesté en juin 2015 auprès de vous.

Si j’ai été à nouveau reçu le 9 mars 2016 pour la partie évaluation, j’ai dû attendre le 4 mai 2016 pour découvrir que Madame [S] n’entendait prendre en considération que peu des points soulevés. Ma rétrogradation était quant à elle confirmée.

Concernant ma candidature au poste de CTO d’Eptica, j’ai été reçu le 29 mars par Madame [I] et Monsieur [L]. Pour autant, cet entretien était de pure forme puisque le 8 avril 2016 nous apprenions officiellement qu’une personne avait été retenue et arrivée le 18 avril 2016 à son poste de CTO . Indéniablement j’ai été reçu alors qu’une autre personne extérieure à l’entreprise avait déjà été recrutée. Dès lors, les arguments avancés pour justifier le rejet de ma candidature son purement fallacieux.

Cette mise à l’écart aurait certainement été évitée si la société Eptica avait assumé l’unité économique et sociale qui existe pourtant bien dans les faits entre les deux structures : plate-forme commune, car technique commun (Xtirp, les dictionnaires), liens hiérarchiques communs, RH commun, convention collective commune, facturation et comptabilité commune, locaux communs, le noyau technologique elle appartient à Eptica’

En tout état de cause, mes conditions de travail et ma rétrogradation empêchent la poursuite de mon contrat de travail. Aussi par la présente, je suis contrainte de vous présenter ma démission motivée à compter de ce jour’ »

Par courrier remis en main propre le 7 juin 2016, la société Eptica-Lingway a pris acte de la démission de M. [U] [F].

Le 21 août 2016, M. [U] [F] est sorti des effectifs de la société Eptica-Lingway à l’issue de son préavis.

Par requête introductive reçue au greffe le 29 juillet 2016, M. [U] [F] a saisi le conseil de prud’hommes de Boulogne-Billancourt d’une demande tendant à ce que soit reconnue l’existence d’une situation de harcèlement moral et de discrimination à son encontre, et à ce que sa démission soit requalifiée en prise d’acte produisant les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Par jugement rendu le 17 février 2022, auquel renvoie la cour pour l’exposé des demandes initiales des parties et de la procédure antérieure, le conseil de prud’hommes de Boulogne-Billancourt a :

– dit que la société Eptica n’est pas le co-employeur du demandeur ;

– débouté M. [U] [F] de ses demandes en discrimination et harcèlement ainsi que de la demande en nullité du licenciement ;

– dit que la démission du demandeur est motivée et a requalifié celle-ci en prise d’acte produisant les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse ;

– condamné la société Eptica-Lingway au versement d’une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse à hauteur de 28 224 euros soit 4 mois de salaires bruts ;

– condamné le défendeur aux dépens et au paiement de l’article 700 du code de procédure civile à hauteur de 1 000 euros ;

– débouté le requérant de sa demande d’exécution provisoire.

Par déclaration d’appel reçue au greffe le 18 mars 2022, la société Eptica-Lingway a interjeté appel de ce jugement (RG n° 22/00907).

Par une seconde déclaration d’appel reçue au greffe ultérieurement, la société Eptica a interjeté appel à l’encontre du même jugement (RG n° 22/00982).

La jonction des affaires enregistrées sous les numéros 22/00907 et 22/00982 a été prononcée le 25 septembre 2024.

La clôture de l’instruction a été prononcée le 23 octobre 2024.

MOYENS ET PRÉTENTIONS

Par dernières conclusions remises au greffe et notifiées par le RPVA le 7 octobre 2024, auxquelles il est renvoyé pour l’exposé des moyens et prétentions conformément aux dispositions de l’article 455 du code de procédure civile, les sociétés Eptica-Lingway et Eptica, appelantes et intimées à titre incident, demandent à la cour de :

– déclarer recevables et bien fondées les sociétés Eptica Lingway et Eptica en leur appel principal et incident ;

Y faisant droit,

– confirmer le jugement rendu par le conseil de prud’hommes de Boulogne-Billancourt en date du jeudi 17 février 2022 en ce qu’il a :

* dit que la société Eptica n’est pas le co-employeur du demandeur ;

* débouté M. [U] [F] de ses demandes en discrimination et harcèlement ainsi que de la demande en nullité du licenciement.

– infirmer le jugement rendu par le conseil de prud’hommes de Boulogne-Billancourt en date du jeudi 17 février 2022 en ce qu’il a :

* dit que la démission du demandeur est motivée et requalifié celle-ci en prise d’acte produisant les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse ;

* condamné la société Eptica-Lingway au versement d’une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse à hauteur de 28 224,00 euros, soit 4 mois de salaires brut ;

* condamné le défendeur aux dépens et au paiement de l’article 700 du code de procédure civile à hauteur de 1 000 euros ;

* débouté la société Eptica-Lingway de sa demande au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Statuant à nouveau,

A titre principal :

– débouter M. [U] [F] de l’ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;

– condamner M. [U] [F] à verser à la société Eptica-Lingway la somme de 4 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile et aux dépens ;

A titre subsidiaire :

– débouter M. [U] [F] de sa demande de dommages-intérêts liée au harcèlement moral, et à défaut FIXER cette demande au seul préjudice subi et démontré ;

– débouter M. [U] [F] de sa demande de dommages-intérêts liée à la discrimination, et à défaut fixer cette demande au seul préjudice subi et démontré ;

– limiter les dommages-intérêts alloués au titre du licenciement nul et les fixer à la somme de

42 336 euros bruts ;

– fixer le montant de l’indemnité conventionnelle de licenciement à la somme de 43 035,88 euros ;

– débouter et à défaut réduire le montant alloué au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;

A titre infiniment subsidiaire :

– fixer le montant de l’indemnité conventionnelle de licenciement à la somme de 64 232,65 euros ;

En tout état de cause :

– débouter M. [U] [F] de l’ensemble de ses demandes contraires au présent dispositif;

– condamner M. [U] [F] à verser à la société Eptica-Lingway et Eptica la somme de

4 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile et aux dépens.

Par dernières conclusions remises au greffe et notifiées par le RPVA le 9 octobre 2024, auxquelles il est renvoyé pour l’exposé des moyens conformément aux dispositions de l’article 455 du code de procédure civile, M. [U] [F], intimé et appelant à titre incident, demande à la cour de :

– dire recevable l’appel interjeté par M. [U] [F] ;

– confirmer le jugement du conseil de prud’hommes de Boulogne-Billancourt du 17 février 2022 en ce qu’il a requalifié la démission motivée du salarié en prise d’acte de rupture et condamné la société Eptica à un article 700 de 1 000 euros ;

– infirmer le jugement du conseil de prud’hommes de Boulogne-Billancourt du 17 février 2022 en toutes ses autres dispositions ;

Et statuant à nouveau :

– dire et juger M. [H] [U] [F] bien fondé en ses demandes ;

En conséquence :

– dire et juger la société Eptica co-employeur du salarié ;

– dire et juger que le salarié a été victime de discrimination fondée sur l’âge ;

– dire et juger que le salarié a été victime de harcèlement démissionnaire ;

– dire et juger que la démission motivée doit être requalifiée en prise d’acte, puis en licenciement nul à titre principal et comme licenciement sans cause réelle et sérieuse à titre subsidiaire ;

En conséquence :

– condamner solidairement les sociétés à verser au salarié une indemnité conventionnelle de

70 301 euros ;

– condamner solidairement les sociétés à verser au salarié des dommages-intérêts du fait de la discrimination subie : 47 394 euros ;

– condamner solidairement les sociétés à verser au salarié des dommages-intérêts du fait du harcèlement moral subi : 47 394 euros ;

– condamner solidairement les sociétés à verser au salarié des dommages-intérêts du fait de la nullité du licenciement : 142 182 euros ;

– condamner solidairement les sociétés à verser au salarié 5 000 euros en vertu de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi que les entiers dépens ;

– ordonner la capitalisation des intérêts ;

– débouter les sociétés de leur demande au titre de l’article 700 du code de procédure civile et des intérêts afférent.

MOTIFS

Sur le co-emploi

Hors l’existence d’un lien de subordination, une société faisant partie d’un groupe ne peut être qualifiée de co-employeur du personnel employé par une autre que s’il existe, au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant à un même groupe et de l’état de domination économique que cette appartenance peut engendrer, une immixtion permanente de cette société dans la gestion économique et sociale de la société employeur, conduisant à la perte totale d’autonomie d’action de cette dernière. (Cass 25 novembre 2020, 18-13769)

Ainsi outre la confusion d’intérêts, d’activités et de direction se manifestant par une immixtion dans la gestion économique et sociale d’une société du groupe (Cass. soc., 2 juill. 2014, no 13-15.208 ; Cass. soc., 6 juill. 2016, no 14-26.541), il est nécessaire pour que le juge puisse reconnaître une situation de co-emploi qu’il constate la perte d’autonomie de la société.

Le seul contrôle d’une société sur une autre ne suffit pas à établir l’existence du pouvoir de direction sur le personnel de cette dernière. Il doit s’agir véritablement d’une complète prise en mains. Ainsi, l’étroitesse des liens économiques qui existent entre une société-mère et une filiale doit conduire à une seule unité économique par laquelle la société-mère assure une politique économique commune et un contrôle effectif sur les autres sociétés (Cass. soc., 1er juin 1988, no 86-40.174).

La perte d’autonomie d’une filiale n’existe que si le dirigeant de la société ne dispose plus d’aucun pouvoir effectif et se trouve entièrement soumis aux instructions et directives de la direction du groupe et surtout que les décisions prises le soient au seul profit du groupe (Cass. soc., 30 nov. 2011, no 10-22.964).

Au soutien de sa demande de prise d’acte fondée sur un harcèlement motivée par une discrimination liée à l’âge, le salarié, invoque en premier lieu une situation de co-emploi avec la société Eptica.

Il prétend que la société Eptica-Lingway n’a pas d’existence propre puisque les noyaux technologiques de la société appartiennent à la société Eptica, qu’elles ont un c’ur technique commun, des liens hiérarchiques communs, des ressources humaines communes, réalisent une facturation et une comptabilité communes, ont des locaux communs et appliquent la même convention collective. Il fait valoir que la société Eptica-Lingway n’a plus d’existence propre aujourd’hui puisqu’il n’est pas contesté qu’elle n’a plus de salariés alors que ses produits existent encore.

Il transmet pour démontrer l’existence de ce co-emploi, un mail d’invitation à la réunion Company Meeting du 22 février 2016 qui atteste que les salariés de la société Eptica-Lingway étaient invités aux réunions de la société Eptica. Il transmet son contrat de travail et prétend que la société Eptica prenait en charge son salaire. Il considère avoir été Directeur Innovation dans la société Eptica jusqu’à sa rétrogradation en juillet 2016.

La société Eptica-Lingway conteste toute situation de co-emploi et soutient que l’existence d’activités support au niveau de la direction de l’administration, de la comptabilité, des finances et des ressources humaines assurées par la société mère, la société Eptica, ne caractérise pas une situation de co-emploi dès lors que les deux sociétés exercent des activités et poursuivent des intérêts distincts. Elle produit les bulletins de salaire de Monsieur [U] [F] et la convention de refacturation entre les entreprises du groupe pour 2015 qui attestent du fait que ses salaires étaient bien versés par la société Eptica-Lingway même si elle ne conteste pas que le salarié ait pu être missionné pour certains projets au sein de la société Eptica et que la situation ait pu générer des reversements comptables. La société Eptica-Lingway justifie par les conventions de refacturation au sein du groupe en 2015 et 2016 de l’autonomie financière de chacune des entités. Elle produit des mails de juillet 2016 justifiant de l’affectation provisoire de M. [U] [F] sur le projet Odisea rattaché à la société Eptica.

La cour constate au vu des pièces versées par les parties que les extraits Kbis des sociétés, même s’ils révèlent une adresse de siège commune et une présidence commune, relèvent deux activités principales distinctes. La société Eptica a pour activité la réalisation d’études, de logiciels, de systèmes d’information, des bases de données, de conseils de formation et d’assistance aux entreprises et organisations, de fourniture de données et de création de sites Internet. La société Eptica-Lingway a une activité de prestation de services en ingénierie linguistique et documentaire et de fourniture de logiciels associés.

L’organigramme du groupe en 2017 démontre l’existence d’une filiale autonome en personnel puisque composée de six personnes. Seul le directeur groupe, M. [X], occupe des fonctions en hiérarchie sur les deux entités.

Aucun document ne permet comme le soutient le salarié de démontrer l’absence d’autonomie financière d’autant que la société transmet les conventions de refacturation entre les sociétés du groupe Eptica dont les termes permettent clairement de déterminer le cadre dans lequel s’effectuent les transferts de charges, de frais et autres implications financières entre société-mère et filiales.

Les documents produits par la société démontrent la collaboration de M. [U] [F] dans le cadre de projets bien circonscrits (ODISEA ou sur la BU LEA) au sein de la société Eptica avec un transfert de charges prédéterminé.

Enfin, rien ne démontre que l’absence de salariés au sein de la société Eptica-Lingway en 2022 soit corrélative avec une situation de co-emploi du salarié en 2016.

Les éléments transmis par les parties ne démontrent pas l’existence d’une immixtion permanente de la société Eptica dans la société Eptica-Lingway conduisant à la perte totale de son autonomie d’action. Le jugement prud’homal sera donc confirmé.

Sur le harcèlement, la discrimination liée à l’âge

Aux termes de l’article L. 1132-1 du code du travail, dans sa rédaction issue de la loi n°2017-256 du 28 février 2017, aucune personne ne peut être écartée d’une procédure de recrutement ou de l’accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, telle que définie à l’article 1er de la loi n°2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations, notamment en matière de rémunération, au sens de l’article L. 3221-3, de mesures d’intéressement ou de distribution d’actions, de formation, de reclassement, d’affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat, en raison de son origine, de son sexe, de ses m’urs, de son orientation sexuelle, de son identité de genre, de son âge, de sa situation de famille ou de sa grossesse, de ses caractéristiques génétiques, de la particulière vulnérabilité résultant de sa situation économique, apparente ou connue de son auteur, de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une prétendue race, de ses opinions politiques, de ses activités syndicales ou mutualistes, de ses convictions religieuses, de son apparence physique, de son nom de famille, de son lieu de résidence ou de sa domiciliation bancaire, ou en raison de son état de santé, de sa perte d’autonomie ou de son handicap, de sa capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français.

L’article L. 1134-1 du code du travail dispose qu’en cas de litige, le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte telle que définie à l’article 1er de la loi n°2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations et il incombe à la partie défenderesse, au vu de ces éléments, de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination, le juge formant sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles.

En application de l’article L.1152-1 du code du travail, aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ;

Lorsque survient un litige relatif à des faits de harcèlement au sens de l’article L 1152 – 1 du code du travail, le salarié établit, conformément à l’article L 1154 – 1 du code du travail, des faits qui permettent de présumer l’existence d’un harcèlement ;

Au vu de ces éléments, il appartient à l’employeur de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

Outre le co-emploi pour lequel la cour a confirmé la décision prud’homale, le salarié invoque plusieurs agissements qui caractérisent selon lui à « un harcèlement moral démissionnaire motivé par une discrimination liée à l’âge ». Il fait valoir que :

– La société n’a jamais pris les mesures nécessaires à la prévention de sa santé malgré plusieurs alertes ;

– En juillet/août 2015, à la fin du projet ODISAE, il a subi une importante rétrogradation impactant sa rémunération ;

– En novembre 2015, la société tentait de lui imposer un contrat de travail ne reprenant pas son ancienneté, avec une définition de poste ne correspondant pas à la réalité de l’étendue de ses fonctions, ne faisant pas apparaître Eptica comme employeur, et faisant apparaître des clauses abusives ;

– Il a fait l’objet d’une procédure disciplinaire abusive en décembre 2015 ;

– En février 2016, il a fait l’objet d’une évaluation annuelle négative décorrélée de la réalité de sa situation professionnelle ;

– Et en avril 2016, il a été évincé d’une procédure de recrutement sur un poste pour des raisons

Discriminatoires.

Il produit plusieurs éléments pour étayer ses demandes étant précisé que les mêmes arguments sont produits à l’appui de sa demande de discrimination, de harcèlement moral et sur la demande de requalification de sa démission en prise d’acte de la rupture produisant les effets d’un licenciement nul ou subsidiairement sans cause réelle et sérieuse.

Il reproche à la société de n’avoir pris aucune mesure relativement à son état de santé de n’avoir pas tenu compte des alertes relatives à sa surcharge de travail et l’impact sur son état de santé. Il produit un arrêt de travail sur la période du 14 décembre 2015 au 23 décembre 2015 faisant état « d’anxiété ++ dans une situation décrite comme conflictuelle au travail », la lettre de démission qui parle de ses heures supplémentaires et plusieurs courriels d’intervention technique sur des samedis notamment en décembre 2015 et dimanche comme en février 2016 et son intervention durant les vacances en mars 2016.

Le salarié qui se dit également victime d’une procédure disciplinaire abusive en décembre 2015, produit une demande du 13 décembre 2015 de clarification suite à une convocation à procédure de sanction disciplinaire, le 4 décembre 2015 et dont il justifiera qu’elle a été abandonnée par l’employeur.

Le salarié invoque également en février 2016 une évaluation négative qu’il a été contrainte de contester. Il produit à ce titre le mail du 25 février 2016. Dans ce courriel, il dénonce d’une part l’évaluation de ses objectifs et démontre que l’atteinte partielle de ses objectifs n’est pas avérée concernant l’appréciation de ses performances, il déplore l’analyse qui en est faite alors que son périmètre d’action a été réduit depuis la fin du projet Odisea. Il conteste l’appréciation faite sur le management de son équipe alors que la salariée sous ses ordres est selon lui tout à fait satisfaite de sa contribution. Il relève également plusieurs items sous notés sans explication par l’employeur (exemple : la compréhension des enjeux stratégiques ou l’apprentissage de ses erreurs considérées comme insuffisants).

M. [U] [F] fait état également d’une rétrogradation importante impactant sa rémunération intervenue en juillet 2016 et produit un échange de mail relatif au projet Odisea et à son poste de Directeur Innovation de la société Eptica qui lui a été retiré. Il justifie par la production du projet de contrat de travail établi avant le 1er janvier 2014 que ces fonctions complémentaires n’étaient pas intégrées dans ses nouvelles missions.

Enfin, sur le poste de CTO Innovation, le salarié justifie de sa candidature le 16 mars 2016 et de l’ensemble des éléments relatifs aux démarches d’entretien autour de son recrutement. Il produit le courrier du 8 avril 2016 démontrant la désignation d’un nouveau candidat et son courriel du 17 avril 2016 de contestation dans lequel il reproche à son employeur les démarches fallacieuses.

L’ensemble de ces éléments s’ils ne permettent pas d’étayer la discrimination liée à l’âge invoqué par le salarié, sont de nature néanmoins à laisser présumer l’existence d’un harcèlement moral. Il appartient en conséquence à l’employeur de justifier que les faits invoqués s’expliquent par des éléments objectifs étrangers à toute situation de harcèlement moral.

L’employeur prétend que le certificat médical versé au titre des éléments relatifs à l’état de santé du salarié résulte de ses seules déclarations. Néanmoins, la situation conflictuelle qui y est mentionné est objectivement établie au vu de l’ensemble des contestations nées dans la relation de travail et résumé dans la lettre de démission. La charge de travail alléguée par le salarié est aussi corroborée par les messages démontrant les interventions sur des jours de repos et sur une période de vacances.

Concernant la procédure disciplinaire, la société justifie de ce que l’absence du salarié sur cinq demi-journées entre le 22 novembre et le 7 décembre 2015 pour des cours universitaires n’avait pas été posée sur le logiciel et n’avait pas été validé par le service RH. Les éléments de réponse de la société le 22 décembre 2015 démontre que l’employeur n’a pas entendu poursuivre la procédure disciplinaire. Toutefois le salarié relève que plusieurs autres motifs avaient été évoqués et il justifie qu’en tout état de cause l’employeur connaissait son intervention auprès des instances universitaires. Ainsi l’engagement d’une procédure disciplinaire avant même d’avoir interrogé le salarié disposant d’une ancienneté aussi conséquente que celle du salarié ne peut être considérée comme légitime de la part de l’employeur.

S’agissant de l’évaluation du salarié, le 8 mars 2016, l’employeur en réponse à la contestation de

M. [U] [F] rectifie son évaluation sur les objectifs en considérant qu’ils sont bien atteints sur les performances sur le poste de CTO. Cette erreur qui impacte notamment la rémunération du salarié et qui n’est intervenu que suite à la contestation du salarié apparaît malhonnête d’autant qu’elle s’accompagne d’autres points sur lesquels la position d’évaluateur de l’employeur est sujet à caution. Ainsi lorsque Madame [S] indique que : sur l’item « apprentissage de ses erreurs » considéré comme insuffisant, « l’évaluation n’est pas négative mais indique qu’il y a matière à progresser » ou lorsque le salarié relève l’appréciation négative faite sur le management de son équipe alors que la salariée sous ses ordres est tout à fait satisfaite de sa contribution.

Concernant la candidature au poste de CTO, la réponse de la société intervient le 2 mai 2016. Elle prétend que le poste est ouvert depuis juillet 2015 et que le salarié en a été informé comme l’ensemble des salariés du groupe et qu’en entretien, il a été avisé aussi de l’existence d’une short liste et enfin qu’il a postulé tardivement en mars 2016. L’employeur contrairement à ses affirmations ne démontre pas avoir informé M. [U] [F] de l’ouverture de ce poste en recrutement avant l’entretien du 29 mars 2016. Dans le cadre de son obligation de loyauté, il appartenait à l’employeur d’informer le salarié de ce recrutement dès lors qu’il n’est pas contesté que durant cette période il exerçait depuis plusieurs mois des fonctions de CTO auprès de la société Eptica-Lingway et de Directeur Innovation auprès de la société Eptica .

Pour lui dénier ces dernières fonctions, la société prétend qu’il s’agissait simplement de lui octroyer un titre pour favoriser la communication et avoir « plus de crédibilité » dans les relations avec les clients grands comptes. Avant de lui retirer ses fonctions, l’employeur ne justifie par aucun élément le fait que l’attribution de ses fonctions de Directeur Innovation auprès de la société Eptica ait été provisoire ou comme il le soutient de pur affichage. Ainsi l’employeur ne parvient pas à justifier par des éléments objectifs que la suppression des fonctions de Directeur Innovation au sein de la société Eptica ne soit pas une rétrogradation du salarié.

Après analyse des pièces communiquées par les parties, la cour constate que les éléments pris dans leur ensemble permettent de caractériser la situation de harcèlement alléguée par le salarié et sur ce point la décision prud’homale devra être infirmée.

Sur la prise d’acte

La démission est un acte unilatéral par lequel le salarié manifeste de façon claire et non équivoque sa volonté de mettre fin au contrat de travail.

Lorsque le salarié, sans invoquer un vice du consentement de nature à entraîner l’annulation de la démission, remet en cause celle-ci en raison de faits ou manquements imputables à son employeur, le juge doit, s’il résulte de circonstances antérieures ou contemporaines de la démission qu’à la date à laquelle elle a été donnée, celle-ci était équivoque, l’analyser en une prise d’acte de la rupture qui produit les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse si les faits invoqués la justifiaient ou dans le cas contraire, d’une démission.

Il appartient au salarié d’établir les faits qu’il allègue à l’encontre de l’employeur Eptica.

Les éléments des faits précédemment développés sur le harcèlement moral permettent de considérer qu’il existe des manquements de l’employeur suffisamment graves pour rendre impossible la poursuite du contrat de travail et pour caractériser la prise d’acte de la rupture invoquée par le salarié dans le cadre de sa lettre de démission.

Il sera en conséquence fait droit à la demande du salarié sur ce point et en raison du harcèlement il convient de considérer que la rupture s’analyse en un licenciement nul.

Sur les demandes financières

Il convient d’emblée de rejeter la demande de dommages et intérêts formulés par le salarié au titre de la discrimination dès lors que la cour a rejeté la demande.

Sur la demande de dommages-intérêts au titre du harcèlement moral

M. [U] [F] sollicite la somme de 47 394 € à titre de dommages-intérêts pour harcèlement moral. Au vu des éléments transmis et du contexte particulier lié à la situation de

M. [U] [F] il convient de lui allouer la somme de 16 000 euros.

Sur la demande d’indemnité conventionnelle de licenciement

Pour le salaire de référence il convient de retenir un calcul sur les 12 derniers mois de salaire M. [U] [F] soit la somme de 7411,46 €. M. [U] [F] sollicite un salaire à 7899 € sans justifier de ses calculs.

A la lecture des bulletins de salaire, il apparaît que la moyenne de salaire sur les trois derniers mois est moins favorable au salarié. En conséquence il convient de retenir le salaire mensuel brut de

7411,46 euros tel que déterminé par l’employeur.

Au regard de la convention collective Syntec applicable, l’indemnité de conventionnelle de licenciement doit donc être fixée à la somme de 64 232,35 €.

Sur les dommages-intérêts liés à la rupture.

M. [U] [F] sollicite la somme de 142 182 € à titre de dommages-intérêts du fait du préjudice causé par le licenciement nul. Au regard de l’article L 1235 ‘ 3 ‘ 1 du code du travail applicable dans sa version antérieure au 24 septembre 2017, il est prévu que : « lorsque le juge constate que le licenciement est intervenu en méconnaissance des articles L 1132 ‘ 1, L 1153 ‘ 2, L 1225 ‘ 4 et L 1225 ‘ 5 et que le salarié ne demande pas la poursuite de son contrat de travail et que sa réintégration est impossible, le juge octroie au salarié une indemnité à la charge de l’employeur, qui ne peut être inférieure aux salaires des six derniers mois. Elle est due sans préjudice du paiement du salaire lorsqu’il est dû, qui aurait été perçu pendant la période couverte par la nullité est le cas échéant de l’indemnité de licenciement prévu à l’article L 1234 ‘ 9. »

En l’absence de demande de poursuite du contrat de travail et au regard de l’ancienneté du salarié, de son âge, de ses conditions de retour à l’emploi et du salaire des six derniers mois, il y a lieu d’allouer salariée la somme de 50 000 euros.

Sur les intérêts des créances

Les condamnations au paiement de créances de nature salariale porteront intérêts au taux légal à compter de la réception par la société de la convocation devant le bureau de conciliation du conseil de prud’hommes et les condamnations au paiement de créances indemnitaires porteront intérêts au taux légal à compter de la mise à disposition du présent arrêt.

Il y a lieu d’autoriser la capitalisation des intérêts dans les conditions de l’article 1343-2 du code civil.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant par arrêt contradictoire, en dernier ressort et prononcé par mise à disposition au greffe:

INFIRME le jugement du conseil de prud’hommes de Boulogne-Billancourt sauf en ce qu’il a rejeté les demandes de M. [U] [F] concernant le co-emploi et la discrimination et en ce qu’il a condamné la société à payer à M. [U] [F] la somme de 1000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile et aux dépens ;

Statuant à nouveau et y ajoutant ;

DIT que M. [U] [F] a été victime d’une situation de harcèlement moral ;

REQUALIFIE la démission en prise d’acte de la rupture dont les effets sont ceux d’un licenciement nul ;

CONDAMNE la société Eptica-Lingway à payer à M. [U] [F] la somme de :

‘ 16 000 € à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice lié au harcèlement moral ;

‘ 64 232,35 € à titre d’indemnité conventionnelle de licenciement ;

‘ 50 000 € à titre de dommages et intérêts du fait de la nullité de la rupture ;

DIT que les condamnations au paiement de créances de nature salariale porteront intérêts au taux légal à compter de la réception par la société de la convocation devant le bureau de conciliation du conseil de prud’hommes et que les condamnations au paiement de créances indemnitaires porteront intérêts au taux légal à compter de la mise à disposition du présent arrêt ;

AUTORISE la capitalisation des intérêts dans les conditions de l’article 1343-2 du code civil ;

Vu l’article 700 du code procédure civil ;

CONDAMNE la société Eptica-Lingway à payer à M. [U] [F] la somme de 3000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;

CONDAMNE la société Eptica-Lingway aux dépens. Sur les intérêts des créances.

– prononcé publiquement par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.

– signé par Madame Laurence SINQUIN, Présidente et par Madame Patricia GERARD, Adjoint administratif faisant fonction de greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

La Greffière La Présidente


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