Cour d’appel de Versailles, 27 mars 2025, RG n° 21/04123
Cour d’appel de Versailles, 27 mars 2025, RG n° 21/04123

Type de juridiction : Cour d’appel

Juridiction : Cour d’appel de Versailles

Thématique : Responsabilité de la société mère et préjudice des salariés : enjeux de la gestion des filiales

Résumé

La présente affaire concerne un litige entre une victime, anciennement salariée d’une société de commerce électronique, et une société mère ayant acquis cette dernière. La société [15], spécialisée dans les produits de loisirs créatifs, a été dirigée par un dirigeant d’entreprise, M. [R], et a été cédée à la société [14], un grossiste de produits de mercerie, le 3 avril 2014. Peu après cette acquisition, la société [15] a été placée en redressement judiciaire, puis en liquidation judiciaire le 20 janvier 2015.

La victime, Mme [V], a été licenciée en juin 2014 et a contesté ce licenciement devant le conseil de prud’hommes. Ce dernier a jugé que son licenciement était sans cause réelle et sérieuse, et a fixé sa créance au passif de la liquidation de la société [15]. Mme [V] a soutenu que la direction de la société [15] était en réalité assurée par la société [14], présidée par M. [W], qui aurait pris des décisions préjudiciables aggravant la situation économique de la société [15].

Le 25 juin 2019, la victime a saisi le tribunal judiciaire de Nanterre pour obtenir des dommages et intérêts de la part de la société [14]. Le tribunal a rejeté ses demandes, considérant qu’elle n’avait pas prouvé que les décisions de la société [14] avaient causé la liquidation de la société [15]. En appel, Mme [V] a contesté cette décision, arguant que la société [14] avait pris des décisions nuisibles et qu’elle avait contribué à la dégradation de la situation économique de la société [15].

La cour d’appel a confirmé le jugement de première instance, estimant que la victime n’avait pas démontré le lien de causalité entre les actions de la société [14] et son licenciement. Elle a également rejeté la demande de dommages et intérêts pour procédure abusive formulée par la société [14]. En conséquence, la cour a condamné la victime à verser des frais à la société [14].

COUR D’APPEL

DE

VERSAILLES

Code nac : 36E

Chambre civile 1-3

ARRET N°

CONTRADICTOIRE

DU 27 MARS 2025

N° RG 21/04123

N° Portalis DBV3-V-B7F-UTJI

AFFAIRE :

[C] [V]

C/

S.A.S.U. [14]

Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 21 Mai 2021 par le TJ de NANTERRE

N° Chambre : 2

N° RG : 19/06140

Expéditions exécutoires

Expéditions

Copies

délivrées le :

à :

Me Julie THIBAULT

Me Oriane DONTOT de la SELARL JRF & TEYTAUD SALEH

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

LE VINGT SEPT MARS DEUX MILLE VINGT CINQ,

La cour d’appel de Versailles a rendu l’arrêt suivant dans l’affaire entre :

Madame [C] [V]

née le [Date naissance 1] 1969 à [Localité 12]

de nationalité Française

[Adresse 3]

[Localité 5]

Représentant : Me Julie THIBAULT, Postulant, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 471

Représentant : Me Pierre PIGNOL, Plaidant, avocat au barreau de BOURGES

APPELANTE

S.A.S.U. [14]

N° SIRET : B [N° SIREN/SIRET 4]

[Adresse 2]

[Localité 11]

Représentant : Me Oriane DONTOT de la SELARL JRF & TEYTAUD SALEH, Postulant, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 617

Représentant : Me Cyril LEMANN, Plaidant, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : L0049

INTIMEE

Composition de la cour :

En application des dispositions de l’article 805 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue à l’audience publique du 09 janvier 2025, les avocats des parties ne s’y étant pas opposés, devant Monsieur Bertrand MAUMONT, Conseiller et Madame Charlotte GIRAULT, Conseillère chargée du rapport .

Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :

Madame Florence PERRET, Présidente,

Monsieur Bertrand MAUMONT, Conseiller

Madame Charlotte GIRAULT, Conseillère

Greffière, lors des débats : Mme FOULON

FAITS ET PROCEDURE :

La société [15], dirigée par M. [P] [R], avait pour activité le développement et l’exploitation d’un site internet de commerce électronique spécialisé dans les produits de loisirs créatifs.

La société [14] exerce une activité de grossiste de produits de mercerie et de loisirs textiles.

La société [14] a investi progressivement à partir de 2009 dans la société [15].

Le 3 avril 2014, la société [15] a été cédée à la société [14] et le 7 octobre 2014, la société [15] a été déclarée en redressement judiciaire.

En juin 2014, Mme [C] [V] a fait l’objet d’un licenciement.

Le 29 décembre 2014, Mme [C] [V] et trois autres de ses collègues ont contesté leur licenciement devant le conseil de prud’hommes de Bourges.

Le 20 janvier 2015, la société [15] a été placée en liquidation judiciaire avec poursuite d’activité jusqu’au 20 avril 2015.

Par jugement du 16 mars 2015, le fonds de commerce de la société [15] a été cédé.

Par jugement du 19 novembre 2015 du conseil de prud’hommes de Bourges, partiellement infirmé par la cour d’appel de Bourges dans un arrêt du 23 juin 2017, le licenciement de Mme [V] a été jugé comme étant sans cause réelle et sérieuse et la créance de Mme [V] (résultant du paiement d’heures supplémentaires congés et préavis non payés, dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle ni sérieuse, non consultation des délégués du personnel et défaut d’information sur la priorité de réembauchage) a été fixée au passif de la liquidation judiciaire de la société [15].

Soutenant que la direction de la société [15] était en réalité assurée par la société [14], présidée par M. [J] [W] qui exerçait une véritable gestion de fait à l’encontre de la société [15] et qui, dans le cadre de son pouvoir de direction, aurait pris des décisions gravement dommageables pour la société [15], Mme [V] a estimé que les décisions prises par ce dernier auraient aggravé la situation économique de la société [15] et abouti à sa liquidation judiciaire quelques mois plus tard, imposant à la société de procéder à quatre licenciements économiques tous irréguliers entre le 3 juin et le 3 octobre 2014.

Mme [V] a donc saisi le tribunal judiciaire de Nanterre le 25 juin 2019, aux fins de voir condamner la société [14] à lui verser les sommes non prises en charge par les AGS et des dommages et intérêts à la suite de son licenciement.

Par jugement du 21 mai 2021, le tribunal judiciaire de Nanterre a :

– déclaré irrecevable l’exception d’incompétence soulevée en défense,

– rejeté la fin de non-recevoir soulevée en défense,

– débouté Mme [V] de l’ensemble de ses demandes,

– débouté la société [14] de sa demande en paiement de dommages et intérêts pour procédure abusive,

– condamné Mme [V] à verser à la société [14] la somme de 5 000 euros HT au titre des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,

– condamné Mme [V] aux dépens.

Pour statuer ainsi, le tribunal a jugé que Mme [V] ne rapportait pas la preuve de ce que le schéma complexe des apports effectués au cours de l’année 2009 serait occulte et aurait permis à la société [14] de profiter du besoin en financement de la société [15] et de la mettre sous dépendance financière et contrôle de fait, alors que la société [15] était déjà à l’époque dans une situation financière difficile. Il a par ailleurs retenu que Mme [V] n’expliquait pas en quoi les difficultés dont elle aurait fait état auprès du commissaire aux comptes au mois de juillet 2014 seraient imputables à faute à la société [14] ni ne précisait les prises de décisions qui auraient été nuisibles à l’activité de l’entreprise.

Par acte du 29 juin 2021, Mme [V] a interjeté appel et prie la cour, par dernières conclusions du 12 janvier 2022 de :

– confirmer le jugement déféré mais seulement en ce qu’il a déclaré irrecevable l’exception d’incompétence soulevée en défense et rejeté la fin de non-recevoir soulevée en défense,

– infirmer le jugement déféré en ce qu’il l’a déboutée de l’ensemble de ses demandes et l’a condamnée à verser à la société [14] la somme de 5 000 euros HT au titre des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile et l’a condamnée aux dépens,

– dire et juger que la société [14] a pris des décisions dommageables pour la société [15] qui ont aggravé la situation économique difficile de celle-ci et qui ne répondaient à aucune utilité pour elle et n’étaient profitables qu’à la société [14],

– dire et juger que la société [14] a par sa faute et légèreté blâmable, concouru à la déconfiture de la société [15] et à la disparition des emplois qui en est résulté,

En conséquence,

– condamner la société [14] à lui payer les sommes de :

*111 686.52 euros avec intérêts à compter du 23 juin 2017 correspondant au montant non pris en charge par les AGS qu’elle aurait dû percevoir en exécution de l’arrêt de la cour d’appel de Bourges du 23 juin 2017,

*15 000 euros à titre de dommages et intérêts,

*6 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, outre sa condamnation aux entiers dépens de l’instance,

– débouter la société [14] de sa demande tendant à la voir condamnée à lui payer la somme de 10 000 euros à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive et l’ensemble de ses demandes,

– débouter la société [14] de sa demande tendant à la voir condamnée à lui payer la somme de 10 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,

– débouter la société [14] de l’ensemble de ses demandes.

A l’appui de ses prétentions, Mme [V] fait valoir que :

– Le tribunal a fondé sa décision sur un postulat erroné en jugeant que le tribunal de commerce avait nécessairement apprécié l’existence éventuelle d’une immixtion de la part des dirigeants de la société [14] dans la direction de l’entreprise [15] et qu’aucune gestion de fait n’a été reconnue de la part de M. [W], ni aucune sanction civile prononcée à son encontre, ni aucune confusion de patrimoines ordonnée entre les deux sociétés. Il appartenait au tribunal de vérifier si la société [14] a pris des décisions dommageables pour sa filiale [15] à compter d’avril 2014 ;

– Elle produit de très nombreuses pièces pour démontrer l’ingérence fautive de la société [14] dans la société [15] entre 2012 et août 2014, ainsi que la direction fautive de l’entreprise, notamment des éléments selon lesquels M. [D] [W], directeur général de la société [14], lui a demandé de ne pas assurer le règlement des factures auprès de sa filiale [13] et donnait en conséquence des instructions à la société [15] en qualité de holding;

– Son licenciement est une décision gravement dommageable qui a abouti à priver la société [15] de son encadrement à [Localité 8], alors que la direction était installée dans les locaux de la société [14] à [Localité 11] ;

– Les difficultés financières de la société [15] antérieures à son rachat sont indifférentes, car elles n’ont pas empêché la société [14] d’investir dans la société [15]. Le tribunal aurait dû se poser la question de l’aggravation de la situation économique de sa filiale et non pas de la situation dégradée, alors que le chiffre d’affaires a chuté de 72% en 7 mois, conséquence selon elle des décisions du directeur général de la société [14], et de sa gestion fautive,

– Sur le plan financier, la société [14] a placé la société [15] sous dépendance financière et contrôle de fait pour faciliter et s’assurer à terme de sa prise de contrôle, et s’est abstenue de toute recapitalisation de sa filiale malgré un audit avant son rachat qui recommandait une augmentation de capital,

– Sur le plan de la gestion de fait résultant d’une immixtion dans la direction, les partenaires bancaires recevaient directement les instructions de la société [14] et ont réduit l’ancien dirigeant au rôle de simple exécutant,

– S’agissant de la direction de la société [14] à l’égard de sa filiale, elle a été fautive en ce que toutes les directives étaient données par la société [14] qui communiquait avec son papier à en-tête et sous sa dénomination, déniant toute autonomie à sa filiale, et avec Mme [V], ( » qui  » ‘) privée de toute initiative ne faisait alors que remonter les informations auprès de la direction de la société [14] en appliquant les directives de la société -mère,

– La mise en cause de la responsabilité délictuelle de la société mère n’exige nullement de démontrer un lien de causalité directe entre la faute de la société mère et le préjudice subi par le salarié, et le lien de causalité à démontrer n’est que celui entre la faute de la société mère et la déconfiture de l’employeur qui est sa filiale, les condamnations prononcées contre la société [15] correspondant ainsi au préjudice subi par le salarié et correspondant au montant des dommages et intérêts pouvant être demandés,

Par ces motifs ajoutés à ceux des premiers juges, la décision entreprise est donc confirmée.

Sur la demande de dommages et intérêts pour procédure abusive

Aux termes de l’article 1240 du code civil, tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.

La société [14] considère que Mme [V] fait preuve d’un acharnement judiciaire, ce que cette dernière réfute totalement indiquant qu’elle ne fait que tenter de faire valoir ses droits alors qu’elle n’a pas reçu l’intégralité des sommes allouées au titre de la procédure de licenciement sans cause réelle ni sérieuse.

La société [14] ne démontre pas comme en première instance en quoi la procédure a dégénéré en abus, alors même que Mme [V], convaincue de son droit, a fait valoir sa demande en justice de manière régulière en utilisant les voies de recours qui lui sont ouvertes, et après n’avoir finalement pas pu obtenir l’ensemble des sommes qui lui avaient été allouées de manière définitive dans le cadre de la procédure prud’hommale. Que les pièces communiquées soient les mêmes dans les différentes procédures ne constituent pas une preuve d’abus dès lors que les juridictions concernées ont des compétences différentes et que les fondements juridiques invoqués sont distincts.

Le jugement est donc confirmé en ce qu’il a débouté la société [14] de sa demande de dommages et intérêts.

Sur les autres demandes

Les dispositions du jugement relatives aux frais irrépétibles et aux dépens sont confirmées.

Mme [V] succombant en appel est condamnée aux dépens et à payer à la société [14] à la somme de 5000 euros au titre de ses frais irrépétibles engagés en appel.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant publiquement par décision contradictoire mise à disposition,

Confirme le jugement dans toutes ses dispositions soumises à la cour,

Y ajoutant,

Condamne Mme [C] [V] à verser à la société [14] la somme de 5 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,

Condamne Mme [C] [V] aux dépens.

– prononcé publiquement par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.

– signé par Madame Florence PERRET, Présidente et par Madame FOULON, Greffière , auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

La greffière, La présidente,

 


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