Type de juridiction : Cour d’appel
Juridiction : Cour d’appel de Nouméa
Thématique : Modification de poste contestée et insubordination : enjeux de la mobilité professionnelle.
→ RésuméL’affaire concerne un salarié, occupant le poste de directeur exécutif et développement au sein de la société [E], qui a été licencié pour faute grave. Engagé en 2013 en tant que contrôleur de gestion, le salarié a connu plusieurs promotions, culminant avec sa nomination en 2018. Cependant, en janvier 2019, l’employeur a proposé une modification de ses fonctions, le déplaçant vers un poste jugé moins prestigieux, ce que le salarié a refusé, considérant cela comme une rétrogradation.
Suite à ce refus, l’employeur a tenté de renoncer à la modification de contrat et a proposé une mission temporaire à Fidji, qui a également été rejetée par le salarié, qui estimait que cela altérait ses responsabilités. En réponse, l’employeur a convoqué le salarié à un entretien préalable à une sanction disciplinaire, qui a abouti à son licenciement pour faute grave en mai 2019. L’employeur a justifié cette décision par l’insubordination du salarié, qui avait refusé d’exécuter une mission prévue dans son contrat de travail. Le salarié a contesté son licenciement devant le tribunal du travail de Nouméa, demandant réparation pour préjudice. Le tribunal a débouté le salarié, considérant que la mission à Fidji ne constituait pas une modification de son contrat et que le refus du salarié était une insubordination. En appel, le salarié a demandé l’infirmation du jugement et des indemnités conséquentes, tandis que l’employeur a demandé la confirmation du jugement initial. Le litige est également marqué par des tensions familiales au sein de la direction de la société, ce qui a pu influencer la dynamique de l’affaire. Le jugement a mis en lumière des questions sur la légitimité des modifications de poste et les droits du salarié en matière de mobilité professionnelle. |
N° de minute : 2025/14
COUR D’APPEL DE NOUMÉA
Arrêt du 24 mars 2025
Chambre sociale
N° RG 23/00038 – N° Portalis DBWF-V-B7H-T3X
Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 28 avril 2023 par le tribunal du travail de NOUMEA (RG n° 21/97)
Saisine de la cour : 10 mai 2023
APPELANT
M. [K] [R]
né le 17 octobre 1984 à [Localité 3],
demeurant [Adresse 2]
Représenté par Me Nicolas RANSON de la SARL ZAOUCHE RANSON, avocat au barreau de NOUMEA
INTIMÉ
S.A.S. [E], prise en la personne de son représentant légal en exercice, Siège social : [Adresse 1]
Représentée par Me Sophie BRIANT de la SELARL SELARL SOPHIE BRIANT, avocat au barreau de NOUMEA
COMPOSITION DE LA COUR :
L’affaire a été débattue le 13 février 2025, en audience publique, devant la cour composée de :
M. Philippe DORCET, Président de chambre, président,
M. Philippe ALLARD, Conseiller,
Mme Béatrice VERNHET-HEINRICH, Conseillère,
qui en ont délibéré, sur le rapport de M. Philippe ALLARD.
Greffier lors des débats et lors de la mise à disposition : M. Petelo GOGO
24/03/2025 : Copie revêtue de la formule exécutoire – Me RANSON ;
Expéditions – Me [Localité 4] ;
– M. [R] et SAS [E] (LR/AR) ;
– Copie CA ; Copie TT
ARRÊT :
– contradictoire,
– prononcé publiquement par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l’article 451 du code de procédure civile de la Nouvelle-Calédonie,
– signé par M. Philippe ALLARD, le président étant empêché, et par M. Petelo GOGO, greffier, auquel la minute de la décision a été transmise par le magistrat signataire.
*
Selon contrat de travail à durée indéterminée en date du 27 novembre 2013, M. [K] [R] a été engagé par la société [E] en qualité de contrôleur de gestion, cadre, catégorie B.
Selon note interne du 28 juillet 2016, M. [K] [R] a été promu « adjoint au directeur du développement de la distribution de détail Pacifique » à compter du 1er septembre 2016.
Conformément à une note du président du conseil d’administration de la société en date du 15 juin 2018, M. [K] [R] a été nommé « directeur exécutif et développement » avec mission de « piloter la stratégie définie par le groupe pour les activités de retail et d’animer l’équipe de direction ».
Dans une lettre datée du 17 janvier 2019, remise en mains propres le 18 janvier 2019, l’employeur a fait part à M. [K] [R] de son intention de modifier ses fonctions à partir du 12 février 2019 en lui proposant un poste de « directeur immobilier, contrôle de gestion et logistique, en charge du développement des nouvelles enseignes, de (l’) immobilier, de la comptabilité, du contrôle de gestion et de la logistique ».
Dans une lettre datée du 2 février 2019, M. [K] [R] a fait part de son refus en observant que cette proposition apparaissait « n’être qu’une rétrogradation pure et simple ».
Dans une lettre datée du 1er avril 2019, la société [E] a indiqué au salarié qu’elle avait « décidé de renoncer à la proposition de modification de (son) contrat de travail (…) soumise, suivant courrier en date du 17 janvier 2019 » et qu’elle lui confiait une mission de trois mois à Fidji, à compter du 15 avril 2019, destinée à « éventuellement proposer au groupe d’entamer rapidement son développement sur ce pays ».
Dans une lettre datée du 10 avril 2019, M. [K] [R] a refusé cette mission qui s’analysait « en une modification de la substance même de (sa) fonction » en ce qu’elle le mettrait « indiscutablement dans l’incapacité d’assumer les responsabilités inhérentes à (sa) fonction de directeur exécutif et développement de BSAS ».
Dans une lettre signifiée le 12 avril 2019, la société [E] a contesté cette analyse.
Par lettre datée du 16 avril 2019, l’employeur a convoqué M. [K] [R] à un entretien préalable à une sanction disciplinaire pouvant aller jusqu’au licenciement pour faute grave, fixé au 19 avril 2019.
Par lettre datée du 3 mai 2019, signifiée le jour même, la société [E] a notifié à M. [K] [R] son licenciement pour faute grave pour les motifs suivants :
« Nous vous rappelons ces faits.
Vous avez été engagé suivant contrat de travail en date du 27 novembre 2013, en qualité de contrôleur de gestion sur l’ensemble des activités commerciales de la société.
Par note interne du 28 juillet 2016, vous avez été promu à la fonction d’adjoint au directeur de développement de la distribution de retail Pacifique à compter du 1er septembre 2016, puis ensuite d’une nouvelle organisation décidée par l’ancienne gouvernance, vous êtes devenu directeur exécutif et développement, adjoint au président de [E] SAS à effet du 18 juin 2018.
A la suite de la reprise de la société par la gouvernance actuelle, fin 2018, une nouvelle organisation a été décidée pour sauvegarder la compétitivité de la société, organisation au terme de laquelle nous vous avons proposé un poste de directeur de développement commercial et immobilier, poste que vous avez refusé.
Dans l’objectif d’éviter votre licenciement, la société a alors renoncé à la proposition de modification de votre contrat de travail et vous avez été informé par courrier en date du 1er avril 2019 que vous conserviez votre poste de directeur exécutif et développement.
Toutefois, la société a décidé de donner à votre poste de directeur exécutif et développement, son plein effet et donc de vous confier une mission temporaire sur Fidji, ceci en conformité avec les articles 2 et 6 de votre contrat de travail, le premier prévoyant que vous pouviez être investi de missions opérationnelles sur certains dispositifs de la société, et notamment sur tous les nouveaux projets, le second, que vous pouviez exercer vos fonctions de façon habituelle, non seulement en Nouvelle-Calédonie mais dans l’ensemble des pays ou territoires où le groupe [E] a des activités, dans le cadre de missions temporaires pour le compte de [E] ou de ses filiales en dehors du territoire, ces missions n’entraînant pas de déménagement permanent.
Cette mission temporaire était en parfaite adéquation avec les fonctions qui vous avaient été confiées par l’ex-président de BSAS, et ne remettait en cause aucune de vos attributions puisque le développement fait partie de celles-ci, votre équipe pouvant continuer, par ailleurs, à vous rapporter sur les autres dossiers si nécessaire.
C’est au regard de ces éléments que nous vous avons notifié, par courrier en date du 1er avril 2019, une mission sur Fidji ayant pour effet de répondre à la vocation de la société BSAS, telle que définie par son ex-président, Monsieur [K] [R], c’est-à-dire être « le référent/actionnaire des activités de gros » du groupe, en plus des activités « retail » et de l’organisation de cette société telle que mise en place lors du comité d’entreprise du 15 juin 2018, confirmé par note du président de BSAS de l’époque du 18 juin 2018.
Cette mission prenait en compte les fonctions qui vous avaient été officiellement attribuées à cette date, dont « la charge du développement des activités de retail en Nouvelle-Calédonie et dans le Pacifique Sud mais également votre expérience découlant de vos fonctions de développement, remplies depuis 2016 sous l’autorité de Renault [N] ».
Il vous a encore été précisé que cette opportunité avait déjà fait l’objet de plusieurs pré-études dont vous aviez été tenu informé, tant dans le cadre de votre fonction de directeur exécutif et développement chez BSAS, que de votre mandat d’administrateur de BNZ, sachant que vous aviez d’ailleurs qualifié la dernière de « document de travail très complet et de très bonne qualité ».
D’ailleurs, le conseil d’administration de Figesbal, en place à l’époque, avait également été sollicité sous l’initiative de Monsieur [K] [R], alors qu’il vous attribuait la responsabilité d’accompagner et de sécuriser les développements commerciaux sur la région Pacifique, toujours dans le cadre de votre poste de directeur exécutif et développement.
Enfin, et plus récemment, l’un de nos principaux franchiseurs (Decathlon) a déclaré, à l’occasion de sa dernière visite en Nouvelle-Calédonie, en mars 2019, qu’il portait un intérêt certain à l’étude projetée par [E] SAS d’un développement de son enseigne à Fidji.
A ce jour, ce dossier, déjà relancé par l’ex DG de Figesbal en 2018, a jusqu’ici mobilisé plusieurs membres des équipes, les responsables de [E] Nouvelle-Zélande, l’ex-directeur général adjoint de Figesbal et plusieurs autres cadres des sociétés du groupe.
Toutefois, le dossier doit maintenant être étayé et documenté, en bref, pris en main par un responsable cadre de notre société, diverses alternatives étant à étudier pour arrêter une décision étayée dans les mois à venir. Ce dossier est un dossier prioritaire pour le groupe dans le Pacifique.
C’est au regard de l’ensemble de ces éléments que nous avons considéré que vous étiez tout désigné pour investir vos fonctions et vos compétences sur un dossier important de développement régional.
Le président directeur général du groupe a, en effet, besoin de disposer d’arguments concrets à présenter au conseil d’administration, aussi bien concernant le principe du développement d’une société à Fidji, que concernant l’éventuel rattachement de cette société en cas de conclusions positives, ce rattachement pouvant être un choix entre [E] Nouvelle-Zélande dont vous êtes déjà administrateur, et [E] SAS dont vous êtes directeur exécutif et développement, mais encore SERDIS et SHPAC, l’une des questions à résoudre étant de déterminer laquelle de ces 4 structures prendra en charge la mise en ‘uvre du projet.
Une autre question étant, dans l’hypothèse où il s’agirait de [E] Nouvelle-Zélande, qui dispose déjà d’un correspondant sur place, de savoir s’il convient d’organiser une implantation autonome, et dans l’affirmative, sous quelle forme et sous quel budget, à défaut, quel type de moyens il faut mettre en place pour assurer une représentation commerciale plus constante mais aussi plus réactive.
Le but étant, vous l’avez compris, d’anticiper une décision positive du groupe, d’étudier et de rechercher un ou plusieurs éventuels partenariats locaux et leurs conditions pour limiter le risque d’un parachutage certainement complexe, eu égard aux spécificités locales.
Tous ces éléments vous ont été expliqués dans le courrier que la société vous a remis en mains propres en date du 02 avril 2019 afin que vous ayez une vision précise de la mission qui vous était confiée dans le cadre des dispositions de votre contrat de travail.
Nous avions, à cet égard, également précisé que cette mission commencerait mi-avril, ce qui vous donnait le temps nécessaire pour vous organiser, avec le concours et la collaboration du directeur de BNP.
Ce délai vous laissait le temps également de reprendre les pré-études sommaires déjà réalisées, en commençant à vous familiariser avec l’économie du pays, ceci pour déterminer lesquels des métiers du groupe [E] pourraient être concernés.
Toutefois, par courrier en date du 10 avril, vous avez refusé ce poste, considérant qu’il s’agissait de la modification d’un élément essentiel de votre contrat de travail, considérant également que vous n’aviez pas les compétences pour cette mission, laquelle vous mettrait, selon vous, dans l’incapacité d’assumer les responsabilités inhérentes à votre fonction de directeur exécutif et développement de BSAS.
Nous vous avons répondu le 11 avril en vous indiquant qu’il ne s’agissait pas d’une proposition mais d’une décision s’imposant à vous, dans la mesure où il s’agissait simplement de la mise en oeuvre de la clause de mobilité professionnelle qui figure dans votre contrat de travail et qui permet à notre société de vous confier des missions temporaires dans le cadre de vos attributions pour le compte de [E] SAS ou des filiales du groupe [E], en dehors du territoire, notamment dans le Pacifique sud, ces missions n’entraînant pas de déménagement permanent.
Nous avons également rappelé que cette mission temporaire ne modifiait en rien vos fonctions de directeur exécutif et développement puisque précisément, c’est bien dans le cadre de ces fonctions là que cette mission temporaire vous était confiée.
Nous précisons aussi qu’il était logique que vous rendiez compte au président de BSAS de votre mission à Fidji, le directeur des activités de [E] SAS ne suivant pas ce « dossier Fidji ».
Nous vous rappelions également que votre poste, tel que défini par l’ex-président de BSAS, Monsieur [K] [R], incluait aussi, comme il le notait lui-même, le développement des activités retail en Nouvelle-Calédonie et dans le Pacifique sud, votre expérience étant, contrairement à ce que vous avez prétendu, sans d’ailleurs nous donner le moindre justificatif, parfaitement adaptée à cette mission.
Cela fait, en effet, maintenant près de 6 ans que vous travaillez pour la société [E], la promotion que vous avez reçue en juillet 2016 à la fonction d’adjoint au directeur de développement de la distribution de retail pacifique à compter du 1er septembre 2016, ne vous permettant évidemment pas de prétendre que vous seriez étranger à la distribution de détails, votre promotion au poste de directeur exécutif et développement ayant parachevé cette expérience.
Nous rappelions également qu’il était logique que vous rendiez compte au président de BSAS de votre mission à Fidji, laquelle ne supprimait en aucun cas votre poste, ni vos fonctions de directeur exécutif et développement.
Nous avions, par ailleurs, attiré votre attention sur le fait que votre refus pourrait constituer une cause réelle et sérieuse de licenciement, voire une faute grave.
Vous n’avez jamais répondu à ce courrier et vous avez laissé les choses en l’état puisque vous n’avez pas pris la moindre disposition pour vous rendre à Fidji, ce qui a donc contraint notre société à déclencher la procédure de licenciement.
Comme nous vous l’avons rappelé lors de l’entretien préalable, notre société est en droit de vous imposer un déplacement occasionnel, cette mission étant justifiée par l’intérêt de l’entreprise, l’exercice de vos fonctions impliquant contractuellement de votre part une certaine mobilité géographique.
Nous considérons, par ailleurs, que le délai de prévenance qui vous a été laissé de 15 jours était suffisant pour vous organiser et ce d’autant que vous n’avez, en tout état de cause, pas entrepris la moindre démarche.
Nous considérons donc que le fait de refuser, y compris une nouvelle fois lors de l’entretien préalable, d’exécuter une mission prévue à votre contrat de travail, y compris dans le cadre de la mobilité professionnelle, constitue un non-respect fautif d’une condition substantielle de votre contrat de travail, de sorte que nous considérons que vous ne respectez ni les dispositions de votre contrat de travail, ce qui constitue un manquement grave, ni le pouvoir de direction de la société, ce qui constitue de l’insubordination, tous faits constitutifs d’une faute grave.
Lors de l’entretien préalable, vous vous êtes borné à lire le courrier que vous nous aviez adressé le 10 avril, maintenant ainsi de fait la position de refus que vous aviez adoptée.
Au vu de l’ensemble de ces éléments, nous vous notifions votre licenciement pour faute grave, la poursuite de votre contrat de travail n’étant pas possible pendant la période de préavis dès lors que votre attitude met en cause le fonctionnement de notre société.
Le licenciement prenant effet à la date de délivrance de ce courrier, nous vous invitons à vous présenter au service du personnel à Plexus pour retirer les documents de fin de contrat (bulletin. de salaire, solde de tout compte et certificat de travail) à compter du lundi 06 mai 2019.
En effet, au vu du caractère grave de votre licenciement, vous ne percevrez ni indemnité de licenciement, ni indemnité compensatrice de préavis. »
Selon requête introductive d’instance déposée le 18 mai 2021, M. [K] [R] a contesté son licenciement devant tribunal du travail de Nouméa et poursuivi la réparation de son préjudice.
Par jugement en date du 28 avril 2023, la juridiction saisie a :
– débouter M. [K] [R] de toutes ses demandes,
– dit n’y avoir lieu à paiement de frais irrépétibles,
– condamné M. [K] [R] aux dépens.
Les premiers juges ont retenu en substance :
– que la clause insérée dans le contrat qui prévoyait que des missions temporaires en dehors du territoire pouvaient être confiées à M. [K] [R] était régulière ;
– que la mission temporaire à Fidji confiée au salarié n’emportait pas une modification de son contrat de travail ;
– que M. [K] [R] avait l’expérience et le profil pour assumer la mission confiée ;
– que cette mission ne relevait pas de manoeuvres déloyales pour l’éloigner de la direction ou l’inciter à démissionner ;
– qu’en refusant de réaliser la mission confiée, M. [K] [R] s’était rendu coupable d’une insubordination caractérisée.
Aux termes de ses conclusions transmises le 28 mars 2024, M. [K] [R] demande à la cour de :
– déclarer recevable l’appel formé par M. [K] [R] ;
– infirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions ;
– dire et juger le licenciement de M. [K] [R] dénué de cause réelle et sérieuse ;
– condamner la société [E] à lui payer les sommes suivantes :
631 000 FCFP à titre d’indemnité pour procédure irrégulière,
1 893 000 FCFP brut à titre d’indemnité de préavis
189 300 FCFP brut au titre des congés payés sur préavis,
755 049 FCFP à titre de rappel d’indemnité de licenciement,
6 520 876 FCFP à titre d’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,
1 800 000 FCFP à titre de dommages et intérêts pour « préjudice distinct »,
460 000 FCFP au titre des frais irrépétibles.
Selon conclusions transmises le 30 avril 2024, la société [E] prie la cour de :
– confirmer en toutes ses dispositions le jugement entrepris ;
– condamner M. [K] [R] à lui payer la somme de 500.000 FCFP au titre de l’article 700 du code de procédure civile, outre les dépens de l’instance.
Sur ce, la cour,
1) Il résulte du dossier que le litige entre M. [K] [R] et la société [E] a pour arrière-plan un différend qui oppose sa propre mère, Mme [O] [E] épouse [R], à un de ses oncles, M. [M] [E], ayant pour objet le contrôle du groupe [E].
A la suite de la révocation de M. [M] [E] de ses fonctions de président du conseil d’administration de la société holding, M. [C] [R], père de l’appelant, est devenu le président de la société [E]. Durant ce mandat, M. [K] [R] a été promu sur le poste de « directeur exécutif et développement ».
Une note du président de la société [E] en date du 15 juin 2018 a défini comme suit la mission de M. [K] [R] :
« [K] aura la charge de piloter la stratégie dé’nie par le Groupe pour les activités de retail et d’animer l’équipe de direction. Il remplacera le Président lors de ses absences du territoire. Il aura aussi la charge du développement de nos activités de retail en Nouvelle Calédonie et dans le Pacifique Sud ainsi que de la stratégie immobilière de [E] sas. »
Aux termes de cette même note, devaient rapporter à M. [K] [R] le « directeur commercial » (M. [I] [G]), le « directeur finance, administration, RH » (M. [S] [U]), le « responsable logistique » (Mme [W] [B]) et le « responsable marketing » (Mme [L] [H]).
2) La révocation de M. [M] [E] ayant été judiciairement annulée, M. [J] [D] a été nommé président de la société [E] en remplacement de M. [C] [R]. Concomitamment, M. [T] [A] a été nommé « directeur des activités » de la société avec mission de « s’entourer d’une équipe opérationnelle correspondant aux besoins immédiats et futurs » et de « soumettre au président de [E] SAS un nouvel organigramme pour le 15/12/18 » (procès-verbal de la réunion du comité d’entreprise du 6 décembre 2018).
Le 11 décembre 2018, M. [T] [A] a informé ses collaborateurs qu’il prenait « le RH en direct ».
Lors de la réunion du comité d’entreprise du 11 janvier 2019, M. [T] [A] a présenté un nouvel organigramme de la société en « propos(ant) d’affecter Mr [K] [R], Directeur Exécutif et Développement, sur un nouveau Pôle Supports en charge du Développement Commercial Immobilier, du Contrôle de Gestion (pour mettre en oeuvre les procédures garantes d’une excellente gestion), de la Comptabilité et des Docks (pour fiabiliser et améliorer le BFR de BSASJ ».
Le 18 janvier 2019, M. [K] [R] a été destinataire d’un courrier daté du 17 janvier 2019, intitulé « Proposition de modification de poste » et signé par le directeur des activités dans lequel l’employeur lui indiquait qu’il envisageait de « modifier (ses) fonctions (…) à partir du 12 février 2019 et de (lui) proposer le poste de « Directeur Immobilier, Contrôle de Gestion et Logistique » en charge du développement des nouvelles enseignes, de (l’) immobilier, de la Comptabilité, du Contrôle de Gestion et de la Logistique, redéfini dans son périmètre d’intervention », ce poste se situant « au sein du nouveau pôle Supports » de la société [E] ; que « le poste de Directeur exécutif et développement (était) remis en question et redéfini puisqu’il s’inscri(vait)t dans une redéfinition de (ses) axes économiques, avec la création de deux pôles, le pôle « exploitation » et le pôle « supports ». Il était précisé que « dans ce nouveau contexte, les secteurs marketing, ressources humaines et exploitation des magasins ne fer(aient) plus partie de (ses) attributions » mais que M. [K] [R] conserverait « le contrôle de gestion pour mettre en oeuvre les procédures garantes d’une excellente gestion, le contrôle du service comptable, et de la Logistique pour fiabiliser et améliorer le BFR » de l’entreprise. Un délai de quinze jours était donné au salarié pour prendre position, étant observé qu’en l’absence de réponse de sa part, la direction considérerait que M. [K] [R] avait « refusé la modification » et qu’elle « en tirer(ait) toutes les conséquences qui s’imposent ».
Par lettre datée du 2 février 2019, M. [K] [R] a refusé la modification de son poste en soulignant que la prise de fonction de M. [T] [A] s’était accompagnée du « retrait des responsabilités suivantes :
– Déclassement hiérarchique : Je ne réponds plus au Président mais à un Directeur.
– Le pôle « Ressources Humaines » ne relève plus de mon champ d’action.
– Suppression de mes délégations de pouvoirs en matière d’lRP.
– Interventions directes, sans même me tenir informé, auprès de mes collaborateurs (marketing, directeur commercial, magasins…).
– Suppression de mes délégations de signature. »
3) Ce refus de M. [K] [R] n’appelle aucune contestation dans la mesure où, ainsi que la proposition du 17 janvier 2018 le mentionnait expressément, les secteurs marketing, ressources humaines et exploitation des magasins lui étaient retirés. Cette altération des responsabilités confiées à M. [K] [R] par la note du 15 juin 2018 constituait une modification du contrat du travail dont la mise en oeuvre exigeait l’ accord exprès du salarié. La société [E] avait pour alternative d’abandonner son projet de modification du poste ou d’engager une procédure de licenciement.
4) Lors de la réunion du comité d’entreprise du 1er avril 2019, M. [T] [A] a remis une « note d’information » dans laquelle il indiquait que la société [E] entendait répondre aux refus de M. [K] [R] et de M. [I] [G], salarié déjà cité, d’accepter les propositions de modification de leurs fonctions :
– en maintenant le poste de M. [I] [G], sans modification de « ses fonctions actuelles de directeur commercial »,
– en maintenant le poste de M. [K] [R], à savoir « directeur exécutif et développement » avec réalisation d’une « première mission à Fidji pour trois mois et ce, afin de finaliser l’étude du dossier d’implantation (du) groupe sur ce territoire en termes de « distribution » Gros et Retail ».
Dans cette note, les membres du comité d’entreprise étaient informés que M. [K] [R] « rapportera(it) désormais » à M. [T] [A] et que « les responsables au sein du pôle support (ressources humaines, marketing, comptabilité et logistique) continuer(aient) à rapporter à Monsieur [R] sur le plan technique mais rapporter(aient) à Monsieur
[A] sur le plan hiérarchique. »
Certains membres du comité d’entreprise ont donné un avis favorable au maintien des deux salariés dans l’entreprise et à la mission de M. [K] [R] sur Fidji, d’autres un avis défavorable.
5) Dans une lettre datée du 1er avril et remise le 2 avril 2019, la société [E] a informé M. [K] [R] qu’il « conservait » son poste de directeur exécutif et développement mais que pour lui donner « son plein effet », elle entendait « utiliser (ses) compétences sur le projet Fidji ».
Il était indiqué que cette mission commencerait le 15 avril 2019 et qu’elle devrait « se dérouler sur un bon trimestre » pour lui permettre de « (s’) imprégner de l’ambiance locale, connaître les principaux acteurs et les principales règles administratives, et faire des préconisations concrètes et argumentées ».
Cette lettre définissait la mission confiée à M. [K] [R] comme suit :
« Notre décision tient compte de la vocation de le société BSAS, telle que définie par son ex-président, à être ‘le référant/actionnaire des activités de gros’ du Groupe en plus des activités ‘retail’, et de l’organisation de cette société telle qu’elle a été mise en place par ce même président de BSAS à compter du 18 juin 2018.
Elle prend également en compte les fonctions qui vous ont été officiellement attribuées à cette même date, dont ‘la charge du développement de nos activités de retail en Nouvelle Calédonie et dans le Pacifique Sud’, et également de l’expérience découlant de vos fonctions de développement remplies ces dernières années au sein de BSAS sous l’autorité de [Y] [N].
Enfin, votre formation d’Ecole supérieure de commerce, et votre maitrise de l’anglais, sont des atouts complémentaires parfaitement en phase avec cette mission.
Comme vous le savez, cette opportunité a déjà fait l’objet de plusieurs pré-études dont vous avez été tenu informé, tant au titre de votre fonction de Directeur Exécutif et Développement chez BSAS que de votre mandat d’administrateur de BNZ, sachant que vous avez qualifiée la dernière de ‘document de travail très complet et de très bonne qualité’.
L’ex conseil d’administration de Figesbal a également été sollicité sous l’initiative de son ex Directeur général et alors qu’il vous attribuait la responsabilité d’accompagner et de sécuriser nos développements commerciaux sur la région Pacifique.
Enfin, ces jours-ci encore, l’un de nos principaux franchiseurs (DECATHLON) nous a déclaré porté un intérêt certain à l’étude par [E] SAS d’un développement de son enseigne dans ce pays.
Ce dossier, relancé par l’ex DG FIGESBAL en 2018, a jusqu’ici mobilisé plusieurs membres de nos équipes, des responsables de [E] Nouvelle Zélande, l’ex Directeur Général Adjoint de Figesbal et plusieurs autres cadres de nos sociétés.
Et ces diverses études ont laissé la porte entre-ouverte à diverses alternatives sur lesquelles il conviendra d’arrêter une décision étayée dans les mois à venir, sachant que le PDG du Groupe a besoin d’être convaincu, et tient à avoir des arguments concrets à présenter au Conseil, aussi bien concernant le principe, que concernant l’éventuel rattachement en cas de conclusions positives, ce rattachement pouvant être :
– Un choix entre [E] Nouvelle Zélande (dont vous êtes administrateur) et [E] SAS (dont vous êtes responsable), mais aussi Serdis et Sipac, laquelle de ces quatre structures devra prendre en charge la mise en oeuvre du projet ‘
Pour le cas où il s’agirait de [E] Nouvelle Zélande qui dispose déjà d’un correspondant sur place, conviendra-t-il d’organiser une implantation autonome et, si oui, sous quelle forme et pour quel budget ‘ Si non, quels types de moyens faudra-t-il mettre en place pour assurer une représentation commerciale plus constante, mais aussi plus réactive ‘
D’autre part, il s’agira, dans le but d’anticiper une décision positive du Groupe, d’étudier et de rechercher un éventuel partenaire local – et ses conditions- pour limiter le risque d’un parachutage certainement complexe (eu égard aux spécificités locales).
Bien d’autres questionnements évoqués, souvent superficiellement et de façon théorique dans les précédentes études, demandent maintenant des réponses argumentées, concrètes et valorisées.
Nous vous donnons donc l’opportunité de pouvoir vous investir sur un dossier important de développement régional dont les synergies ne vous ont certainement pas échappé et qui correspond totalement à vos compétences (formation et expérience). »
A titre préliminaire, il sera observé, ainsi que le note le salarié, que la compatibilité d’une telle mission avec son droit au respect à la vie privée était a minima douteuse puisque cette mission devait l’éloigner de sa famille pendant trois mois et qu’aucun retour à son domicile en cours de mission n’était prévu, en violation de l’article 65 de l’accord interprofessionnel territorial.
En dehors des directives relatives à la durée de la mission (« cette mission commercera le 15 avril 2019 », « prendre vos dispositions pour être sur place le 15 avril 2019 », « votre mission in situ devra se dérouler sur un bon trimestre »), la formulation sibylline du courrier ne permet pas de déterminer l’objet exact de la mission confiée au salarié. En effet, si l’implantation d’une franchise « Décathlon » dans les îles Fidji est expressément évoquée, les « activités de retail », dont le développement dans le Pacifique est également mentionné, c’est-à-dire les activités de commerce de détail en direction des particuliers, couvrent de nombreux marchés. Le ou les marchés sur lesquels la nouvelle direction du groupe [E] entendait intervenir, ne sont pas spécifiés.
La lettre de mission était également muette sur les moyens mis à la disposition de M. [K] [R] pour mener sa tâche, notamment n’indiquait pas si un budget lui était alloué pour mener d’éventuelles études de marché ou financer d’autres travaux pouvant être de nature juridique.
La lettre du 1er avril 2019 confirme M. [K] [R] dans ses fonctions de « directeur exécutif et développement ». Ses signataires, MM. [D] et [A], expliquent qu’ils ont « décidé de renoncer à la proposition de modification (du) contrat de travail », que le salarié « conserve » son poste et qu’ils entendent « donner à (son) poste son plein effet ». Toutefois, MM. [D] et [A] évitent d’expliquer comment M. [K] [R] continuerait, malgré l’éloignement géographique et la durée de l’éloignement, de « piloter la stratégie » du groupe pour les activités de retail et d’ « animer l’équipe de direction ». La dernière directive donnée dans la lettre, à savoir que M. [K] [R] devait, durant la mission à Fidji, « a’n de ne pas interférer sur les activités opérationnelles actuelles de BSAS en Nouvelle Calédonie », « rendre compte directement au président de BSAS, le Directeur des activités de BSAS étant lui-même tenu informé par le président de BSAS », ne fournissait aucun éclairage sur ce point.
En conclusion, cette mission aux contours vagues vidait de tout contenu le poste de « directeur exécutif et développement », tel qu’il avait été défini dans la note du 15 juin 2018, dans lequel M. [K] [R] avait été officiellement confirmé, en le mettant dans l’incapacité d’exercer au quotidien ses responsabilités. Sous couvert de donner au « poste son plein effet », pour reprendre les termes de la lettre du 1er avril 2019, cette mission temporaire aurait isolé le salarié du reste de la collectivité de travail, durant trois mois au minimum, et l’aurait rendu invisible, sans que ses responsabilités lui fussent ouvertement retirées. Elle s’inscrivait dans l’entreprise de marginalisation qui visait M. [K] [R] depuis le retour de M. [M] [E] à la tête du groupe et qui s’était déjà traduite par le retrait des « ressources humaines » du périmètre d’intervention du salarié (mail du 11 décembre 2018), l’annulation de toute délégation de pouvoirs signée depuis le 16 mars 2018 (lettre du 14 décembre 2018), le retrait du pouvoir hiérarchique (comité d’entreprise du 1er avril 2019) et une proposition de modification de son contrat de travail.
6) De manière déguisée, l’employeur a tenté de retirer à M. [K] [R], en l’éloignant et en l’isolant, les responsabilités attachées à son poste. La mission confiée le 1er avril 2019 constituait une
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