Type de juridiction : Cour d’appel
Juridiction : Cour d’appel de Metz
Thématique : Harcèlement moral et nullité du licenciement : une situation de travail toxique reconnue.
→ RésuméUn salarié a été embauché par la société Le Pré Bercy en tant que directeur de magasin, avec un salaire mensuel de 2 800 euros brut. En septembre 2019, il a été placé en arrêt de travail pour des raisons de santé. Lors de la visite de reprise en janvier 2020, le médecin du travail a émis un avis d’inaptitude à tous les postes dans l’entreprise, tout en suggérant qu’il pourrait occuper un emploi similaire ailleurs. L’employeur a alors informé le salarié qu’il était dispensé de l’obligation de reclassement. Après plusieurs échanges concernant des offres de reclassement, le salarié a refusé ces propositions, entraînant son licenciement pour inaptitude en mai 2020.
Le salarié a contesté son licenciement, alléguant avoir été victime de harcèlement moral et d’un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité. Il a saisi la juridiction prud’homale, qui a rendu un jugement en septembre 2022, rejetant ses demandes et confirmant que la société n’avait pas violé ses obligations. Le salarié a interjeté appel, demandant la reconnaissance de son harcèlement moral et la nullité de son licenciement. Dans ses conclusions, le salarié a présenté des éléments attestant d’un climat de travail toxique, des pratiques managériales abusives de la part de sa supérieure hiérarchique, ainsi que des conséquences sur sa santé. La société a répliqué en contestant les allégations de harcèlement, affirmant qu’aucun autre salarié n’avait signalé de tels faits et qu’elle avait diligenté une enquête interne. La cour a finalement infirmé le jugement initial, reconnaissant le harcèlement moral et la nullité du licenciement, condamnant la société à verser des dommages-intérêts au salarié pour préjudice moral, licenciement nul et manquement à l’obligation de sécurité. |
Arrêt n°25/00117
02 Avril 2025
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N° RG 22/02346 – N° Portalis DBVS-V-B7G-F2N3
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Conseil de Prud’hommes – Formation paritaire de METZ
09 Septembre 2022
21/00282
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RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D’APPEL DE METZ
Chambre Sociale-Section 1
ARRÊT DU
deux Avril deux mille vingt cinq
APPELANT :
M. [C] [S]
[Adresse 1]
[Localité 2]
Représenté par Me Bertrand MARIOTTE, avocat au barreau de METZ, avocat postulant.
Représenté par Me Julie PICARD, avocat au barreau d’EPINAL, avocat plaidant.
INTIMÉE :
S.A.S. LE PRE BERCY
[Adresse 5]
[Localité 3]
Représentée par Me Brigitte DEMONT-HOPGOOD, avocat au barreau de CHALON-SUR-SAONE
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l’article 907 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 14 Mai 2024, en audience publique, devant la cour composée de :
Mme Véronique LAMBOLEY-CUNEY, Présidente de chambre
Mme Anne FABERT, Conseillère
M. Benoit DEVIGNOT, Conseiller
qui en ont délibéré.
Greffier, lors des débats : Mme Catherine MALHERBE, Greffier
ARRÊT : Contradictoire
Prononcé publiquement par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au troisième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile;
Signé par Mme Véronique LAMBOLEY-CUNEY, Présidente de chambre, et par Monsieur Alexandre VAZZANA, Greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
EXPOSE DU LITIGE
M. [C] [S] a été embauché à durée indéterminée à compter du 14 mai 2018 par la SARL Le Pré Bercy, en qualité de directeur du magasin Weldom de [Localité 4] (Moselle), moyennant un salaire mensuel de 2 800 euros brut.
La convention collective nationale du bricolage était applicable à la relation de travail.
A compter du 4 septembre 2019, M. [S] a été placé en arrêt de travail par son médecin traitant.
Lors de la visite de reprise du 6 janvier 2020, le médecin du travail a émis l’avis suivant:
« Salarié vu ce jour en visite de reprise. Avis impossible à formuler.
A revoir le 20 janvier 2020 après étude de poste et échange avec l’employeur.
Entre dans une procédure éventuelle d’inaptitude ».
La seconde visite médicale a eu lieu le 20 janvier 2020 à l’issue de laquelle ce même médecin a conclu :
« Inapte à tous les postes de travail dans l’entreprise :
pourrait occuper un emploi similaire chez un autre employeur ».
Par courrier du 10 février 2020, la société Le Pré Bercy a indiqué à M. [S] être dispensée de l’obligation de reclassement « sur le site et dans tout le Groupe Schiever ».
Par lettre du 12 février 2020, l’employeur a convoqué M. [S] à un entretien préalable fixé au 24 février 2020 qui a été annulé.
Par courrier du 26 février 2020, la société Le Pré Bercy a indiqué à M. [S] avoir consulté la veille le comité économique et social et a proposé au salarié de nombreux postes au titre de l’obligation de reclassement à laquelle elle s’est finalement estimée tenue.
Par lettre du 25 mars 2020, M. [S] a refusé les offres de reclassement.
Par courrier du 17 avril 2020, la société Le Pré Bercy a convoqué M. [S] à un entretien préalable fixé au 30 avril 2020.
Par lettre du 28 avril 2020, l’employeur, constatant un défaut d’acheminement par les services postaux, a reporté la date de l’entretien préalable au 14 mai 2020.
Par courrier du 26 mai 2020, la société Le Pré Bercy a licencié M. [S] pour inaptitude et impossibilité de reclassement en raison du refus réitéré par le salarié des postes proposés.
Estimant avoir été victime de harcèlement moral, d’un manquement de l’employeur à l’obligation de sécurité et d’un licenciement nul, M. [S] a, par lettre postée le 18 mai 2021, saisi la juridiction prud’homale.
Par jugement contradictoire du 9 septembre 2022, la formation paritaire de la section encadrement du conseil de prud’hommes de Metz a :
– constaté que M. [S] n’avait pas fait l’objet d’une situation de harcèlement moral ;
– dit que la société Le Pré Bercy n’avait pas violé l’obligation de sécurité pesant sur elle ;
– rejeté l’ensemble des prétentions de M. [S] ;
– débouté la société Le Pré Bercy de sa demande sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;
– condamné M. [S] aux dépens.
Le 6 octobre 2022, M. [S] a interjeté appel par voie électronique.
Dans ses dernières écritures remises par voie électronique le 23 février 2024, M. [S] requiert la cour :
– d’infirmer la décision du 9 septembre 2022, en ce qu’elle a dit qu’il n’avait pas fait l’objet d’une situation de harcèlement moral, en ce qu’elle a jugé que l’employeur n’avait pas violé l’obligation de sécurité, en ce qu’elle a dit que son licenciement n’était pas nul et en ce qu’elle l’a débouté de l’ensemble de ses demandes ;
statuant à nouveau,
– de dire recevables et bien fondées ses demandes ;
– de dire qu’il a été victime de harcèlement moral ;
– de dire que l’employeur a violé l’obligation de sécurité ;
– de dire que son licenciement est nul ;
– de condamner la société Le Pré Bercy à lui payer les sommes suivantes :
* 15 000 euros à titre de dommages-intérêts pour harcèlement moral ;
* 10 000 euros au titre de la violation de l’obligation de sécurité ;
* 20 000 euros au titre de la nullité et du caractère abusif du licenciement ;
* 3 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile en première instance ;
* 3 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile en cause d’appel ;
– de condamner la société Le Pré Bercy aux dépens de première instance et d’appel.
A l’appui de ses prétentions, il expose :
– que les pratiques managériales de sa supérieure hiérarchique, Mme [G][J], directrice régionale, lui ont fait subir une situation de harcèlement moral ;
– que Mme [G][J] a proféré des propos humiliants et vexants à son encontre ;
– qu’elle lui a donné des consignes incohérentes et contre-productives de gestion ;
– que le magasin dont il était le directeur est resté en situation de sous-effectif, malgré la progression du chiffre d’affaires et de la charge de travail liée à l’achalandage des rayons, à l’accueil des clients, aussi qu’aux changements de prix à effectuer ;
– que le turn-over des salariés était important en raison des pratiques managériales qu’ils devaient subir ;
– que la synthèse de visite du 29 août 2019 atteste de l’absence de remplacement de la responsable administrative ayant quitté l’entreprise et la prise en charge par d’autres salariés des missions de celle-ci ;
– que Mme [G][J] s’est opposée à des embauches ;
– qu’il a évolué dans un climat anxiogène ;
– que Mme [G][J] a tenté à plusieurs reprises de le joindre au magasin le samedi après 17 heures en demandant s’il serait bien présent le lundi suivant, alors qu’elle savait qu’il rentrait rejoindre sa famille pour ne revenir que le mardi ;
– qu’en tant que cadre soumis à un forfait en jours, il était présent au magasin du mardi au vendredi de 8 heures à 19 heures 15, ainsi que le samedi jusqu’à 17 heures, cette amplitude horaire résultant de la lourde charge de travail qui lui était imposée ;
– qu’il a dénoncé à plusieurs reprises le management toxique de sa supérieure hiérarchique ;
– que l’employeur s’est prévalu auprès de l’inspection du travail d’une enquête interne qui aurait été diligentée, sans pourtant en justifier ;
– que le harcèlement moral qu’il a subi a eu des conséquences dommageables sur sa santé, ce qui a entraîné un arrêt maladie de six mois, puis son inaptitude ;
– qu’il ressort des termes de l’avis du médecin du travail que son inaptitude était liée uniquement à son environnement professionnel toxique, de sorte que le lien entre cette inaptitude et le harcèlement moral est caractérisé, ce qui emporte la nullité du licenciement.
Il soutient :
– que la société Le Pré Bercy n’a pas respecté son obligation de reclassement ;
– que les offres qui lui ont été faites n’étaient pas conformes aux préconisations du médecin du travail ;
– que l’employeur ne lui a pas proposé de poste ‘aussi comparable que possible avec l’emploi précédemment occupé’ ;
– que l’intimée ne justifie pas de la consultation du CSE les 28 janvier 2020 et 25 février 2020 ;
– qu’il est désormais retraité ;
– qu’il n’a pas exercé d’activité professionnelle de 2020 à 2022, excepté quelques missions ponctuelles d’auditeur.
Il ajoute :
– que, dès le 3 septembre 2019, la médecine du travail a été avisée du harcèlement moral qu’il a subi de la part de sa supérieure hiérarchique, Mme [G][J] ;
– que, le 14 février 2020, il a demandé l’annulation de l’entretien préalable afin de ne pas être confronté à Mme [G][J] ;
– que la société Le Pré Bercy admet implicitement avoir eu connaissance avant cette date des faits de harcèlement, puisqu’elle se prévaut d’avoir interrogé le 9 janvier 2020 Mme [G][J] sur l’existence d’un conflit ;
– que les directeurs ayant témoigné en faveur de l’intimée ne travaillaient pas avec lui dans son magasin.
Dans ses dernières conclusions remises le 14 novembre 2023, la société Le Pré Bercy sollicite que la cour confirme toutes les dispositions du jugement et condamne M. [S] à lui payer la somme de 2 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
Elle réplique :
– que le salarié se contente d’affirmer de façon non circonstanciée que des propos humiliants, dégradants, vexants et agressifs lui ont été adressés par Mme [G][J] ;
– que M. [S] allègue que d’autres collaborateurs auraient été victimes de tels faits, mais ne donne ni noms ni précisions ;
– que le salarié ne l’a informée que tardivement, le 14 février 2020, de la prétendue situation de harcèlement moral ;
– qu’elle n’avait connaissance ni du dossier médical de M. [S] ni du contenu d’échanges privés ;
– que les mentions du dossier médical ne sont qu’une simple transcription des affirmations du salarié et non des constatations du praticien ;
– qu’une enquête interne a été diligentée ;
– que les salariés travaillant habituellement avec Mme [G][J] ne rapportent aucun incident et évoquent au contraire une bonne relation d’échange et de travail, ainsi qu’une bonne ambiance ;
– qu’aucun élément ne corrobore l’existence de consignes incohérentes, le salarié n’ayant d’ailleurs jamais sollicité d’éclaircissements auprès de sa hiérarchie ;
– que, contrairement à ce qui est soutenu par le salarié, il est logique de veiller à la fois à ne pas avoir un stock excédentaire et à ne pas avoir de produit en rupture ;
– que M. [S] a bénéficié de l’intervention du directeur formateur référent de la société pour l’aider à remédier aux ruptures de stock ;
– que les synthèses de visite ne concernaient pas personnellement M. [S], mais l’ensemble du magasin et des salariés ;
– que l’évaluation du travail du salarié fait partie des prérogatives de l’employeur et ne saurait à elle seule démontrer l’existence d’actes constitutifs de harcèlement moral ;
– que l’appelant ne démontre ni pression de la part de sa hiérarchie ni sous-effectif ni turn-over important ;
– que l’épuisement professionnel de M. [S] est sans lien avec le comportement de sa hiérarchie, celui-ci ayant d’ailleurs été placé en arrêt maladie ‘simple’ ;
– que les tâches de la salariée qui a quitté l’entreprise ont été reprises par une autre sans que M. [S] démontre qu’il en est résulté une surcharge de travail pour lui.
Elle fait valoir :
– que le médecin du travail, à la suite d’une demande d’éclaircissement de l’avis d’inaptitude, a affirmé que l’impossibilité pour M. [S] d’être maintenu dans l’entreprise s’étendait à l’ensemble des sociétés du groupe, mais n’a pas pour autant dispensé l’employeur de recherches de reclassement, ce qui a conduit à une confusion ;
– que la démarche de reclassement ne résulte pas de l’avis d’inaptitude émis par le médecin du travail ni des échanges avec celui-ci, mais d’une concertation avec l’inspection du travail ;
– que la situation du salarié a été évoquée lors de la réunion du 25 février 2020 du comité social et économique ;
– qu’elle a présenté l’ensemble des postes au sein du groupe Schiever ;
– qu’elle a transmis au salarié deux offres de directeur de magasin et une de chef de secteur.
Elle ajoute :
– qu’il n’y pas de cadre juridique la contraignant à diligenter une enquête en cas de dénonciation de faits de harcèlement ;
– que M. [S] a bénéficié d’une formation en droit social au cours de laquelle a été évoquée la procédure à suivre dans une telle situation, notamment la nécessité d’alerter les représentants du personnel, les référents et la médecine du travail ;
– que les faits tardivement dénoncés par M. [S] ont été pris en considération, de sorte que Mme [G][J] a été interrogée à ce sujet dès le 9 janvier 2020 ;
– que les collaborateurs des deux protagonistes confirment l’absence de harcèlement ;
– qu’elle est toujours restée en contact tant avec la médecine du travail qu’avec l’inspection du travail ;
– que le fait que M. [S] ait été placé en arrêt de travail ne signifie pas ipso facto que la situation de ‘burn-out’ résulte d’agissements répétés à son encontre dans l’environnement de travail.
Le 16 avril 2024, le magistrat chargé de la mise en état a rendu l’ordonnance de clôture.
PAR CES MOTIFS,
La cour,
Infirme le jugement, sauf en ce qu’il a débouté la SAS Le Pré Bercy de sa demande présentée sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;
Statuant à nouveau sur les chefs infirmés et y ajoutant,
Déclare le licenciement nul pour harcèlement moral ;
Condamne la SAS Le Pré Bercy à payer à M. [C] [S] les sommes suivantes :
– 4 000 euros à titre de dommages-intérêts pour harcèlement moral ;
– 20 000 euros à titre de dommages-intérêts pour licenciement nul ;
– 3 000 euros à titre de dommages-intérêts pour manquement de l’employeur à l’obligation de sécurité ;
Ordonne d’office le remboursement par la SAS Le Pré Bercy à France Travail (anciennement Pôle emploi) des indemnités de chômage versées à M. [C] [S] du jour du licenciement au jour du présent arrêt, dans la limite de six mois d’indemnités de chômage ;
Déboute la SAS Le Pré Bercy de sa demande sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile en cause d’appel ;
Condamne la SAS Le Pré Bercy à payer à M. [C] [S] sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile les sommes de 1 000 euros et de 2 000 euros en remboursement des frais irrépétibles engagés par celui-ci respectivement en première instance et en cause d’appel ;
Condamne la SAS Le Pré Bercy aux dépens de première instance et d’appel.
Le Greffier La Présidente
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