Tribunal judiciaire de Nîmes, 20 janvier 2025, RG n° 23/01307
Tribunal judiciaire de Nîmes, 20 janvier 2025, RG n° 23/01307

Type de juridiction : Tribunal judiciaire

Juridiction : Tribunal judiciaire de Nîmes

Thématique : Responsabilité professionnelle et perte de chance dans le cadre d’un prêt cautionné

Résumé

Contexte du litige

Le litige trouve son origine dans un prêt de 2 500 000 francs consenti par la [5] à M. [G] [E] le 9 juillet 1999, destiné à financer l’acquisition de parts sociales du GFA DE [7]. Ce prêt était assorti d’un taux d’intérêt de 4,40% et devait être remboursé sur 15 ans, avec un différé d’amortissement de 3 ans. Le GFA DE [7] s’est porté caution solidaire et hypothécaire pour ce prêt.

Défaillance et procédures judiciaires

Suite à la défaillance de M. [E], un commandement de payer a été signifié au GFA DE [7] le 25 février 2013, suivi d’une assignation devant le juge de l’exécution en juillet 2013. Un jugement de sursis à statuer a été rendu en février 2015, et la demande de reprise des poursuites a été formulée en mars 2016. En avril 2018, le juge a prononcé la nullité du cautionnement hypothécaire et du commandement de payer.

Appel et caducité de la déclaration

La [4] a interjeté appel de la décision en mars 2019, mais une ordonnance de caducité a été rendue en mai 2019 en raison de l’absence de signification de la déclaration d’appel à l’intimé. La [4] a alors assigné son avocat pour obtenir réparation de son préjudice, considérant que la faute de ce dernier avait conduit à la caducité de l’appel.

Demandes de la [4]

Dans ses conclusions de 2024, la [4] demande au tribunal de reconnaître la responsabilité de la SCP [B] [S] – [8] pour avoir failli dans la procédure d’appel, entraînant une perte de chance évaluée à 317 000 euros. Elle sollicite également des intérêts et des frais au titre de l’article 700 du Code de procédure civile.

Réponse de la SCP [B] [S] – [8]

La SCP [B] [S] – [8] conteste la responsabilité et demande le déboutement de la [4], arguant qu’aucun préjudice n’est prouvé. Elle demande également une réduction de la somme sollicitée pour perte de chance, en invoquant l’aléa judiciaire et des questions sur la capacité financière du GFA.

Analyse des responsabilités

Le tribunal rappelle que l’avocat est responsable des fautes commises dans l’exercice de ses fonctions. Il est établi que l’avocat n’a pas respecté le délai de signification de la déclaration d’appel, ce qui constitue une faute. La perte de chance de la [4] de voir le jugement réformé est reconnue comme un préjudice réparable.

Évaluation de la perte de chance

Le tribunal évalue la perte de chance à 80% de la somme de 317 280,89 euros, soit 253 824,89 euros, en tenant compte de l’aléa judiciaire. La demande de réduction de la créance de la [4] est également examinée, mais le tribunal conclut que la nullité des intérêts conventionnels ne pouvait être prononcée.

Décision du tribunal

Le tribunal condamne la SCP [B] [S] – [8] à verser à la [4] la somme de 253 824,89 euros, assortie d’intérêts, et à payer 3 000 euros au titre de l’article 700 du Code de procédure civile. La SCP est également condamnée aux dépens de l’instance. La décision est déclarée exécutoire à titre provisoire.

Copie ❑ exécutoire
❑ certifiée conforme
délivrée à
Me Muriel BERGER-GOUAZE
Maître Stéphane GOUIN de la SCP LOBIER & ASSOCIES

TRIBUNAL JUDICIAIRE Par mise à disposition au greffe
DE NIMES
Le 20 Janvier 2025
1ère Chambre Civile
————-
N° RG 23/01307 – N° Portalis DBX2-W-B7H-J4YA

JUGEMENT

Le Tribunal judiciaire de NIMES, 1ère Chambre Civile, a, dans l’affaire opposant :

Société [4],
inscrite au RCS de Montpellier sous le n°[N° SIREN/SIRET 2], prise en la personne de son représentant légal en exercice, dont le siège social est sis [Adresse 3]
représentée par la SCP LOBIER & ASSOCIES, avocats au barreau de NIMES, avocats plaidant,

à :

S.C.P. [B] [S] [8],
dont le siège social est sis [Adresse 1]
représentée par Me Muriel BERGER-GOUAZE, avocat au barreau de NIMES, avocat postulant et par Maître Thierry BERGER, Avocat au Barreau de MONTPELLIER,avocat plaidant

Rendu publiquement, le jugement contradictoire suivant, statuant en premier ressort après que la cause a été débattue en audience publique le 18 novembre 2024 devant Nina MILESI, Vice-Présidente, Antoine GIUNTINI, Vice-président, et Margaret BOUTHIER-PERRIER, magistrat à titre temporaire, assistés de Aurélie VIALLE, greffière, et qu’il en a été délibéré entre les magistrats.

EXPOSÉ DU LITIGE

Suivant acte authentique du 9 juillet 1999, la [5] a consenti à M. [G] [E] un prêt de 2 500 000 francs, (388 744,99 euros) avec intérêts de 4,40% remboursable sur 15 ans dont 3 ans avec différé d’amortissement, afin de financer l’acquisition de parts sociales du GFA DE [7], qui s’est porté caution solidaire et hypothécaire.

A la suite de la défaillance de M. [E], caution et emprunteur ont été mis en demeure vainement le 14 octobre 2011 de rembourser les sommes dues sous 8 jours à défaut de voir acquise la déchéance du terme. La [4] venant aux droits de la [5] a fait signifier, un commandement de payer valant saisie immobilière, le 25 février 2013 au GFA DE [7], puis une assignation devant le juge de l’exécution près le tribunal de grande instance de Carcassonne le 9 juillet 2013.

En raison d’un jugement de sursis à statuer du 24 février 2015, dans l’attente d’une décision engagée devant le tribunal de grande instance de Montpellier et à la suite de la demande de reprise des poursuites par le [4] par conclusions du 29 mars 2016, c’est par décision du 8 avril 2018 que le juge de l’exécution a :
(…)
Prononcé la nullité du cautionnement hypothécaire accordé par le GFA DE [7] en sureté du prêt consenti par la [4] à Monsieur [G] [E] le 9 juillet 1999,
Prononcé la nullité du commandement de payer aux fins de saisie immobilière délivrée par la [4] à l’encontre du GFA DE [7] en l’absence de titre exécutoire et ordonné la mainlevée du commandement ; (…)

Appel de la décision a été formé par déclaration au greffe de la cour d’appel de Montpellier le 19 mars 2019, par Me [B] [S] de la SCP [S]
-[8], avocat au barreau de CARCASSONE dans les intérêts de la [4]. L’affaire a fait l’objet, en application des articles 905, 905-1 et 905-2 du code de procédure civile, d’une ordonnance de fixation à bref délai et a reçu fixation à l’audience de plaidoirie du 7 novembre 2019 par le président de la 1ère chambre D de la Cour.

Une ordonnance de caducité a été rendue le 16 mai 2019 par le président de chambre, faute de signification par l’appelant de la déclaration d’appel à l’intimé avant le 12 avril 2019.

Considérant que son avocat avait commis une faute, la [4] a fait délivrer le 15 mars 2023 une assignation à comparaître devant le tribunal judiciaire de Nîmes à la SCP [B] [S]-[8] aux fins de voir indemniser ses préjudices.

****

Suivant dernières conclusions notifiées par voie électronique le 30 août 2024 la [4] au visa de l’article 1231-1 du code civil demande au tribunal de :

Juger que la Société Civile Professionnelle [B] [S] – [8] a commis une faute source de responsabilité contractuelle pour avoir été défaillante dans le cadre de la procédure d’appel confiée devant la Cour d’Appel de MONTPELLIER à l’encontre d’un jugement du Juge de l’Exécution du Tribunal de Grande Instance de CARCASSONNE du 03 Avril 2018 ayant entraîné la caducité de la déclaration d’appel prononcée par ordonnance du 16 Mai 2019.

Juger que le préjudice en résultant pour la [4] s’élève à une perte de chance pour la somme de 317.000 € avec intérêts au taux légal à compter du 15 Mars 2023 date de la délivrance de l’assignation jusqu’à parfait paiement.
Débouter la Société Civile Professionnelle [B] [S] – [8] de toutes ses demandes, fins et conclusions.

En conséquence,

Condamner la Société Civile Professionnelle [B] [S] – [8] à porter et payer à la [4] la somme de 317.000 € avec intérêts au taux légal à compter du 15 Mars 2023, date de la délivrance de l’assignation jusqu’à parfait paiement.

Condamner la Société Civile Professionnelle [B] [S] – [8] à porter et payer à la [4] la somme de 6.000 € au titre de l’article 700 du Code de Procédure Civile.

La condamner aux entiers dépens.

Elle fait valoir que l‘avocat qui représente son client dans le cadre d’une procédure, commet une faute en cas d’inexécution de son mandat qui l’oblige à accomplir tous les actes utiles à la conservation et à la préservation des droits de son mandant. Elle estime que tel est le cas en l‘espèce car son conseil n’a pas fait signifier la déclaration d’appel à l’intimé en application des dispositions de l’article 905-1 du code de procédure civile, alors que l‘affaire avait été fixée à bref délai, de sorte que la caducité de l‘appel a été prononcée.

Sur son préjudice elle le qualifie de perte de chance car elle n’a pas eu la possibilité de faire réformer la décision devant la cour d’appel.

Elle estime que le juge de première instance a commis une erreur d’appréciation en prononçant la nullité du cautionnement du GFA, en exigeant, pour valider l’engagement de la caution, trois conditions cumulatives tenant à une communauté d’intérêt entre le GFA et le débiteur principal, la conformité du cautionnement à l’intérêt social du GFA et le consentement unanime des associés. Elle se prévaut de deux arrêts de la Cour de cassation l‘un en date du 8 novembre 2007, le second du 11 janvier 2023, qui rappellent la nécessité de remplir une seule condition, et non le cumul des trois, pour que le cautionnement soit valable dans le cas où il est donné par une personne morale pour le compte d’un tiers. Les conditions sont alternatives et non cumulatives. Elle ajoute que la validité du consentement donné par une société n’est jamais soumise à l‘antériorité du consentement des associés avant l‘acte de cautionnement.

Elle fait valoir, en se référant au PV de l ‘AGO du 9 juillet 1999 que la communauté d’intérêts entre M [E] et le GFA est incontestable, car en devenant associé du GFA il devait effectuer des apports en compte courant, afin de financer, les améliorations culturales et d’important travaux sur les bâtiments. Elle vise également l‘acte authentique du 9 juillet 1999 qui a rappelé le consentement de la collectivité des associés au cautionnement solidaire et hypothécaire, ce qui a été confirmé par le notaire dans un courrier du 5 janvier 2021.

Elle soutient que la décision querellée aurait été infirmée, le commandement de payer valant saisie immobilière n’aurait pas été invalidé et la procédure de saisie immobilière aurait pu se poursuivre.

Sur la perte de chance, elle la fixe à 99%. Elle critique la thèse adverse sur le défaut de communauté d’intérêts, elle estime que l’acte de cautionnement n’est pas de nature à compromettre l‘existence du GFA qui détient un patrimoine bien supérieur.

Elle relève que dans les conclusions prises par la SCP [S] devant le juge de
l‘exécution au soutien de la [4], son argumentation était l’inverse que celle soutenue dans la présente instance, quant à la communauté d’intérêts, et l‘accord des associés au cautionnement hypothécaire et solidaire. Enfin elle fait état d’un courrier de l‘administrateur provisoire du GFA, Maître [V], qui l’informe d’un projet de cessions des actifs immobiliers envisagées pour une somme de 1 .675. 000 euros de sorte que l‘existence du GFA n’était pas menacée par l’engagement de caution, le patrimoine du GFA étant supérieur au montant de l’emprunt cautionné.

*****

Suivant dernières conclusions notifiées par voie électronique le 12 août 2024, la SCP [S]-[8] demande au tribunal de :

A TITRE PRINCIPAL
DEBOUTER la [4] de l’ensemble de ses demandes fins et conclusions en ce qu’il n’est nullement rapporté la preuve d’un préjudice en lien de causalité avec la faute alléguée.
CONDAMNER la [4] à payer à la SCP [S] [8] la somme de 3000€ au titre de l’article 700 du CPC outre les dépens.
A TITRE SUBSIDAIRE
REDUIRE considérablement la somme sollicitée au titre de la perte de chance par la [4] qui n’est nullement justifiée et qui doit tenir compte de l’aléa judiciaire.
DEBOUTER la [4] de toutes demandes plus amples et contraires.
ECARTER l’exécution provisoire de droit en ce qu’elle est incompatible avec l’affaire.

Au soutien de ses prétentions elle conteste sa responsabilité professionnelle, car la [4] n’aurait pas obtenu gain de cause en appel, car le juge de l’exécution a parfaitement motivé sa décision. D’une part seuls quatre associés avaient signé le PV de l‘assemblée générale. D’autre part le consentement des associés devait être donné avant la signature de l‘acte de cautionnement, or les parts sociales n’étaient pas encore acquises par M [E] et M [M]. La défenderesse ajoute que si les conditions ne sont pas cumulatives pour juger de la validité du cautionnement par une personne morale, il faut qu’une majorité de ces conditions soient réunies. Or le cautionnement était contraire à l’intérêt du GFA, car ce dernier, en cas de défaillance de l’emprunteur, devait réaliser la totalité de son patrimoine pour honorer ses obligations de caution. Dès lors l’engagement compromettait l‘existence même du FGA. Elle se réfère à différentes décisions de la Cour de cassation en ce sens.

Au titre de la perte de chance, si sa responsabilité était retenue, elle conteste les sommes sollicitées, car la [4] ne rapporte pas la preuve qu’elle aurait pu recouvrer les sommes, car elle ne démontre pas la capacité financière du GFA. Elle donne une interprétation du courrier de l‘administrateur provisoire contraire à celle de la demanderesse, car il met en évidence des problématiques pour la vente des terrains objet de baux ruraux. Elle relève enfin des questionnements sur les privilèges du trésor public. Dès lors le montant des sommes sollicitées doit être réduit. Elle relève également que le GFA sollicitait la nullité de la stipulation des intérêts contractuels faute de mention exacte du taux effectif global.

Elle sollicite de voir écarter l’exécution provisoire car la [4] ne rapporte pas la preuve qu’elle présente des garanties manifestes de solvabilité si elle devait restituer les sommes allouées.

Il convient de se référer aux dernières conclusions signifiées pour un plus ample exposé des moyens des parties en application de l’article 455 du code de procédure civile.

La clôture a été fixée à la date du 4 novembre 2024 par ordonnance du juge de la mise en état du 10 juillet 2024 et l’affaire fixée à plaider à l’audience collégiale du 18 novembre 2024.
Les parties ont été informées par le président à l’audience du 18 novembre 2024 que le jugement serait rendu le 20 janvier 2025 par mise à disposition au greffe conformément aux dispositions de l’article 450 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS
Le tribunal statuant publiquement par jugement contradictoire en premier ressort,
CONDAMNE la SCP [B] [S]-[8] à payer à la [4] la somme de 253 824,89 euros, assortie du taux légal à compter de la délivrance de l‘assignation en date du 15 mars 2023,
REJETTE le surplus des demandes de la [4],
CONDAMNE la SCP [B] [S]-[8] à payer la somme de 3000 euros à la [4] en application des dispositions de l‘article 700 du code de procédure civile,
REJETTE la demande de la SCP [B] [S]-[8] fondée sur les dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,
CONDAMNE la SCP [B] [S]-[8] aux entiers dépens de l’instance et la déboute de ses demandes à ce titre,
RAPPELLE que la présente décision est exécutoire à titre provisoire, et rejette toute demande contraire,
Le présent jugement a été signé par Nina MILESI, Vice-Présidente et par Aurélie VIALLE, greffière présente lors de sa mise à disposition.

LE GREFFIER LE PRESIDENT

 


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