Tribunal judiciaire de Nîmes, 3 février 2025, RG n° 23/01814
Tribunal judiciaire de Nîmes, 3 février 2025, RG n° 23/01814

Type de juridiction : Tribunal judiciaire

Juridiction : Tribunal judiciaire de Nîmes

Thématique : Responsabilité professionnelle et conséquences fiscales : enjeux d’une indemnisation contestée

Résumé

Contexte de l’affaire

L’affaire concerne une société civile professionnelle (SCP) d’avoués, composée de deux associés : un dirigeant d’entreprise et un autre associé. Suite à la réforme de la profession d’avoué en 2011, la SCP a reçu une offre d’indemnisation de 2.521.038 euros de la part du fonds d’indemnisation des avoués (FIDA) en 2012. Contestant ce montant, la SCP a saisi le juge de l’expropriation.

Retrait d’un associé et valorisation des parts

En 2012, le retrait de l’associé a été acté, entraînant une réduction du capital social et un remboursement basé sur l’offre d’indemnisation du FIDA. Malgré la contestation de cette offre, les associés ont décidé de valoriser les parts de l’associé sortant en tenant compte de l’indemnisation proposée. En 2013, l’associé restant a cédé sa part à un avocat.

Procédure judiciaire sur l’indemnisation

La SCP a contesté l’offre d’indemnisation devant le juge de l’expropriation, qui a fixé le montant à 3.404.823 euros. Cette décision a été confirmée par la cour d’appel, mais a été cassée par la Cour de cassation. Sur renvoi, un nouveau jugement a fixé l’indemnisation à 2.995.300 euros.

Rectifications fiscales

Des propositions de rectification fiscale ont été émises à l’encontre du dirigeant d’entreprise et de l’associé sortant concernant la plus-value professionnelle liée à l’indemnisation. Les recours devant les juridictions administratives ont été rejetés, confirmant les rectifications fiscales.

Responsabilité professionnelle de l’expert-comptable

Le dirigeant d’entreprise a mis en cause la responsabilité de l’expert-comptable de la SCP, l’accusant de manquements dans les écritures comptables. Une assignation a été faite pour engager la responsabilité civile professionnelle de l’expert-comptable et obtenir réparation des préjudices.

Arguments des parties

Le dirigeant d’entreprise a demandé des dommages-intérêts pour un préjudice financier et moral, tandis que l’expert-comptable et la société ont contesté les demandes, arguant que le redressement fiscal était dû aux choix des associés et non à une faute de leur part.

Décision du tribunal

Le tribunal a rejeté les demandes du dirigeant d’entreprise, considérant qu’il n’avait pas prouvé que le préjudice allégué était causé par la faute de l’expert-comptable. Il a également condamné le dirigeant d’entreprise à payer des frais aux défendeurs et a ordonné l’exécution provisoire de la décision.

Copie ❑ exécutoire
❑ certifiée conforme
délivrée à
la SCP COULOMB DIVISIA CHIARINI
la SCP DEVEZE-PICHON

TRIBUNAL JUDICIAIRE Par mise à disposition au greffe
DE NIMES
Le 03 Février 2025
1ère Chambre Civile
————-
N° RG 23/01814 – N° Portalis DBX2-W-B7H-J6G7

JUGEMENT

Le Tribunal judiciaire de NIMES, 1ère Chambre Civile, a, dans l’affaire opposant :

M. [H] [D]
né le [Date naissance 1] 1960 à [Localité 5],
demeurant [Adresse 2]

représenté par la SCP DEVEZE-PICHON, avocats au barreau de NIMES, avocats postulant, et par la SCP CALAUDI BEAUREGARD MOLINIER TRIBOUL-MAILLET, avocats au barreau de MONTPELLIER, avocats plaidant,

à :

S.A.R.L. [6]
immatriculée au RCS de MONTPELLIER sous le n° [N° SIREN/SIRET 3] représentée par son gérant en exercice domicilié es qualité audit siège social, dont le siège social est sis [Adresse 4]

représentée par la SCP COULOMB DIVISIA CHIARINI, avocats au barreau de NIMES, avocats postulant, et par Me André-François BOUVIER-FERRENT, avocat au barreau de PARIS, avocat plaidant,

M. [F] [A],
expert comptable,
demeurant [Adresse 4]
représenté par la SCP COULOMB DIVISIA CHIARINI, avocats au barreau de NIMES, avocats postulant, et par Me André-François BOUVIER-FERRENT, avocat au barreau de PARIS, avocat plaidant,

Rendu publiquement, le jugement contradictoire suivant, statuant en premier ressort après que la cause a été débattue en audience publique le 02 Décembre 2024 devant Nina MILESI, Vice-Présidente, Antoine GIUNTINI, Vice-président, et Margaret BOUTHIER-PERRIER, magistrat à titre temporaire, assistés de Aurélie VIALLE, greffière, et qu’il en a été délibéré entre les magistrats.

EXPOSE DU LITIGE

M. [H] [D] exerçait la profession d’avoué près la cour d’appel de Montpellier au sein de la SCP, laquelle comprenait deux associés :
– M. [H] [D], associé à 50 % avec 8.053 parts,
– M. [K] [L], associé à 50 % avec 8.053 parts.

La loi du 25 janvier 2011 portant réforme de la représentation devant les cours d’appel a supprimé la profession d’avoué à compter du 1er janvier 2012 et a fixé les règles d’indemnisation.

Le 11 avril 2012, le fonds d’indemnisation de la profession d’avoué (FIDA) a proposé à la SCP [D] [L] une offre d’indemnisation d’un montant de 2.521.038 euros. Contestant le montant de cette offre, la SCP a saisi le juge de l’expropriation près le tribunal judiciaire de Paris.

Par assemblées générales extraordinaires des 27 août 2012 et 7 décembre 2012, le retrait de M. [K] [L] de la SCP a été acté avec :
la réduction du capital social par annulation de 8.052 parts sur 8.053 parts détenues par M. [L], correspondant à une réduction de 796.589 euros, le remboursement de la valeur de ses parts évaluées sur la base de l’offre initiale du FIDA en date du 11 avril 2012.
Les associés ont ainsi décidé de valoriser les parts sociales de M. [L] en y intégrant l’offre d’indemnisation du FIDA du 11 avril 2012, en dépit de la contestation de cette offre devant le juge de l’expropriation.

Par acte du 27 mai 2013, M. [L] a cédé l’unique part sociale qu’il avait conservée à Me [G] [E].

Par une convention du 4 novembre 2013, à effet rétroactif au 1er janvier 2013, les associés de la SCP ont convenu que les sommes provenant de l’indemnisation du FIDA reviendrait de façon exclusive à M. [D].

La procédure judiciaire relative à l’offre d’indemnisation

La SCP [D] [L] a contesté l’offre d’indemnisation de la FIDA devant le juge de l’expropriation qui a fixé, par jugement du 1er juillet 2013, le montant de cette indemnisation à la somme de 3.404.823 euros.

Cette décision a été confirmée par arrêt du 5 mars 2015 sauf en ce qu’elle a alloué à la SCP [D] [L] les sommes de 6.333 euros au titre des frais de résiliation du bail professionnel et des frais de déménagement et à Maître [D] la somme de 150.000 euros au titre de la suppression des avoués.

Cet arrêt a été cassé par la Cour de cassation le 6 juillet 2016.

Sur renvoi, la cour d’appel de Paris a fixé le montant de l’indemnisation de la SCP [D] [L] à la somme de 2.995.300 euros par un jugement du 14 décembre 2017.

***

Le 9 décembre 2015, M. [D] a reçu une proposition de rectification fiscale au titre de l’année 2013 portant sur l’imposition sur la plus-value professionnelle issue de l’indemnisation globale de la SCP et la rectification du bénéfice non commercial.

Le 21 décembre 2015, M. [L] a également reçu une proposition de rectification fiscale au titre de la plus-value résultant de la somme reçue en contrepartie de son retrait de la SCP.

La procédure devant les juridictions administratives relatives à la rectification fiscale

Par jugement du 11 juin 2018, le tribunal administratif a rejeté la requête en contestation de M. [D].

Par arrêt du 19 novembre 2019, la cour administrative d’appel a confirmé la décision du tribunal administratif.

Par décision du 28 décembre 2020, le Conseil d’État n’a pas admis le pourvoi formé par M. [D].

***

Par courrier recommandé du 5 mars 2021, M. [D] a mis en cause la responsabilité professionnelle de M. [F] [A], expert-comptable de la SCP [D] [L].

Par acte de commissaire de justice du 28 juin 2021, M. [D] a fait assigner la SARL [6] et M. [A] devant le tribunal judiciaire afin d’engager leur responsabilité civile professionnelle et obtenir l’indemnisation de ses préjudices.

Par ordonnance du 27 juillet 2022, le juge de la mise en état a déclaré irrecevable comme prescrites les demandes de M. [D]. Par arrêt du 6 avril 2023, la cour d’appel de Nîmes a infirmé cette décision.

***

Aux termes de ses dernières conclusions notifiées le 29 octobre 2024, M. [D] demande au tribunal judiciaire de :
déclarer la SARL [6] et M. [A] solidairement responsables de ses préjudices en raison de leurs manquements dans les écritures comptables de la SCP [D] et dans l’établissement de ses déclarations personnelles de revenus, condamner solidairement la SARL [6] et M. [A] à lui payer les sommes suivantes : 608.685 euros à titre de dommages-intérêts en réparation de son préjudice financier avec intérêts au taux légal à compter de l’assignation valait mise en demeure, 25.000 euros en réparation de son préjudice moral, 15.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, condamner solidairement la SARL [6] et M. [A] aux entiers dépens dont distraction au profit de la SCP Deveze Pichon ; rappeler l’exécution provisoire.
M. [D] reproche à la SARL [6] et M. [A] de :
– ne pas avoir retranscrit dans les écritures comptables de la SCP [D], au titre de l’exercice clos en 2012, l’offre d’indemnisation de 2.450.183 euros formulée le 11 avril 2012 par le FIDA,
– ne pas avoir retranscrit dans les écritures comptables au titre de l’exercice clos de 2013 le complément d’indemnisation résultant de la décision du juge de l’expropriation du 1er juillet 2013,
et ce à hauteur de 50 % à son compte courant et 50 % sur celui de M. [L] ;
– ne pas avoir retiré de l’actif aux bilans clos en 2012 et 2013 le droit de présentation de clientèle qui n’existait plus depuis le 1er janvier 2012.

Il soutient que la SARL [6] et M. [A] lui ont donné un conseil erroné consistant à n’enregistrer le montant de l’indemnité de perte du droit de présentation et à ne déclarer l’imposition en résultant qu’à l’issue définitive des procédures.

M. [D] soutient que cette indemnité devait être rattachée à l’exercice 2012 à hauteur de 2.450.183 euros et sur l’exercice 2013 pour la somme de 545.117 euros ; que cette position a été rejetée par les juridictions administratives qui n’ont pas donné foi à l’attestation établie par M. [A] le 24 février 2018 au motif qu’aucune écriture comptable n’avait été produite ; qu’en somme, si les écritures comptables avaient été établies ainsi, M. [D] n’aurait pas supporté la totalité de l’imposition sur la plus-value résultant de l’indemnisation de la SCP pour la perte de son droit de présentation.

M. [D] expose avoir subi un supplément d’imposition de 893.420 euros du fait des rectifications fiscales opérées. Il affirme que si l’expert-comptable avait enregistré correctement les écritures comptables, il n’aurait eu à subir qu’un supplément de 332.532 euros.

Il explique que la SCP a été indemnisée à hauteur de 2.995.300 euros répartie de la façon suivante :
1.225.092 euros pour M. [L], 1.770.208 euros pour lui.
Il soutient que l’assiette de calcul de sa plus-value aurait dû être de 1.065.808 euros, cette somme correspondant au montant de l’indemnisation perçue (1.770.208 euros), moins la valeur de ses parts sociales (704.400 euros) ; que le taux d’imposition de 31 % aurait abouti à un impôt de 332.532 euros alors que son redressement s’est élevé à la somme de 560.888 euros.

M. [D] considère qu’à cette somme doivent s’ajouter les sommes suivantes :
– 8.497 euros de prélèvement sociaux lorsqu’il a racheté son contrat d’assurance-vie pour régler le redressement,
– 39.300 euros correspondant aux honoraires d’avocat devant les juridictions administratives.

Il expose enfin avoir subi un préjudice moral constitué par des procédures judiciaires éprouvantes psychologiquement devant les juridictions administratives pendant 4 ans.

***

Aux termes de leurs dernières conclusions notifiées le 3 juillet 2024, M. [A] et la SARL [6] demandent au tribunal judiciaire de :
rejeter les demandes de M. [D], condamner M. [D] à leur payer une somme de 5.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, écarter l’exécution provisoire.
M. [A] et la SARL [6] soutiennent que le redressement fiscal n’a pas été causé par une faute commise dans l’exercice de leur mission mais par le résultat des choix juridiques des associés de la SCP.

Ils rappellent qu’ils avaient une mission de présentation des comptes annuels et d’établissement des déclarations fiscales sans tenue de la comptabilité. Ils affirment ne pas avoir été consultés lors de l’opération de retrait de M. [L] de la SCP. Ils précisent ne pas être intervenus sur la fixation de la valeur des droits de ce dernier.
Ils soutiennent avoir acté et enregistré le retrait de l’associé avec réduction du capital en débitant le compte capital et en créditant le compte courant de l’associé, qui a ensuite été soldé par le versement des sommes allouées.

M. [A] fait encore valoir que :
M. [D] ne produit aucun écrit de sa part alors même qu’il en existerait nécessairement s’il avait été consulté sur les effets juridiques et fiscaux de l’opération de retrait de M. [L] ; M. [D] ne produit aucune facture pour une consultation sur l’opération de retrait, laquelle ne relevait pas de ses missions habituelles et alors que le coût des prestations inhabituelles apparaît sur certaines factures (à l’occasion de la crise Covid par exemple).
M. [A] et la SARL [6] confirment qu’un assistant-comptable de la société [6] était présent tous les mois dans les locaux de la SCP pour traiter les opérations comptables du mois et préparer les déclarations de TVA, conformément à la mission confiée mais que cela n’impliquait pas participation aux assemblées générales.

Les défendeurs rappellent que l’administration fiscale a considéré que le fait générateur de l’imposition ne pouvait être fixé qu’au jour de l’acceptation de l’offre d’indemnisation par l’avoué ou, en cas de refus comme en l’espèce, au jour de la fixation de l’indemnité par la justice. Ils soutiennent qu’il n’existait aucun moyen pour la SCP et M. [D] d’éviter l’imposition de l’indemnité en totalité sur l’exercice 2013 et que les modalités de comptabilisation de cette indemnité n’ont eu aucune incidence sur la fiscalité. Ils indiquent que le redressement fiscal n’a rien à avoir avec l’absence de déclaration de la plus-value en 2013 ou avec une faculté de report d’imposition qui n’a pas été exercée.

M. [A] et la SARL [6] rappellent que le paiement de l’impôt n’est pas un préjudice indemnisable et que M. [D] ne démontre pas que l’expert-comptable aurait pu éviter, après l’opération de retrait, qu’il soit imposé sur la totalité de l’indemnité.

Ils contestent le calcul du préjudice par le demandeur et soutient que l’imposition supplémentaire supportée par le requérant est de 416.372 euros et non de 560.888 euros. Ils estiment que la somme de 8.497 euros correspondant aux prélèvements sociaux sur les frais de rachat de son assurance-vie par M. [D] a servi à payer la totalité du redressement et pas seulement le complément d’imposition qualifié de préjudice par le requérant.

Ils relèvent que les honoraires et frais d’assistance au contrôle fiscal et exposés devant les juridictions administratives ne constituent pas un préjudice indemnisable car ils résultent d’un choix de gestion du contribuable ; que le préjudice moral n’est pas prouvé.

***

Par ordonnance du 10 juillet 2024, le juge de la mise en état a fixé la clôture de l’instruction à la date du 18 novembre 2024. A l’audience du 2 décembre 2024, la décision a été mise en délibéré au 3 février 2025.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal statuant publiquement, contradictoirement, en premier ressort :

Rejette les demandes de M. [H] [D] ;

Condamne M. [H] [D] à payer une somme de 3.000 euros à M. [F] [A] et la SARL [6] ;

Condamne M. [H] [D] aux dépens avec application de l’article 699 du code de procédure civile au bénéfice de la SCP Deveze-Pichon ;

Rappelle que la présente décision est exécutoire à titre provisoire.

Le présent jugement a été signé par Nina MILESI, Vice Présidente, et par Aurélie VIALLE, greffière présente lors de sa mise à disposition.

LE GREFFIER LE PRESIDENT

 


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