Paroles de chanson : la diffamation est-elle possible ? Quelle appréciation par les juridictions ? Les conditions de la diffamation sont-elles les mêmes ?

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Paroles de chanson : la diffamation est-elle possible ? Quelle appréciation par les juridictions ? Les conditions de la diffamation sont-elles les mêmes ?

Périmètre de tolérance étendu

Il est de construction prétorienne que les paroles de chanson bénéficient d’un régime de faveur. En raison du principe de liberté d’expression associé à la liberté artistique, les délits de presse sont rarement retenus.

Affaire Orelsan

Dans une affaire récente, le rappeur Aurélien Cotentin (dit Orelsan) a été renvoyé devant le  tribunal correctionnel pour injure publique envers un groupe de personnes à raison de leur sexe (les femmes) et de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence.  Plusieurs associations féministes ont fait valoir que dans les chansons incriminées, les femmes étaient systématiquement qualifiées de « putes », de « chiennes », de « truie », de « chnecks (filles) avec un QI en déficit ». En défense, le rappeur a revendiqué la liberté de création et d’expression artistique, expliquant que le personnage tenant les propos incriminés était, comme le titre de l’album le rappelait, ” Perdu d’avance “, compte tenu de la noirceur de ses idées et de la violence de ses sentiments.

Conditions de la diffamation

Aux termes de l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 « toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferment l’imputation d’aucun fait, est une injure ». Par ailleurs, doivent être poursuivis ceux qui ont directement provoqué, dans le cas où cette provocation n’aurait pas été suivie d’effet, à commettre des atteintes volontaires à la vie, des atteintes volontaires à l’intégrité de la personne et des agressions sexuelles, définies par le code pénal.

Toutefois, ces délits et les formulations incriminées doivent être également analysés au regard de la liberté d’expression, protégée par l’article 11 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui dispose que ” la libre communication des pensées et des opinions est un des biens les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi “.

De même, l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme rappelle que ” Toute personne a droit à la liberté d’expression ” même si ” l’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à des sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui ».

Le domaine spécifique de la création artistique

Le domaine de la création artistique, parce qu’il est le fruit de l’imaginaire du créateur, est soumis à un régime de liberté renforcé afin de ne pas investir le juge d’un pouvoir de censure qui s’exercerait au nom d’une morale nécessairement subjective de nature à interdire des modes d’expression, souvent minoritaires, mais qui sont aussi le reflet d’une société vivante et qui ont leur place dans une démocratie.  Ce régime de liberté renforcé doit tenir compte du style de création artistique en cause, le rap pouvant être ressenti par certains comme étant un mode d’expression par nature brutal, provocateur, vulgaire voire violent puisqu’il se veut le reflet d’une génération désabusée et révoltée.

Il appartient au juge de rechercher si, au-delà des expressions incriminées, formulées dans le style par définition agressif du rap, l’auteur a voulu d’une part injurier les femmes à raison de leur sexe et d’autre part, provoquer à la violence, à la haine ou à la discrimination à leur égard ou si ses chansons expriment, dans le style musical qui lui est propre, le malaise d’une partie de sa génération.

Interprétation d’un personnage

En l’espèce, il a été retenu que les paroles en cause font apparaître des personnages qualifiés « d’anti-héros », « fragiles », « désabusés » et  en situation d’échec. Le rappeur a ainsi dépeint, sans doute à partir de ses propres tourments et errements, une jeunesse désenchantée, incomprise des adultes, en proie au mal-être, à l’angoisse d’un avenir incertain, aux frustrations, à la solitude sociale, sentimentale et sexuelle.

Une écoute exhaustive et non tronquée des chansons a permis de réaliser que l’auteur et interprète n’incarne pas ses personnages, au demeurant particulièrement médiocres dans les valeurs qu’ils véhiculent et ne revendique pas à titre personnel la légitimité de leurs discours : une distanciation avec ceux-ci permet de comprendre qu’ils sont fictifs. La cour a considéré qu’il ne lui appartenait pas de juger les sources d’inspiration d’un artiste, même si celles-ci peuvent reposer sur une minorité ” perdue d’avance ” au regard de la pauvreté et de l’indigence de ses capacités d’expression. Le rap n’est d’ailleurs pas le seul courant artistique exprimant dans des termes extrêmement brutaux, la violence des relations entre garçons et filles, le cinéma s’en est fait largement l’écho ces dernières années et il serait gravement attentatoire à la liberté de création que de vouloir interdire ces formes d’expressions.

En conclusion, les paroles des textes en cause ont été analysées dans le contexte du courant musical dans lequel elles s’inscrivaient et au regard des personnages imaginaires, désabusés et sans repères qui les tiennent. Les sanctionner au titre des délits d’injures publiques à raison du sexe ou de provocation à la violence, à la haine et à la discrimination envers les femmes, reviendrait à censurer toute forme de création artistique inspirée du mal-être, du désarroi et du sentiment d’abandon d’une génération, en violation du principe de la liberté d’expression. Source : CA de Versailles, 18/2/2016


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