Dans l’affaire opposant Dominique Strauss Kahn à Marcela Iacub, les juge ont conclu que les limites de la liberté d’expression ont été dépassées : le droit à la liberté de création ne peut prévaloir sur les atteintes à la vie privée caractérisées par la publication de l’ouvrage de Marcela Iacub.
Faits de l’affaire
Marcela Iacub, juriste, chercheuse, essayiste et journaliste, chroniqueuse au journal Liberation a publié plusieurs livres, et notamment en janvier 2012 un essai intitulé “Une société de violeurs ? “ prenant la défense de Dominique Strauss Kahn, à la suite de son arrestation aux Etats-Unis. Dans l’un de ses numéros, l’hebdomadaire Le nouvel observateur a publié plusieurs textes annoncés sur la quasi-totalité de sa couverture sous le titre “Mon histoire avec DSK, le récit explosif de l’écrivain Marcela Iacub » avec un petit portrait de cette dernière et une grande photographie de Dominique Strauss Kahn. Sur la part du vrai et de la fiction dans son ouvrage “Belle et Bête” Marcela Iacub précisait que « Les étapes de la liaison, les lieux, les propos rapportés, tout est vrai. Pour les scènes sexuelles, j’ai été obligée de faire appel au merveilleux. Mais si elles sont fausses sur un plan factuel, elles sont vraies sur un plan psychique, émotif intellectuel.” Elle explique aussi : “le personnage principal est un être double, mi-homme mi-cochon”, “l’homme est affreux, le cochon est merveilleux”.
Liberté d’expression contre vie privée
Le principe à valeur constitutionnelle et conventionnelle de la liberté d’expression implique que, lorsque le dommage invoqué trouve sa cause dans l’une des infractions définies par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse le demandeur ne puisse, notamment pour échapper aux contraintes procédurales de cette dernière, se prévaloir pour les mêmes faits, de qualifications juridiques distinctes restreignant la liberté protégée par cette loi dans des conditions qu’elle ne prévoit pas.
Le droit à la vie privée défini à l’article 9 du code civil et le droit au respect de la réputation (diffamation ou injure) prévus par l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 sont des attributs de la personne parfaitement distincts et ne sauraient être confondus. L’intérêt visé par l’article 9 du code civil étant différent de celui protégé par le droit spécial de la presse, la victime d’une publication illicite est en droit d’invoquer le texte de son choix, à la condition que l’engagement d’une procédure fondée sur une violation de la vie privée n’apparaisse pas comme un détournement de la loi sur la liberté de la presse.
Atteinte à la vie privée constituée
Conformément à l’article 9 du code civil et à l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, toute personne, quelle que soit sa notoriété, a droit au respect de sa vie privée et est fondée à en obtenir la protection en fixant elle-même ce qui peut être divulgué à ce sujet. Cependant, ce droit doit se concilier avec le droit à la liberté d’expression, consacré par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme .et des libertés fondamentales ; il peut en particulier céder devant la liberté d’informer sur tout ce qui entre dans le champ de l’intérêt légitime du public.
Ce principe conventionnel et constitutionnel de la liberté d’expression doit être d’autant plus largement apprécié qu’il porte sur une oeuvre littéraire, la création artistique nécessitant une liberté accrue de l’auteur qui peut manifestement s’exprimer tant sur des thèmes consensuels que sur des sujets qui heurtent, choquent ou inquiètent ; la liberté de l’écrivain ne saurait toutefois être absolue et la liberté de création reste limitée par les droits d’autrui.
Dans ces conditions, les droits au respect de la vie privée et à la liberté d’expression revêtant, au regard des articles 8 et 10 de la Convention européenne et 9 du code civil, une identique valeur normative, il appartient au juge saisi de rechercher leur équilibre et, le cas échéant, de privilégier la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime selon les circonstances de l’affaire. La révélation de Marcela Iacub de sa relation intime sans l’accord de Dominique Strauss Kahn était en elle-même attentatoire à la vie privée de l’ancien directeur du FMI.
Les juges ont conclu que les lecteurs du livre qui n’auront pas forcément une connaissance préalable du détail de l’interview publiée dans Le nouvel observateur n’ont aucun moyen de savoir que ces seuls certains passages seraient teintés de “merveilleux” puisque tout le reste est présenté et revendiqué comme parfaitement exact. En conséquence, la relation de ces faits qu’ils soient réels ou non porte gravement atteinte à la vie privée de Dominique Strauss Kahn en raison de leur caractère particulièrement intime.
Absence de droit à l‘information
S’il est exact que l’ouvrage de Marcela Iacub peut présenter des aspects relevant d’un sujet d’intérêt général, tels que l’exercice et la conquête du pouvoir ou le dédoublement de la personnalité, il n’en contient pas moins de nombreux passages sans lien direct avec ces questions (santé, vie sexuelle et notamment liaison avec l’auteur du livre). Par ailleurs, il est constant que le livre litigieux est une œuvre avant tout littéraire et non journalistique.
Les mesures ordonnées
Les Tribunaux ne prononcent que très exceptionnellement l’interdiction d’un ouvrage même en cas d’atteinte à la vie privée. L’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales reconnaît à toute personne le droit à la liberté d’expression en précisant que celui-ci comprend notamment la liberté de recevoir ou de communiquer des informations, le texte prévoyant, en son paragraphe 2, que l’exercice de cette liberté comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique, en particulier à la protection de la réputation ou des droits d’autrui.
En outre et en vertu des principes constitutionnels applicables devant toutes les juridictions, la libre communication des pensées et des opinions, consacrée comme un droit fondamental de l’homme, est susceptible d’être limitée par la nécessité de répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.
En la matière, les juges se sont appuyés sur l’article 809 alinéa 1 du code de procédure civile qui énonce que « le président peut toujours, même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir tin dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite ». Cet article qui peut permettre jusqu’à l’interdiction d’une oeuvre, satisfait aux exigences de prévisibilité et de nécessité de la norme restrictive de la liberté d’expression, dès lors que le juge des référés réserve cette mesure d’une particulière gravité aux seuls cas exceptionnels où aucune autre disposition n’apparaît de nature à protéger la personne visée contre une agression dont les conséquences pourraient être au moins en partie irrémédiables.
Compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’affaire, en particulier de la méthode adoptée pour l’écriture de l’ouvrage, de la gravité des atteintes touchant à l’intimité de la vie privée de Dominique Strauss Kahn et de l’importance de son préjudice résultant de la publication d’un récit particulièrement intime, les juges ont ordonné l’insertion d’un encart d’avertissement aux lecteurs.
L’ancien président du FMI a également obtenu la somme de 50.000 € à titre de dommages et intérêts
Mots clés : Vie privée
Thème : Vie privée
A propos de cette jurisprudence : juridiction : Tribunal de grande instance de Paris | Date : 26 fevrier 2013 | Pays : France