Droit d’accès aux factures téléphoniques détaillées d’un avocat

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Accès aux factures téléphoniques détaillées d’un avocat

Si le relevé des factures téléphoniques détaillées d’un avocat est une mesure d’une exceptionnelle gravité qui justifie qu’elle puisse être examinée au regard des exigences de la CEDH, de sa proportionnalité et de l’efficacité des garanties prévues, ce contrôle doit cependant s’exercer à l’aune des textes et jurisprudences applicables à l’époque des faits critiqués. La juridiction a confirmé la légalité du contrôle des factures téléphoniques détaillées d’un avocat de personnes publiques poursuivies pour corruption et a rejeté l’action en indemnisation présentée par l’ordre des avocats de Paris .

Le droit au respect de la vie privée

L’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, relatif au droit au respect de la vie privée et familiale selon lequel: ‘1- Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. 2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.’;

Les articles 7, 8 et 52 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne qui énoncent pour le premier que ‘Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications.’, pour le deuxième que ‘Toute personne a droit à la protection des données à caractère personnel la concernant.’ et pour le troisième que ‘Toute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par la présente Charte doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés. Dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui.’

Les articles 1 et 15 §1 de la directive 2002/58/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 juillet 2002 concernant le traitement des données à caractère personnel et la protection de la vie privée dans le secteur des communications électroniques (directive ‘Vie privée et communications électroniques’), qui prévoient pour le premier qu’elle a pour objectif d’harmoniser ‘les dispositions des Etats membres nécessaires pour assurer un niveau équivalent de protection des droits et libertés fondamentaux, et en particulier du droit à la vie privée, en ce qui concerne le traitement des données à caractère personnel dans le secteur des communications électroniques, ainsi que la libre circulation de ces données et des équipements et des services de communications électroniques dans la Communauté’ et pour le deuxième que ‘Les Etats membres peuvent adopter des mesures législatives visant à limiter la portée des droits et des obligations prévus aux articles 5 et 6, à l’article 8, paragraphes 1, 2, 3 et 4, et à l’article 9 de la présente directive lorsqu’une telle limitation constitue une mesure nécessaire, appropriée et proportionnée, au sein d’une société démocratique, pour sauvegarder la sécurité nationale – c’est-à-dire la sûreté de l’Etat – la défense et la sécurité publique, ou assurer la prévention, la recherche, la détection et la poursuite d’infractions pénales ou d’utilisations non autorisées du système de communications électroniques, comme le prévoit l’article 13, paragraphe 1, de la directive 95/46/CE.

À cette fin, les Etats membres peuvent, entre autres, adopter des mesures législatives prévoyant la conservation de données pendant une durée limitée lorsque cela est justifié par un des motifs énoncés dans le présent paragraphe. Toutes les mesures visées dans le présent paragraphe sont prises dans le respect des principes généraux du droit communautaire, y compris ceux visés à l’article 6, paragraphes 1 et 2, du traité sur l’Union européenne.’

 

Une ingérence prévue et proportionnelle

Le principe de proportionnalité exige, selon une jurisprudence constante de la CJUE, que les actes des institutions de l’Union soient aptes à réaliser les objectifs légitimes poursuivis par la réglementation en cause et ne dépassent pas les limites de ce qui est approprié et nécessaire à la réalisation de ces objectifs.

Il n’est pas contesté par l’agent judiciaire de l’Etat ou le ministère public que les investigations réalisées dans la procédure n°306 ont constitué, au sens de l’article 8 de la CEDH une ingérence dans le droit des avocats au respect de leur vie privée et de leur correspondance dont le secret professionnel fait partie.

Si le relevé des factures téléphoniques détaillées d’un avocat est une mesure d’une exceptionnelle gravité qui justifie qu’elle puisse être examinée au regard des exigences de la CEDH, de sa proportionnalité et de l’efficacité des garanties prévues, ce contrôle doit cependant s’exercer à l’aune des textes et jurisprudences applicables à l’époque des faits critiqués.

Il ne peut donc pas être tenu compte, pour apprécier l’existence d’une faute lourde dans la procédure n°306, des préconisations des rapports Perben (Mission relative à l’avenir de la profession d’avocat – 2020) et Mattéi (Commission relative aux droits de la défense dans l’enquête pénale – 2021), de l’exposé du projet de loi pour la confiance dans l’institution judiciaire – 2021), de l’avis du Conseil d’Etat du 8 avril 2021 pas plus que des arrêts de la CJUE Aff C-203/15 et C-698/15 Teleé Sverige Ab et Watson (21 décembre 2016 ), Aff C-207/16 Ministerio fiscal (2 octobre 2018), intervenus certes au cours de la procédure mais postérieurement aux réquisitions, Aff C-511/18 et C-512/18 La Quadrature du net (6 octobre 2020) et Aff C-746/18 Prokuratuur (2 mars 2021) puis du Conseil constitutionnel des 3 décembre 2021 et 25 février 2022, étant relevé au demeurant que celui-ci a estimé que ‘la remise en cause des mesures ayant été prises sur le fondement des dispositions déclarées contraires à la Constitution méconnaîtrait les objectifs de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et de recherche des auteurs d’infractions et aurait ainsi des conséquences manifestement excessives. Par suite ces mesures ne peuvent être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité.’

Il convient par conséquent de rechercher si cette ingérence était prévue par la loi, nécessaire dans une société démocratique, si elle poursuivait un but légitime et si elle était proportionnée à l’objectif poursuivi.

Les réquisitions litigieuses ont été délivrées dans le cadre de l’enquête préliminaire par un officier de police judicaire sur autorisation préalable d’un magistrat du parquet sur le fondement des articles 77-1,77-1-1 et 77-1-2, alinéa 1, du code de procédure pénale. Il doit être considéré qu’elles étaient assorties de garanties en ce qu’elles étaient susceptibles d’un contrôle juridictionnel puisque la juridiction pénale ultérieurement saisie pouvait en contrôler la légalité, peu important qu’au cas d’espèce ce contrôle n’ait pas eu lieu en raison de la décision de classement sans suite qui a été prise.

A l’époque où elles ont été prises, la qualité d’autorité judiciaire du parquet n’était pas remise en cause et la Cour de cassation, par plusieurs arrêts rendus (dont Crim 1.09.2005 n°05-84.061 et Crim 19.03.2014 n°10-88.725) avait confirmé la régularité de ces réquisitions présentées par le procureur de la République ou sur autorisation de celui-ci, s’agissant de mesures non coercitives, et précisé que le secret professionnel ne pouvait pas être opposé.

Cette ingérence était donc prévue par la loi.

Ces réquisitions poursuivaient le but légitime de la prévention d’infractions pénales en ce qu’elles avaient pour objet d’enquêter sur des faits susceptibles de constituer une violation du secret professionnel par une personne qui concourait à l’enquête ou à l’instruction. Nonobstant le quantum de la peine encourrue (un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende selon l’article 226-13 du code pénal), l’infraction suspectée pouvait être qualifiée de grave s’agissant de la divulgation par un membre de l’institution judicaire d’une information issue d’une enquête en cours, de nature à pertuber le déroulement des investigations, dans une affaire concernant des personnes connues.

Le rapport de l’IGJ a relevé que :

– ‘Les nécessités d’enquête ayant justifié ces investigations sont précisées par des PV clairs et factuels.’ (Page 6),

-‘Des demandes d’identification des numéros appelés et appelants (Fadets) ont été adressées aux opérateurs de téléphonie mobile pour 64 lignes téléphoniques, dont 44 n’ont pas été retranscrites en procédure ; sur les 20 lignes téléphoniques dont la liste des appels a été exploitée, 11 concernent neuf avocats différents et une, un magistrat. Des données de géolocalisation a posteriori ont été sollicitées pour 38 lignes téléphoniques et exploitées pour seulement 4 d’entre elles, dont 3 attribuées à des avocats. La liste exhaustive des communications téléphoniques émises ou reçues sur une zone géographique a été sollicitée pour trois bornes situées à [Localité 7], sur une durée maximale de trois heures : les données ainsi recueillies n’ont fait l’objet d’aucune exploitation. Un avocat et un particulier ont fait l’objet de réquisitions fiscales et/ou bancaires. Aucune audition, perquisition ni mesure coercitive ou privative de liberté n’a été mise en oeuvre.’ (p.47),

– ‘Les enquêteurs se sont en outre employés à limiter le champ temporel de leurs réquisitions et à circonscrire leurs PV d’exploitation au seul créneau horaire de la supposée divulgation, régulièrement resseré.’ (Page 49),

– ‘La rédaction des PV de réception et d’exploitation des données collectées atteste du souci permanent des enquêteurs de ne pas exposer excessivement la vie privée ou le secret professionnel des titulaires des lignes exploitées. N’ont ainsi été retranscrits de façon nominative que les renseignements susceptibles d’éclairer les investigations. La plupart des fichiers informatiques transmis par les opérateurs n’ont fait l’objet d’aucune retranscription littérale ou exploitation personnalisée, les enquêteurs s’étant contentés d’effectuer des croisements automatiques de données qui s’avéreront infructueux. Ces recherches seront globalement résumées dans des PV généraux.’ (page 52).

Il se déduit de ces observations, que les différents intervenants se sont interrogés sur la nécessité des réquisitions judiciaires et leur proportionnalité conscients qu’il s’agissait de mesures portant atteinte au secret professionnel d’avocats et qu’ils ont limité leurs investigations aux mesures strictement nécessaires et n’ont exploité que ce qui était utile à la manifestation de la vérité.

Ainsi, l’ingérence était donc nécessaire dans une société démocratique en ce qu’elle correspondait à un besoin social impérieux et proportionnée au but légitime poursuivi, en sorte qu’elle n’a pas été réalisée en violation de dispositions de droit national ou européen.

Enfin s’agissant du manque de rigueur dans le traitement de la procédure et des erreurs relevés par l’IGJ, dont certaines ne concernent que le fonctionnement interne du PNF et pas les usagers du service public de la justice, comme de l’absence d’investigations entre le 7 mars 2016 et le 6 octobre 2016, puis entre le 23 décembre 2016 et le 29 mars 2019, ces seuls manquements, pris isolément ou ensemble, aussi regretables soient-ils, ne caractérisent pas à eux seuls une faute lourde de nature à engager la responsabilité de l’Etat.

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REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D’APPEL DE PARIS

Pôle 4 – Chambre 13

ARRET DU 04 AVRIL 2023

(n° , 11 pages)

Numéro d’inscription au répertoire général : N° RG 21/21288

Décision déférée à la Cour : Jugement du 03 Novembre 2021 -TJ hors JAF, JEX, JLD, J. EXPRO, JCP de PARIS – RG n° 20/12378

APPELANT

L’ORDRE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS représenté par Monsieur le Bâtonnier en exercice

[Adresse 2]

[Localité 3]

Représenté par Me Benoît HENRY de la SELARL RECAMIER AVOCATS ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque : K0148

INTIME

L’AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT

[Adresse 6]

[Localité 5]

Représenté par Me Bernard GRELON de l’AARPI LIBRA AVOCATS, avocat au barreau de PARIS, toque : E0445

AUTRE PARTIE :

LE PROCUREUR GENERAL PRES LA COUR D’APPEL DE PARIS

[Adresse 1]

[Localité 4]

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 31 janvier 2023, en audience publique, les avocats ne s’y étant pas opposés, devant Mme Sophie VALAY-BRIERE, Première présidente de chambre, chargée du rapport.

Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :

Mme Sophie VALAY-BRIERE, Première Présidente de chambre

Mme Marie-Françoise d’ARDAILHON MIRAMON, Présidente de chambre,

Mme Estelle MOREAU, Conseillère

Greffier, lors des débats : Victoria RENARD

MINISTERE PUBLIC : à qui l’affaire a été communiquée le 24 août 2022, ayant fait connaître son avis le 19 décembre 2022 et représenté à l’audience par Mme Sylvie SCHLANGER, avocate générale près la Cour d’appel de Paris.

ARRÊT :

– contradictoire

– par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour le 04 avril 2023, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.

– signé par Mme Sophie VALAY-BRIERE, Première Présidente de chambre et par Mme Florence GREGORI, présente lors de la mise à disposition

***

A compter du mois d’avril 2013, une information judiciaire (n°P1310801454) a été conduite par deux magistrats instructeurs du tribunal de grande instance de Paris des chefs de corruption active et passive, trafic d’influence commis par des personnes exerçant une fonction publique, faux et usage de faux, abus de biens sociaux, blanchiment, recel et complicité de ces infractions, dans le cadre de laquelle diverses commissions rogatoires techniques ont été délivrées, visant notamment l’interception des communications téléphoniques passées depuis la ligne officielle d’un avocat du barreau de Paris soupçonné d’avoir participé à la commission de ces infractions.

Au début de l’année 2014, les magistrats instructeurs saisis de ce dossier ont communiqué au parquet national financier (PNF) deux rapports sur des faits non compris dans leur saisine :

le 17 février 2014, une ordonnance de soit-communiqué aux fins de réquisitions ou avis sur des faits révélés par des procès-verbaux rédigés par un officier de police judiciaire de l’office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (l’OCLCIFF) en charge de l’enquête, relatifs notamment à des conversations téléphoniques laissant présumer des faits de violation du secret professionnel par une personne informée illégalement d’une surveillance technique mise en place dans le cadre de l’instruction dont ils avaient la charge et d’autre part des faits de corruption d’un magistrat de la Cour de cassation.

Une information judiciaire a été ouverte le 26 février 2014 pour des faits de violation du secret de l’instruction, trafic d’influence passif par une personne exerçant une fonction publique, trafic d’influence actif par un particulier sur une personne chargée d’une mission de service public, complicité et recel de ces infractions (dossier n°P14.05600872, n°872).

le 3 mars 2014, un rapport de l’OCLCIFF du même jour faisant état d’une interception de communications entre deux lignes téléphoniques susceptibles de caractériser une violation du secret professionnel et recel. Cette procédure a fait l’objet le 4 mars 2014 d’une ouverture d’enquête préliminaire et le PNF a saisi l’OCLCIFF d’une demande d’enquête préliminaire sur les faits de violation du secret professionnel (dossier n°P14.063000306, n°306), l’autorisant à prendre toute réquisition utile à la manifestation de la vérité en application des articles 77-1,77-1-1 et 77-1-2, alinéa 1, du code de procédure pénale.

Le traitement et la conduite de la procédure n°306 sont contestés, procédure dont les avocats en défense dans le dossier n°872 ont souhaité avoir connaissance à partir de 2016 et l’ont obtenue en janvier 2020.

Le 26 mars 2018, les juges d’instruction en charge du dossier n°872 ont rendu une ordonnance de non-lieu partiel et de renvoi devant le tribunal correctionnel de Paris pour des faits de violation du secret professionnel, recel de violation du secret professionnel, trafic d’influence et corruption.

A la suite de l’audience de fixation de cette affaire le 8 janvier 2020, et à la demande des prévenus, le ministère public a transmis les pièces de l’enquête préliminaire n°306, laquelle avait été classée sans suite le 4 décembre 2019.

Par lettre de mission en date du 1er juillet 2020, Mme la Garde des Sceaux a saisi l’inspection générale de la justice (IGJ) aux fins de procéder à une inspection de fonctionnement sur l’enquête préliminaire engagée par le PNF. Le rapport de l’IGJ, publié le 15 septembre 2020, a estimé en conclusion qu’aucune illégalité n’avait été commise mais a formulé quelques recommandations.

C’est dans ce contexte que l’ordre des avocats du barreau de Paris a été autorisé à assigner à jour fixe l’agent judiciaire de l’Etat en réparation d’un dysfonctionnement du service public de la justice devant le tribunal judiciaire de Paris, qui, par jugement en date du 3 novembre 2021, a rejeté les demandes de l’ordre des avocats du barreau de Paris et l’a condamné à payer à l’agent judiciaire de l’Etat la somme de 2 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux dépens.

Par déclaration du 3 décembre 2021, l’ordre des avocats du barreau de Paris a interjeté appel de cette décision.

Dans ses dernières conclusions, notifiées et déposées le 13 janvier 2023, l’ordre des avocats du barreau de Paris, représenté par son bâtonnier en exercice, demande à la cour de :

– infirmer le jugement en toutes ses dispositions,

– juger recevable son action,

– juger l’Etat, pris en la personne de l’agent judiciaire de l’Etat, responsable d’un dysfonctionnement du service public de la justice,

– condamner l’Etat, pris en la personne de l’agent judiciaire de l’Etat, à lui verser la somme de 50 000 euros en réparation du préjudice,

– condamner l’Etat, pris en la personne de l’agent judiciaire de l’Etat, à lui payer la somme de 10 000 euros au titre des frais irrépétibles de procédure prévus à l’article 700 du code de procédure civile,

– condamner l’Etat, pris en la personne de l’agent judiciaire de l’Etat, aux entiers dépens.

Dans ses dernières conclusions, notifiées et déposées le 9 janvier 2023, l’agent judiciaire de l’Etat demande à la cour de :

– confirmer le jugement en toutes ses dispositions,

– rejeter l’ensemble des demandes de l’ordre des avocats du barreau de Paris,

– condamner l’ordre des avocats du barreau de Paris à lui payer la somme de 3 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, en cause d’appel,

– le condamner aux dépens de première instance et d’appel.

Selon avis notifié le 19 décembre 2022, le ministère public demande à la cour de confirmer le jugement.

L’ordonnance de clôture a été prononcée le 17 janvier 2023.

SUR CE

Sur la responsabilité de l’Etat

Pour rejeter la demande, le tribunal a écarté les deux griefs formulés par l’ordre des avocats du barreau de Paris.

S’agissant du bien-fondé du recours aux investigations téléphoniques, il a retenu que :

– il n’est pas contesté que l’exploitation d’informations concernant la date et la durée des appels téléphoniques, mais aussi les numéros composés, à l’insu de l’intéressé, même si elle se distingue par nature de l’interception des communications, nécessite la collecte et la conservation de données à caractère personnel se rapportant à l’usage du téléphone et constitue une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et de la correspondance, au sens de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH), qui inclut notamment le secret professionnel des avocats,

– dans le cadre d’une enquête préliminaire, les réquisitions à cette fin prises par un officier de police judiciaire sur le fondement de l’article 77-1-1 du code de procédure pénale sont soumises à l’autorisation préalable d’un magistrat du parquet et elles peuvent faire l’objet d’un contrôle juridictionnel ultérieur par les tribunaux, si le ministère public exerce des poursuites à l’encontre de l’intéressé, ces garanties permettant de considérer qu’elles sont prévues par la loi au sens de l’article 8 de la Convention européenne,

– l’intérêt social protégé par ce secret professionnel justifiait l’ingérence constatée dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et de la correspondance qui n’apparaît pas disproportionnée avec l’objectif poursuivi,

– en vertu des principes de primauté, d’unité et d’effectivité issus des traités, tels qu’ils ont été interprétés par la Cour de justice de l’Union européenne, les autorités nationales, chargées d’appliquer les dispositions et principes généraux du droit de l’Union, ont l’obligation d’en assurer le plein effet en laissant au besoin inappliquée toute disposition contraire, qu’elle résulte d’un engagement international de la France, d’une loi ou d’un acte administratif,

– lorsque les données litigieuses ont été obtenues des opérateurs téléphoniques, la conformité de l’article 77-1-1 du code de procédure pénale avec l’article 15 paragraphe 1 de la Directive 2002/58/CE n’était pas contestée,

– il ne peut pas être reproché au PNF de ne pas avoir anticipé avec certitude une interprétation de cette directive par la Cour de justice de l’Union européenne, laquelle a progressivement détaillé, à compter de 2016, les conditions de sa mise en oeuvre à la charge des Etats membres.

S’agissant du choix procédural de l’enquête préliminaire et son déroulement, le tribunal a retenu que :

– la décision de traiter séparément les procédures 872 et 306, qui portaient sur des faits distincts, ne pouvait pas être critiquée s’agissant de l’exercice d’un pouvoir conféré par la loi au PNF,

– les erreurs matérielles dans certaines pièces de procédure et l’absence de réalisation d’investigations entre le 7 mars 2016 et le 6 octobre 2016, ainsi que du 23 décembre 2016 au 29 mars 2019, conduisant à un allongement de la durée de l’enquête constituent des manquements qui, pris isolément ou ensemble, ne caractérisent pas l’existence d’une faute lourde au sens de l’article L.141-1 du code de l’organisation judiciaire.

L’ordre des avocats soutient que les conditions dans lesquelles ont été décidées et menées ces investigations diligentées dans un cadre procédural précis en direction de personnes physiques ou morales exerçant la profession d’avocat, et ce en toute connaissance de cause par le ministère public, apparaissent procéder d’un dysfonctionnement majeur du service public de la justice à la lumière tant des textes nationaux ou européens que de la jurisprudence en vigueur et viennent s’agréger à d’autres dysfonctionnements, cette addition permettant de constater un fonctionnement défectueux du service public de la justice.

Il fait valoir en premier lieu que le PNF, en sollicitant des investigations téléphoniques a violé l’article préliminaire du code de procédure pénale, les articles 5, 6 et 8 de la CEDH et le droit de l’Union européenne, soutenant à cette fin que :

– l’utilisation qui a été faite de l’article 77-1-1 du code de procédure pénale pour investiguer en direction d’avocats a été fautive en ce que ce texte confère au ministère public des pouvoirs que seule une autorité judiciaire, ce qu’il n’est pas comme cela a été jugé à plusieurs reprises par la CEDH depuis 2010, pourrait exercer et ce en l’absence de garanties suffisantes et en ce qu’il ne respecte pas les principes fondamentaux du droit européen, notamment l’exigence que toute ingérence dans l’exercice d’un droit fondamental soit strictement nécessaire et proportionnée,

– les acteurs de la justice pénale pouvaient et devaient apprécier l’opportunité et la légalité de chacune de leurs initiatives à l’aune de l’article préliminaire du code de procédure pénale et des principes européens en vigueur et rappelés par la jurisprudence sans avoir à attendre que la jurisprudence interne ou européenne ou qu’une décision du Conseil constitutionnel ne se prononce de manière spécifique sur les dispositions de l’article 77-1-1 du code de procédure pénale,

– la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne n’autorise l’accès dans le cadre d’une procédure pénale à des données de communication électronique qu’en cas de lutte contre la « criminalité grave » ou pour prévenir des « menaces graves contre la sécurité publique » (CJUE, 2 mars 2021, Prokuratuur), ce qui n’était pas le cas en l’espèce,

– cette position de la CJUE n’est pas nouvelle et déjà en 2002, la directive dite « Vie privée et communications électroniques » posait en son considérant 11 et en son article 15 le principe selon lequel toute ingérence dans la vie privée devait être « rigoureusement proportionnée au but poursuivi » et subordonnée à des « garanties appropriées »,

– le PNF ne pouvait pas se contenter de se réfugier derrière l’article 77-1-1 du code de procédure pénale pour procéder aux actes d’enquête critiqués, mais devait s’interroger sur leur nécessité et leur proportionnalité s’agissant de mesures portant atteinte au secret professionnel d’avocats,

– le Conseil constitutionnel par deux arrêts rendus les 3 décembre 2021 et 25 février 2022. a rejoint la position européenne et jugé que les réquisitions de données de connexion telles que prévues par l’ancien article 77-1-1 susvisé, n’ont pas été entourées par le législateur de garanties propres à assurer une conciliation entre le droit au respect de la vie privée et la recherche des auteurs d’infractions sans se prononcer sur la question de la responsabilité de l’Etat,

– la Cour de cassation a également rappelé dans plusieurs arrêts du 12 juillet 2022 les exigences européennes en matière d’accès aux données de trafic et de localisation,

– le ministère public qui ne présente pas les caractéristiques d’objectivité et de neutralité nécessaires ne pouvait donc pas autoriser ce type d’investigations,

– l’avocat bénéficiant d’une protection spécifique, les ingérences dans sa correspondance aboutissent à une violation des articles 6 et 8 de la Convention européenne si elles ne sont pas prévues par la loi, et doivent poursuivre l’un des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 8 et être nécessaires dans une société démocratique pour atteindre ce but légitime,

– les exigences de proportionnalité à l’objectif poursuivi n’ont pas été respectées au regard de la gravité de l’atteinte portée, de la durée des investigations et de l’absence de garanties particulières.

Il fait valoir en deuxième lieu que la faute lourde est constituée en ce que de multiples dysfonctionnements du service public sont survenus dans la conduite de l’enquête et le traitement de cette procédure.

Il explique pour cela que :

– le choix qui a été fait le 4 mars 2014 d’ouvrir, parallèlement à l’instruction qui avait été initiée le 26 février 2014, une enquête préliminaire pour rechercher les auteurs présumés d’une possible violation du secret de l’enquête et ce malgré la stricte connexité de faits à l’origine du délit prétendument recherché et de ceux ayant fondé l’ouverture de l’information judiciaire a généré une situation qui a permis au PNF de procéder de façon fautive et secrète à différents actes portant atteinte au secret professionnel de plusieurs avocats et au principe du contradictoire, qui juxtaposés les uns aux autres établissent un dysfonctionnement majeur du service public de la justice,

– le rapport de l’IGJ a relevé de nombreuses incohérences et irrégularités procédurales (manque de rigueur dans le traitement de la procédure, absence de veille sur les délais de l’enquête, absence de réaction aux erreurs apparentes de procédure, manque de rigueur dans la gestion des scellés, des copies de travail négligées, traitement administratif de la procédure révélateur de dysfonctionnements, événement de jonction enregistré et communiqué par erreur, retour d’enquête non signalé au greffe, omission de clore la procédure dans Cassiopée, remontée hiérarchique de l’information lacunaire) qui aggravent, par leur accumulation, le dysfonctionnement constaté constitutif d’une faute lourde.

L’agent judiciaire de l’Etat conclut à l’absence de dysfonctionnement du service public de la justice de nature à engager la responsabilité de l’Etat pour faute lourde. Il fait valoir à cette fin que :

– si la conventionnalité et la constitutionnalité des articles 60-1 et ’71-1-1′ du code de procédure pénale peuvent donner lieu à un débat à la suite des décisions rendues dernièrement par la CJUE et le Conseil constitutionnel, le PNF s’est borné à l’époque des faits à agir en application des dispositions du code de procédure pénale régissant les prérogatives d’investigation, aucune jurisprudence interne ou européenne ne venant au moment des investigations remettre en question la constitutionnalité ou la conventionnalité de l’article ’71-1-1′,

– le fait que le PNF ait agi conformément aux dispositions législatives applicables exclut la faute lourde,

– s’agissant de la prétendue violation délibérée des principes applicables, c’est une jurisprudence communautaire et constitutionnelle récente qui a conduit à modifier des dispositions du code de procédure pénale, la jurisprudence antérieure visée par l’appelant posant uniquement la condition de proportionnalité des mesures au but poursuivi, laquelle était remplie,

– le nouveau régime protecteur résultant de l’article 60-1-1 du code de procédure pénale, issu de la loi 2021-1729 du 22 décembre 2021, n’est pas applicable aux investigations qui se sont déroulées antérieurement,

– à l’époque des faits, la Cour de cassation confirmait la régularité de l’action du ministère public, voyant notamment dans la condition que les réquisitions prévues à l’article ’71-1-1′ du code de procédure pénale soient faites sous l’autorisation du procureur, une garantie qu’elles sont faites dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice (Crim 01.09.2005 n°05-84.061) et, saisie de moyens tendant à remettre en question leur conventionnalité, a validé les réquisitions faites sur le fondement de l’article ’71-1-1′ (Crim 22.03.2016 n°15-83.205),

– les décisions du Conseil constitutionnel des 3 décembre 2021 et 25 février 2021 sont sans incidence sur l’issue du litige et la responsabilité de l’Etat ne saurait être recherchée pour des mesures qui, selon le Conseil, étaient conformes à ces objectifs de valeur constitutionnelle et dont la remise en cause aurait des conséquences manifestement excessives,

– depuis l’arrêt Köbler de 2003, la CJUE attend du juge interne, saisi d’une action en responsabilité de l’Etat, qu’il vérifie si le moyen tiré de la violation du droit de l’Union justifie l’engagement de la responsabilité, et ce y compris si la faute résulte d’une procédure juridictionnelle, toutefois la Cour de cassation précise que cette responsabilité n’est susceptible d’être engagée que si, par cette décision, la juridiction a méconnu de manière manifeste le droit applicable, ou si cette violation intervient malgré l’existence d’une jurisprudence bien établie de la CJUE, ce qui n’est pas le cas en l’espèce,

– en effet, il ne peut être considéré que l’application par le ministère public des articles 60-1 et 77-1-1 du code de procédure pénale, en vigueur au moment des faits, constitue une ‘déficience’ traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir sa mission,

– les dispositions légales encadrant l’enquête préliminaire, et en vertu desquelles les actes d’enquête ont été diligentés ne peuvent être retenues comme manifestement contraires au droit de l’Union européenne et notamment de la directive 2002/58/CE, soulignant que l’arrêt Prokuratuur du 2 mars 2021 de la CJUE s’inscrit dans le cadre de ses précédents arrêts qui admettent que ‘l’article 15 permet aux Etats membres d’introduire des exceptions à l’obligation de principe de l’article 5 de la directive de garantir la confidentialité des données à caractère personnel ainsi qu’aux obligations correspondantes lorsqu’une telle limitation constitue une mesure nécessaire, appropriée et proportionnée au sein d’une société démocratique, pour sauvegarder la sécurité nationale, la défense et la sécurité publique ou assurer la prévention (…) et la poursuite d’infractions pénales’,

– considérer que l’application stricte de la loi en vigueur serait susceptible d’être qualifiée comme une faute lourde de nature à engager la responsabilité de l’Etat pour dysfonctionnement de la justice porte atteinte au principe de sécurité juridique,

– la stricte application du droit en vigueur ne saurait caractériser un dysfonctionnement du service public de la justice et les actes du PNF pris en application d’une loi telle qu’elle était interprétée à l’époque des faits ne peuvent caractériser la moindre faute,

– la remise en cause de la qualité d’autorité judiciaire indépendante des magistrats du ministère public ne concerne que les actes relatifs au droit à la liberté et à la sûreté sur le fondement de l’article 5§3 de la Convention européenne, la Cour européenne ayant au contraire considéré dans l’arrêt Ben Faïza contre France (8 février 2018) que la soumission des réquisitions à l’autorisation d’un magistrat du parquet était une garantie contre l’arbitraire,

– s’il n’est pas contesté que les actes d’enquête diligentés de réquisition à opérateurs de téléphonie peuvent être regardés au sens de l’article 8 de la Convention européenne comme une ingérence dans le droit des avocats au respect de la vie privée, dont le secret professionnel fait partie, aucune violation de cet article ne peut être constatée,

– en effet, les actes critiqués étaient prévus par la loi, poursuivaient le but légitime de la défense de l’ordre et de prévention des infractions pénales, étaient nécessaires pour enquêter sur les faits et proportionnés à ce but, le parquet et les enquêteurs ayant strictement limité leurs investigations aux mesures les moins attentatoires à la vie privée et toujours dans le souci de protéger ce droit chez les personnes visées,

– par conséquent, l’atteinte au secret professionnel des avocats, en ce qu’elle a été réalisée dans un cadre juridique légal ou les choix de l’enquête préliminaire et le déroulement de celle-ci ne sont pas constitutifs d’une faute lourde susceptible d’engager la responsabilité de l’Etat, n’est pas fautive,

– les autres griefs liés à l’incohérence et aux irrégularités de certaines décisions internes ne sauraient caractériser une faute lourde.

Le ministère public conclut à l’absence de faute lourde dans la conduite de l’enquête préliminaire et le traitement de la procédure.

Il expose que :

– le parquet tire ses pouvoirs propres, prérogatives d’enquête et de réquisition, de la loi, notamment les articles 77-1-1, 77-1-2 et 60-2 du code de procédure pénale de sorte qu’il est difficile de prétendre que cette mise en oeuvre constitue une ‘déficience illustrant l’inaptitude du service public à remplir sa mission’,

– la remise en cause de la qualité d’autorité judiciaire du parquet n’est effective, à l’aune de la jurisprudence européenne, que s’agissant des actes ayant trait à la liberté et à la sûreté de l’article 5§3 de la Convention européenne, l’intervention du parquet étant au contraire considérée comme une garantie contre l’arbitraire s’agissant des réquisitions,

– le raisonnement de l’ordre des avocats se fonde sur des jurisprudences postérieures aux faits d’espèce, lesquels se situent entre mars 2014 et le 4 décembre 2019,

– au moment où les données ont été obtenues auprès des opérateurs, la conformité de l’article 77-1-1 du code de procédure pénale n’était pas contestée devant les juridictions internes et européennes et ce n’est que le 3 décembre 2021 que cet article a été déclaré contraire à la constitution, le Conseil constitutionnel soulignant que les mesures ainsi prises ne pouvaient être contestées sur le fondement de leur inconstitutionnalité, si bien qu’il ne peut pas être reproché au PNF de n’avoir pas anticipé avec certitude une interprétation de la directive 2002/58/CE dite ‘Vie privée et communications électroniques’ par la CJUE qui à compter de 2016 a progressivement détaillé les conditions de sa mise en oeuvre par les Etats membres,

– la procédure n’a ni méconnu ni violé l’article 15 § 1 de la directive de 2002,

– l’atteinte au droit à la vie privée et au secret professionnel des avocats est conforme aux exigences posées par la jurisprudence européenne, notamment l’arrêt Ben Faïza c/ France du 8 février 2018, en ce qu’elle était prévue par la loi, était nécessaire et proportionnée puisque les investigations menées en enquête préliminaire ont eu pour finalité la prévention et la poursuite d’infractions pénales portant sur la divulgation d’une information en cours dans une affaire particulièrement sensible, qui ne pouvaient avoir été commises que par des professionnels ayant eu accès à cette procédure, et poursuivait un but légitime puisque les réquisitions prises avaient pour but la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales,

– le secret de l’enquête et de l’instruction posé par l’article 11 du code de procédure pénale est limité aux seules personnes concourant à la procédure et certaines informations soumises au secret peuvent être diffusées à l’initiative du procureur ou à la demande du juge d’instruction ou des parties, celles-ci devant toutefois être réduites au strict nécessaire,

– sur les garanties existantes en matière de contradictoire à l’époque des faits, la mission d’inspection a cité l’article 77-2-1 du code de procédure pénale permettant à toute personne entendue dans le cadre d’une audition libre ou d’une garde à vue de demander à consulter le dossier de la procédure afin de formuler ses observations après un délai d’un an ainsi que les limites du dispositif, estimant toutefois que les investigations menées dans l’enquête 306 avaient été perçues par ses auteurs comme techniques et non coercitives,

– le rapport de l’IGJ a fait le constat d’un suivi insatisfaisant de la procédure qui relève d’erreurs et de négligences sans pouvoir caractériser une faute lourde.

Selon l’article L.141-1 du code de l’organisation judiciaire, l’Etat est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice. Cette responsabilité n’est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice.

La faute lourde est définie comme toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi.

Si, prises séparément, aucune des éventuelles négligences relevées ne s’analyse en une faute lourde, le fonctionnement défectueux du service de la justice peut résulter de l’addition de celles-ci et ainsi caractériser une faute lourde de nature à engager la responsabilité de l’Etat.

Le choix qui a été fait par le ministère public le 4 mars 2014 d’ouvrir, parallèlement à l’instruction qui avait été initiée le 26 février 2014, une enquête préliminaire n°306 pour rechercher les auteurs présumés d’une possible violation du secret professionnel et ce malgré l’existence d’un lien de connexité avec les faits de violation du secret de l’instruction ayant fondé l’ouverture de l’information judiciaire n°872, n’est pas critiquable en ce qu’il est conforme aux cadres procéduraux dont il disposait et à l’appréciation souveraine qui est la sienne à l’occasion de ses activités juridictionnelles, s’agissant comme relevé par l’IGJ dans son rapport publié en septembre 2020 de faits de même nature ayant bénéficié aux mêmes acteurs dans des circonstances de lieu et de temps proches mais distincts dans leur matérialité.

Il est établi que lors de cette procédure n°306, ouverte le 4 mars 2014 et clôturée le 4 décembre 2019, le PNF a fait réaliser du 1er au 25 février 2014 des investigations téléphoniques qui ont permis de recueillir et d’identifier des numéros appelés et appelants d’un certains nombre de lignes appartenant à des avocats et à un magistrat par l’obtention de factures détaillées auprès des opérateurs de téléphonie mobile, de retracer par des recherches de géolocalisation en temps différé ou ‘bornages’ les déplacements ou la localisation de certains titulaire de ces lignes téléphoniques et d’identifier des téléphones ayant activé certaines bornes et ce durant quelques heures pour certains et plusieurs jours pour un cabinet d’avocat. Il est tout aussi certain que dans cette procédure, il n’a été procédé à aucune écoute des lignes téléphoniques ayant fait l’objet des réquisitions.

Ces investigations ont été réalisées à l’aide de réquisitions qui, à l’époque des faits étaient encadrées en droit interne par les dispositions des articles 60-1 et 77-1-1 du code de procédure pénale, lequel prévoyait que ‘Le procureur de la République ou, sur autorisation de celui-ci, l’officier de police judiciaire, peut, par tout moyen, requérir de toute personne, de tout établissement ou organisme privé ou public ou de toute administration publique qui sont susceptibles de détenir des documents intéressant l’enquête, y compris ceux issus d’un système informatique ou d’un traitement de données nominatives, de lui remettre ces documents, notamment sous forme numérique, sans que puisse lui être opposée, sans motif légitime, l’obligation au secret professionnel. Lorsque les réquisitions concernent des personnes mentionnées aux articles 56-1 à 56-3, la remise des documents ne peut intervenir qu’avec leur accord’.

Ces textes ne faisaient alors l’objet d’aucune contestation devant les juridictions nationales ou européennes et ne contenaient aucune restriction liée à l’exercice d’une profession dont le secret professionnel est juridiquement protégé, comme déjà relevé par le premier juge, à l’exception d’abord de l’article préliminaire du même code qui prévoit que ‘La procédure pénale doit être équitable et contradictoire et préserver l’équilibre des droits des parties’ et puis par la suite de l’article 39-3, issu de la loi du 3 juin 2016, qui pose un principe général de proportionnalité des actes d’investigation au regard de la nature et de la gravité des faits.

S’agissant du droit européen alors applicable, il convient de rappeler :

– l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, relatif au droit au respect de la vie privée et familiale selon lequel: ‘1- Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. 2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.’;

– les articles 7, 8 et 52 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne qui énoncent pour le premier que ‘Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications.’, pour le deuxième que ‘Toute personne a droit à la protection des données à caractère personnel la concernant.’ et pour le troisième que ‘Toute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par la présente Charte doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés. Dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui.’

– les articles 1 et 15 §1 de la directive 2002/58/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 juillet 2002 concernant le traitement des données à caractère personnel et la protection de la vie privée dans le secteur des communications électroniques (directive ‘Vie privée et communications électroniques’), qui prévoient pour le premier qu’elle a pour objectif d’harmoniser ‘les dispositions des Etats membres nécessaires pour assurer un niveau équivalent de protection des droits et libertés fondamentaux, et en particulier du droit à la vie privée, en ce qui concerne le traitement des données à caractère personnel dans le secteur des communications électroniques, ainsi que la libre circulation de ces données et des équipements et des services de communications électroniques dans la Communauté’ et pour le deuxième que ‘Les Etats membres peuvent adopter des mesures législatives visant à limiter la portée des droits et des obligations prévus aux articles 5 et 6, à l’article 8, paragraphes 1, 2, 3 et 4, et à l’article 9 de la présente directive lorsqu’une telle limitation constitue une mesure nécessaire, appropriée et proportionnée, au sein d’une société démocratique, pour sauvegarder la sécurité nationale – c’est-à-dire la sûreté de l’Etat – la défense et la sécurité publique, ou assurer la prévention, la recherche, la détection et la poursuite d’infractions pénales ou d’utilisations non autorisées du système de communications électroniques, comme le prévoit l’article 13, paragraphe 1, de la directive 95/46/CE. À cette fin, les Etats membres peuvent, entre autres, adopter des mesures législatives prévoyant la conservation de données pendant une durée limitée lorsque cela est justifié par un des motifs énoncés dans le présent paragraphe. Toutes les mesures visées dans le présent paragraphe sont prises dans le respect des principes généraux du droit communautaire, y compris ceux visés à l’article 6, paragraphes 1 et 2, du traité sur l’Union européenne.’

Le principe de proportionnalité exige, selon une jurisprudence constante de la CJUE, que les actes des institutions de l’Union soient aptes à réaliser les objectifs légitimes poursuivis par la réglementation en cause et ne dépassent pas les limites de ce qui est approprié et nécessaire à la réalisation de ces objectifs.

Il n’est pas contesté par l’agent judiciaire de l’Etat ou le ministère public que les investigations réalisées dans la procédure n°306 ont constitué, au sens de l’article 8 de la CEDH une ingérence dans le droit des avocats au respect de leur vie privée et de leur correspondance dont le secret professionnel fait partie.

Si le relevé des factures téléphoniques détaillées d’un avocat est une mesure d’une exceptionnelle gravité qui justifie qu’elle puisse être examinée au regard des exigences de la CEDH, de sa proportionnalité et de l’efficacité des garanties prévues, ce contrôle doit cependant s’exercer à l’aune des textes et jurisprudences applicables à l’époque des faits critiqués.

Il ne peut donc pas être tenu compte, pour apprécier l’existence d’une faute lourde dans la procédure n°306, des préconisations des rapports Perben (Mission relative à l’avenir de la profession d’avocat – 2020) et Mattéi (Commission relative aux droits de la défense dans l’enquête pénale – 2021), de l’exposé du projet de loi pour la confiance dans l’institution judiciaire – 2021), de l’avis du Conseil d’Etat du 8 avril 2021 pas plus que des arrêts de la CJUE Aff C-203/15 et C-698/15 Teleé Sverige Ab et Watson (21 décembre 2016 ), Aff C-207/16 Ministerio fiscal (2 octobre 2018), intervenus certes au cours de la procédure mais postérieurement aux réquisitions, Aff C-511/18 et C-512/18 La Quadrature du net (6 octobre 2020) et Aff C-746/18 Prokuratuur (2 mars 2021) puis du Conseil constitutionnel des 3 décembre 2021 et 25 février 2022, étant relevé au demeurant que celui-ci a estimé que ‘la remise en cause des mesures ayant été prises sur le fondement des dispositions déclarées contraires à la Constitution méconnaîtrait les objectifs de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et de recherche des auteurs d’infractions et aurait ainsi des conséquences manifestement excessives. Par suite ces mesures ne peuvent être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité.’

Il convient par conséquent de rechercher si cette ingérence était prévue par la loi, nécessaire dans une société démocratique, si elle poursuivait un but légitime et si elle était proportionnée à l’objectif poursuivi.

Les réquisitions litigieuses ont été délivrées dans le cadre de l’enquête préliminaire par un officier de police judicaire sur autorisation préalable d’un magistrat du parquet sur le fondement des articles 77-1,77-1-1 et 77-1-2, alinéa 1, du code de procédure pénale. Il doit être considéré qu’elles étaient assorties de garanties en ce qu’elles étaient susceptibles d’un contrôle juridictionnel puisque la juridiction pénale ultérieurement saisie pouvait en contrôler la légalité, peu important qu’au cas d’espèce ce contrôle n’ait pas eu lieu en raison de la décision de classement sans suite qui a été prise.

A l’époque où elles ont été prises, la qualité d’autorité judiciaire du parquet n’était pas remise en cause et la Cour de cassation, par plusieurs arrêts rendus (dont Crim 1.09.2005 n°05-84.061 et Crim 19.03.2014 n°10-88.725) avait confirmé la régularité de ces réquisitions présentées par le procureur de la République ou sur autorisation de celui-ci, s’agissant de mesures non coercitives, et précisé que le secret professionnel ne pouvait pas être opposé.

Cette ingérence était donc prévue par la loi.

Ces réquisitions poursuivaient le but légitime de la prévention d’infractions pénales en ce qu’elles avaient pour objet d’enquêter sur des faits susceptibles de constituer une violation du secret professionnel par une personne qui concourait à l’enquête ou à l’instruction. Nonobstant le quantum de la peine encourrue (un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende selon l’article 226-13 du code pénal), l’infraction suspectée pouvait être qualifiée de grave s’agissant de la divulgation par un membre de l’institution judicaire d’une information issue d’une enquête en cours, de nature à pertuber le déroulement des investigations, dans une affaire concernant des personnes connues.

Le rapport de l’IGJ a relevé que :

– ‘Les nécessités d’enquête ayant justifié ces investigations sont précisées par des PV clairs et factuels.’ (Page 6),

-‘Des demandes d’identification des numéros appelés et appelants (Fadets) ont été adressées aux opérateurs de téléphonie mobile pour 64 lignes téléphoniques, dont 44 n’ont pas été retranscrites en procédure ; sur les 20 lignes téléphoniques dont la liste des appels a été exploitée, 11 concernent neuf avocats différents et une, un magistrat. Des données de géolocalisation a posteriori ont été sollicitées pour 38 lignes téléphoniques et exploitées pour seulement 4 d’entre elles, dont 3 attribuées à des avocats. La liste exhaustive des communications téléphoniques émises ou reçues sur une zone géographique a été sollicitée pour trois bornes situées à [Localité 7], sur une durée maximale de trois heures : les données ainsi recueillies n’ont fait l’objet d’aucune exploitation. Un avocat et un particulier ont fait l’objet de réquisitions fiscales et/ou bancaires. Aucune audition, perquisition ni mesure coercitive ou privative de liberté n’a été mise en oeuvre.’ (p.47),

– ‘Les enquêteurs se sont en outre employés à limiter le champ temporel de leurs réquisitions et à circonscrire leurs PV d’exploitation au seul créneau horaire de la supposée divulgation, régulièrement resseré.’ (Page 49),

– ‘La rédaction des PV de réception et d’exploitation des données collectées atteste du souci permanent des enquêteurs de ne pas exposer excessivement la vie privée ou le secret professionnel des titulaires des lignes exploitées. N’ont ainsi été retranscrits de façon nominative que les renseignements susceptibles d’éclairer les investigations. La plupart des fichiers informatiques transmis par les opérateurs n’ont fait l’objet d’aucune retranscription littérale ou exploitation personnalisée, les enquêteurs s’étant contentés d’effectuer des croisements automatiques de données qui s’avéreront infructueux. Ces recherches seront globalement résumées dans des PV généraux.’ (page 52).

Il se déduit de ces observations, que les différents intervenants se sont interrogés sur la nécessité des réquisitions judiciaires et leur proportionnalité conscients qu’il s’agissait de mesures portant atteinte au secret professionnel d’avocats et qu’ils ont limité leurs investigations aux mesures strictement nécessaires et n’ont exploité que ce qui était utile à la manifestation de la vérité.

Ainsi, contrairement à ce qui est affirmé par l’appelant, l’ingérence était donc nécessaire dans une société démocratique en ce qu’elle correspondait à un besoin social impérieux et proportionnée au but légitime poursuivi, en sorte qu’elle n’a pas été réalisée en violation de dispositions de droit national ou européen.

Enfin s’agissant du manque de rigueur dans le traitement de la procédure et des erreurs relevés par l’IGJ, dont certaines ne concernent que le fonctionnement interne du PNF et pas les usagers du service public de la justice, comme de l’absence d’investigations entre le 7 mars 2016 et le 6 octobre 2016, puis entre le 23 décembre 2016 et le 29 mars 2019, ces seuls manquements, pris isolément ou ensemble, aussi regretables soient-ils, ne caractérisent pas à eux seuls une faute lourde de nature à engager la responsabilité de l’Etat.

Il convient, par conséquent, de confirmer le jugement en toutes ses dispositions.

PAR CES MOTIFS

La cour,

Confirme le jugement en toutes ses dispositions ;

Condamne l’ordre des avocats du barreau de Paris aux dépens d’appel,

Condamne l’ordre des avocats du barreau de Paris à payer à l’agent judiciaire de l’Etat la somme de 3 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

LA GREFFIERE, LA PRESIDENTE,  

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