Responsabilité des notaires dans la gestion des fonds d’une société en liquidation

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Responsabilité des notaires dans la gestion des fonds d’une société en liquidation

L’Essentiel : En date du 3 juillet 2001, l’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution (ACPR) a retiré les agréments d’une société d’assurance, la plaçant en liquidation judiciaire. Un liquidateur a été nommé pour gérer les créances d’assurance. En janvier 2017, un nouveau liquidateur a été désigné pour vérifier les créances et inventorier les actifs. En mai 2017, une expertise comptable a révélé un versement suspect de 400.000 € à un notaire. En juillet 2021, les liquidateurs ont assigné le notaire et son étude en justice. Le tribunal a finalement condamné le notaire à verser cette somme aux liquidateurs pour manquement à ses obligations.

Contexte de l’affaire

En date du 3 juillet 2001, l’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution (ACPR) a retiré les agréments de la société d’assurance, plaçant celle-ci en liquidation judiciaire. Un liquidateur a été nommé pour gérer les créances d’assurance et les actifs liés au passif d’assurance. Un autre liquidateur a été désigné pour s’occuper des autres actifs de la société.

Contrôle judiciaire et changement de liquidateur

Fin décembre 2016, le liquidateur initial a été placé sous contrôle judiciaire, ce qui a conduit à la nomination d’un nouveau liquidateur par l’ACPR en janvier 2017. Ce dernier a été chargé de la vérification des créances d’assurance et de l’inventaire des actifs.

Expertise comptable et découverte d’un versement suspect

En mai 2017, une expertise comptable a été ordonnée, révélant un versement de 400.000 € effectué par chèque à un notaire. Les liquidateurs ont tenté sans succès d’obtenir des justificatifs concernant cette transaction.

Assignation en justice

En juillet 2021, les liquidateurs ont assigné le notaire et son étude devant le tribunal judiciaire pour obtenir réparation du préjudice subi, en raison de l’absence de justification pour le versement de 400.000 €.

Décisions judiciaires successives

Le tribunal a déclaré irrecevable l’action des liquidateurs en janvier 2022, mais cette décision a été infirmée par la Cour d’Appel en janvier 2023. L’affaire a été rétablie pour être plaidée ultérieurement.

Demandes des parties

Les liquidateurs ont demandé au tribunal de reconnaître la recevabilité de leurs demandes et de condamner le notaire et son étude à verser 400.000 € en réparation du préjudice, ainsi que des frais irrépétibles. De leur côté, le notaire et son étude ont demandé un sursis à statuer, arguant que la responsabilité civile professionnelle des notaires ne pouvait être examinée avant l’issue d’autres procédures en cours.

Conclusions et responsabilités

Le tribunal a conclu que le notaire et son étude avaient manqué à leurs obligations de vérification et de déclaration, permettant ainsi à la société d’assurance de subir une perte de 400.000 €. Ils ont été condamnés à verser cette somme aux liquidateurs, ainsi qu’à couvrir les dépens et des frais irrépétibles.

Exécution provisoire et décision finale

La décision a été rendue exécutoire à titre provisoire, et les parties ont été déboutées de leurs autres demandes. Le tribunal a ainsi statué en faveur des liquidateurs, confirmant la responsabilité du notaire et de son étude dans cette affaire.

Q/R juridiques soulevées :

Quelles sont les conséquences du retrait d’agrément d’une société d’assurance ?

Le retrait d’agrément d’une société d’assurance, comme dans le cas de la SA INDEPENDENT INSURANCE, entraîne des conséquences juridiques significatives. Selon l’article L. 310-1 du Code des assurances, l’agrément est nécessaire pour exercer des activités d’assurance en France.

Ainsi, le retrait de cet agrément signifie que la société ne peut plus légalement proposer des contrats d’assurance, ce qui conduit à la nécessité d’une liquidation judiciaire pour protéger les créanciers et les assurés.

L’article L. 612-1 du Code de la consommation précise également que la liquidation judiciaire vise à réaliser l’actif de la société pour apurer son passif, ce qui est essentiel pour garantir les droits des créanciers.

En conséquence, la nomination d’un liquidateur, comme Monsieur [N] [I], est une étape cruciale pour gérer les créances et les actifs de la société en liquidation.

Quelles sont les obligations des notaires en matière de vérification des fonds ?

Les notaires, en tant que professionnels du droit, ont des obligations strictes en matière de vérification des fonds, notamment en vertu de l’article L. 561-5 du Code monétaire et financier. Cet article stipule que le notaire doit identifier son client et vérifier les éléments d’identification sur présentation de documents probants.

De plus, l’article L. 561-10-2 II impose aux notaires d’effectuer un examen renforcé pour toute opération complexe ou d’un montant inhabituellement élevé. Cela inclut la vérification de l’origine des fonds et la déclaration à la cellule TRACFIN en cas de soupçon de blanchiment d’argent.

Dans le cas présent, le notaire a failli à ces obligations en encaissant un chèque de 400.000 € sans effectuer les vérifications nécessaires, ce qui constitue une faute susceptible d’engager sa responsabilité.

Comment se détermine la responsabilité civile professionnelle des notaires ?

La responsabilité civile professionnelle des notaires est régie par l’article 1240 du Code civil, qui stipule que tout fait de l’homme causant un dommage à autrui oblige son auteur à le réparer.

Pour engager la responsabilité d’un notaire, il faut prouver une faute, un préjudice et un lien de causalité. Dans cette affaire, les liquidateurs de la SA INDEPENDENT INSURANCE doivent démontrer que le notaire a commis une faute en ne vérifiant pas l’origine des fonds et que cette faute a causé un préjudice à la société.

L’absence de vérification des fonds, en particulier dans le cadre d’une opération d’un montant élevé, constitue une négligence qui peut être qualifiée de faute professionnelle, entraînant ainsi la responsabilité du notaire.

Quelles sont les conséquences d’une faute dans l’exercice des fonctions notariales ?

Lorsqu’un notaire commet une faute dans l’exercice de ses fonctions, il peut être tenu de réparer le préjudice causé. Selon l’article 700 du Code de procédure civile, le juge peut condamner la partie perdante à payer une somme pour couvrir les frais irrépétibles de l’autre partie.

Dans le cas présent, la faute du notaire a permis à la société INDEPENDENT INSURANCE de perdre 400.000 €, ce qui justifie une demande de réparation.

En outre, l’article 696 du Code de procédure civile stipule que la partie perdante est condamnée aux dépens, renforçant ainsi la responsabilité financière du notaire en cas de faute avérée.

Quelles sont les implications d’une demande de sursis à statuer ?

La demande de sursis à statuer est régie par l’article 378 du Code de procédure civile, qui permet de suspendre le cours de l’instance jusqu’à la survenance d’un événement déterminé.

Dans cette affaire, la demande de sursis a été rejetée, car elle était fondée sur des motifs déjà examinés et rejetés par le juge de la mise en état et la Cour d’Appel.

Le tribunal a donc considéré que la demande de sursis était irrecevable, permettant ainsi de poursuivre l’examen des demandes principales sans interruption, ce qui est essentiel pour garantir une résolution rapide du litige.

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COUR D’APPEL DE PARIS
TRIBUNAL
JUDICIAIRE
de BOBIGNY

AFFAIRE N° RG 23/03821 – N° Portalis DB3S-W-B7H-XTFV
N° de MINUTE : 25/00093
Chambre 6/Section 4

JUGEMENT DU 03 FEVRIER 2025

Maître [V] [T] en sa qualité de liquidateur judiciaire de la société d’assurance INDEPENDENT INSURANCE SA
Désigné en remplacement de Me [X] [E], Administrateur judiciaire, par jugement du Tribunal de Commerce de Paris du 29 juillet 2022, lui-même désigné à cette fonction par jugement du Tribunal de Commerce de Paris 12 juillet 2001
[Adresse 4]
[Localité 8]

Monsieur [A] [W], en sa qualité de liquidateur chargé de la vérification des créances d’assurance ainsi que de l’inventaire des actifs directement liés au passif d’INDEPENDENT INSURANCE
Désigné à cette fonction par décision de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) du 4 janvier 2017
[Adresse 1]
[Localité 5]

Ayant tous pour Avocat : Me Bernard CHEYSSON, SELARL MARCHADIER & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, vestiaire: K43

DEMANDEURS

C/

Maître [A] [H], notaire retiré de charge
[Adresse 2]
[Localité 6]

La S.C.P. [F] [M], NOTAIRES
[Adresse 3]
[Localité 7]

Ayant tous pour Avocat : Maître Thomas RONZEAU de la SCP RONZEAU & ASSOCIES, avocats au barreau de PARIS, vestiaire : P0499

DEFENDEURS

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Lors des débats et du délibéré

Président : Madame Charlotte THIBAUD, Vice-Présidente
Assesseurs : Monsieur David BRACQ-ARBUS, Juge
Monsieur François DEROUAULT, Juge

Assisté aux débats : Madame Reine TCHICAYA, Greffier

DÉBATS

L’affaire a été examinée à l’audience publique du 25 Novembre 2024 du tribunal judiciaire de Bobigny, tenue par Madame Charlotte THIBAUD, Présidente de la formation de jugement, et
Messieurs David BRACQ-ARBUS et François DEROUAULT Juges, assistés de Mme Madame Reine TCHICAYA, Greffier.

À l’issue des débats, l’affaire a été mise en délibéré au 03 Février 2025.

Madame Charlotte THIBAUD, Vice-Présidente, a rédigé le jugement rendu.

JUGEMENT

La présente décision est prononcée publiquement, par mise à disposition au greffe, par jugement contradictoire et en premier ressort, signée par Madame Charlotte THIBAUD, Vice-Présidente, assistée de Madame Reine TCHICAYA, Greffier.

EXPOSÉ DU LITIGE

Par décision en date du 3 juillet 2001, la Commission de Contrôle des Assurances devenue depuis l’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution (ACPR), a retiré à la SA INDEPENDENT INSURANCE les agréments dont elle était précédemment titulaire pour effectuer des opérations en France et a nommé Monsieur [N] [I] liquidateur chargé de la vérification des créances d’assurance ainsi que de l’inventaire des actifs directement liés au passif d’assurance.

Selon jugement du tribunal de commerce de Paris en date du 12 juillet 2001, la SA INDEPENDENT INSURANCE a été placée en liquidation judiciaire, Monsieur [N] [I] a été confirmé en qualité de liquidateur chargé de la vérification des créances d’assurance ainsi que de l’inventaire des actifs directement liés au passif d’assurance et Monsieur [X] [E] a été nommé en qualité de liquidateur judiciaire chargé de l’inventaire des autres actifs et des opérations de liquidation.

Monsieur [N] [I] a été placé sous contrôle judiciaire fin décembre 2016 lui interdisant d’exercer les activités de mandataire liquidateur de sociétés ou de mutuelles d’assurance en liquidation.

Par décision en date du 4 janvier 2017, l’ACPR a désigné Monsieur [A] [W] en qualité de liquidateur chargé de la vérification des créances d’assurance ainsi que de l’inventaire des actifs directement liés au passif d’assurance en remplacement de Monsieur [N] [I].

Selon ordonnance en date du 16 mai 2017, le Président du tribunal de commerce de Paris, saisi par Messieurs [E] et [W], a désigné Monsieur [G] [Z] afin de procéder à une expertise comptable.

A l’occasion des opérations d’expertise, Monsieur [Z] a mis en évidence un versement d’un montant de 400.000 € par chèque en date du 17 mars 2010 à l’ordre de Maître [A] [H].

Les liquidateurs de la SA INDEPENDENT ASSURANCE ont vainement sollicité, à plusieurs reprises, auprès de Maître [A] [H] puis auprès de la SCP [F] [M], nouvelle dénomination de l’étude à la suite du départ à la retraite de Me [H], la transmission des justificatifs concernant cette transaction.

Par ordonnance en date du 11 janvier 2021, le juge des référés près le tribunal judiciaire de Bobigny, saisi par les liquidateurs de la SA INDEPENDENT ASSURANCE, a enjoint à la SCP [F] [M] et à Me [H] de communiquer copie de l’acte de vente en vertu duquel la somme de 400.000 € a été versée à Me [H], notaire, par la société INDEPENDENT ASSURANCE SA, alors en liquidation judiciaire, par chèque BNP PARIBAS à son ordre le 17 mars 2010.

La SCP [F] [M] et Me [A] [H] ont transmis à Me [E] et à Monsieur [W] la copie de l’acte de vente du 7 juin 2010 aux termes duquel Monsieur et Madame [N] [I] ont acquis la propriété d’une villa à [Localité 11] moyennant la somme de 400.000 €.

C’est dans ces conditions que par acte d’huissier de justice en date du 20 juillet 2021, Maître [X] [E] et Monsieur [A] [W], en leur qualité de liquidateurs judiciaires de la SA INDEPENDENT ASSURANCE, ont fait assigner Monsieur [A] [H] et la SCIP [F] [M] devant le tribunal judiciaire de Bobigny, aux fins d’obtenir leur condamnation à leur verser la somme de 400.000 € en réparation du préjudice subi.

Cette procédure a été enregistrée sous le numéro RG 21/7199.

Par ordonnance en date du 31 janvier 2022, le juge de la mise en état a déclaré irrecevable l’action de la société INDEPENDENT SA représentée par Me [E] et Monsieur [W].

L’affaire a été rétablie au rôle sous le numéro RG 23/3281.

Par jugement du tribunal de commerce de Paris en date du 29 juin 2022, Me [V] [T] a été nommé en qualité de mandataire judiciaire liquidateur de la SA INDEPENDENT ASSURANCE, en remplacement de Me [X] [E].

Selon un arrêt en date du 10 janvier 2023, la Cour d’Appel de Paris a infirmé dans toutes ses dispositions l’ordonnance rendue par le juge de la mise en état le 31 janvier 2022.

L’affaire a été rétablie au rôle sous le numéro RG 23-3821.

Par ordonnance en date du 20 novembre 2023, le juge de la mise en état a rejeté la demande de sursis à statuer formulée par la SCP [F] [M] et Monsieur [A] [H].

La clôture de l’instruction a été prononcée le 12 juin 2024 et l’affaire a été renvoyée pour être plaidée à l’audience du 25 novembre 2024.

***

Dans leurs dernières conclusions notifiées par RPVA en date du 29 mars 2024, Me [T] et Monsieur [W] en leur qualité de liquidateurs de la SA INDEPENDENT ASSURANCE demandent au tribunal de :
« DECLARER Maître [V] [T] et Monsieur [A] [W], respectivement liquidateur judiciaire et liquidateur chargé de la vérification des créances d’assurance ainsi que de l’inventaire des actifs directement liés au passif de la société INDEPENDENT INSURANCE recevables et bien fondés en leur demandes ;
En conséquence,
DEBOUTER la SCP [F] [M] et Maître [A] [H] de l’ensemble de leurs fins moyens et prétentions ;

CONDAMNER in solidum la SCP [F] [M] et Maître [A] [H] à payer à Maître [V] [T] et à Monsieur [A] [W] respectivement liquidateur judiciaire et liquidateur chargé de la vérification des créances d’assurance ainsi que de l’inventaire des actifs directement liés au passif de la société INDEPENDENT INSURANCE la somme de 400.000 euros en réparation du préjudice subi par cette dernière, majorée des intérêts au taux légal depuis le 17 mars 2010 avec capitalisation des intérêts conformément à l’article 1343-2 du Code civil.

CONDAMNER in solidum la SCP [F] [M] et Maître [A] [H] à payer la somme de 10.000 euros aux Liquidateurs d’INDEPENDENT INSURANCE au titre des frais irrépétibles par application des dispositions de l’article 700 du Code de procédure civile ;

CONDAMNER in solidum la SCP [F] [M] et Maître [A] [H] aux entiers dépens dont distraction au profit de la Selarl CHEYSSON MARCHADIER ET ASSOCIES conformément à l’article 699 du Code de procédure civile. »

***

Dans leurs dernières conclusions notifiées par RPVA en date du 15 mai 2024, la SCP [F] [M] et Maître [A] [H], demandent au tribunal de :
« JUGER qu’il ne pourra être statué sur le point de savoir si les conditions de mise en oeuvre de la responsabilité civile professionnelle des notaires sont réunies avant de connaître l’issue de la Procédure d’Appel en cours, et celle de la procédure pénale engagée par les demandeurs es-qualités, à l’encontre de Monsieur [I] et Maître [H].

En conséquence, Sursoir à statuer sur les demandes de Maître [T], es-qualité, et Monsieur [W], es-qualité.

En tout état de cause,

DEBOUTER Maître [T], es-qualité, et Monsieur [W], es-qualité, de toutes leurs demandes dirigées à l’encontre de Maître [A] [H] et la SCP [F] [M], notaires.

JUGER que Maître [T], es-qualité, et Monsieur [W], es-qualité, ne rapportent pas la preuve d’une faute des notaires dans le cadre de leurs fonctions qui serait directement à l’origine d’un préjudice certain réel et actuel pouvant leur ouvrir droit à réparation.

DEBOUTER Maître [T], es-qualité, et Monsieur [W], es-qualité, de leur demande de dommages et intérêts dirigées à l’encontre de Maître [A] [H] et la SCP [F] [M], notaires.

JUGER que tout au plus les demandeurs pourraient se prévaloir d’une perte de chance de ne pas voir Monsieur [I] utiliser les fonds objet du chèque litigieux à des fins personnelles, en l’absence du manquement reproché au notaire, perte de chance qui est nulle.

JUGER qu’en tout état de cause, une telle perte de chance ne saurait excéder 10% du montant du chèque litigieux.

DEBOUTER Maître [T], es-qualité, et Monsieur [W], es-qualité, de leurs demandes au titre des intérêts.

DEBOUTER Maître [T], es-qualité, et Monsieur [W], es-qualité, de leurs demandes au titre des frais irrépétibles et des dépens.

CONDAMNER Maître [T], es-qualité, et Monsieur [W], es-qualité, à payer à Maître [A] [H] et la SCP [F] [M], notaires, la somme de 4.000 € en application de l’article 700 du Code de Procédure Civile.

CONDAMNER Maître [T], es-qualité, et Monsieur [W], es-qualité, aux dépens dont distraction au profit de Maître Thomas RONZEAU qui pourra les recouvrer directement en application de l’article 699 du Code de Procédure Civile.

JUGER n’y avoir lieu d’assortir la décision intervenir de l’exécution provisoire et REJETER toute demande à ce titre.»

***

Pour un plus ample exposé des faits, moyens et prétentions des parties, il est renvoyé aux écritures visées ci-dessus conformément aux dispositions de l’article 455 du code de procédure civile.

La décision a été mise en délibéré au 03 février 2025.

MOTIFS DE LA DÉCISION

À titre liminaire

Aux termes de l’article 768 du code de procédure civile, le tribunal ne doit statuer que sur les prétentions énoncées au dispositif et n’examine les moyens au soutien de ces prétentions que s’ils sont invoqués dans la discussion. Or ne constituent pas des prétentions au sens de l’article 4 du code de procédure civile les demandes des parties tendant à voir « constater », « dire », « juger » ou « donner acte », en ce que, hors les cas prévus par la loi, elles ne sont pas susceptibles d’emporter de conséquences juridiques, mais constituent en réalité des moyens ou arguments, de sorte que le tribunal n’y répondra qu’à la condition qu’ils viennent au soutien de la prétention formulée dans le dispositif des conclusions et, en tout état de cause, pas dans son dispositif mais dans ses motifs, sauf à statuer sur les demandes des parties tendant à « dire et juger » lorsqu’elles constituent un élément substantiel et de fond susceptible de constituer une prétention (2ème Civ., 13 avril 2023, pourvoi n° 21-21.463).

Sur la demande de sursis à statuer

Aux termes de l’article 378 du code de procédure civile la décision de sursis suspend le cours de l’instance pour le temps ou jusqu’à la survenance de l’événement qu’elle détermine.

Hors les cas où elle est prévue par la loi, les juges du fond apprécient discrétionnairement l’opportunité d’un sursis à statuer.

En l’espèce, par ordonnance en date du 20 novembre 2023, le juge de la mise en état a d’ores et déjà rejeté la demande de sursis à statuer formulé par Monsieur [A] [H] et la SCP [F] [M] dans l’attente de l’issue de la procédure pénale faisant suite à la plainte déposée le 17 mars 2022 par Maître [T] et Monsieur [W] en qualité de liquidateurs de la compagnie INDEPENDANT INSURANCE SA contre Monsieur [N] [I] et Maître [A] [H].

Par arrêt en date du 15 octobre 2024 n°24/515, la Cour d’Appel de Paris a confirmé cette ordonnance du juge de la mise en état et rejeté la demande de sursis à statuer.

Or, la présente demande de sursis à statuer présentée par Monsieur [A] [H] et la SCP [F] [M] est fondée sur le même motif que celle déjà rejetée tant par le juge de la mise en état que par la Cour d’Appel.

Dans ces conditions, la demande de sursis à statuer sera déclarée irrecevable.

Sur les demandes principales

Aux termes de l’article 1240 du code civil dans sa version applicable au présent litige, tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer.

Il incombe aux demandeurs de rapporter la preuve d’une faute du notaire, d’un préjudice et d’un lien de causalité.

Conformément à l’article L. 561-2, 13 du code monétaire et financier (CMF), les notaires sont assujettis aux obligations de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme et sont soumis à deux types d’obligations :

– des obligations de vigilance à l’égard de la clientèle (article L 561-5 à L 561-14-2 du CMF) :

Le notaire est tenu d’identifier son client et, le cas échéant, le bénéficiaire effectif de la relation d’affaires et de vérifier les éléments d’identification sur présentation de tout document écrit probant (article L 561-5 du CMF) ; il doit en outre avant d’entrer en relation d’affaires avec un client recueillir « les informations relatives à l’objet et à la nature de cette relation et tout autre élément d’information pertinent sur ce client » (article L 561-6 du CMF) ; en cas d’impossibilité de procéder à ces vérifications, le notaire doit refuser de prêter son concours (article L 561-8 du CMF) ;

En outre, selon l’article L 561-10-2 II du code monétaire et financier dans sa version applicable au présent litige, les personnes mentionnées à l’article L. 561-2 effectuent un examen renforcé de toute opération particulièrement complexe ou d’un montant inhabituellement élevé ou ne paraissant pas avoir de justification économique ou d’objet licite. Dans ce cas, ces personnes se renseignent auprès du client sur l’origine des fonds et la destination de ces sommes ainsi que sur l’objet de l’opération et l’identité de la personne qui en bénéficie.

L’ACPR a eu l’occasion de préciser que la mise en place d’un seuil fixe de transactions en dessous duquel aucun examen renforcé ne serait effectué n’est, en elle-même, pas compatible avec l’article L. 561-10-2. En effet, elle conduit à écarter d’un tel examen des opérations qui ne paraîtraient pas avoir de justification économique ou d’objet licite (Décis. ACPR n° 2017-10 du 10 janv. 2019).

Ainsi, pèse sur les notaires une obligation de vérification renforcée impliquant notamment de vérifier l’origine des fonds relativement aux opérations particulièrement complexes ou d’un montant inhabituellement élevé ou ne paraissant pas avoir de justification économique ou d’objet licite. Il s’agit d’une énumération alternative et non cumulative.

– des obligations de déclaration (articles L 561-15 à L 561-22 du CMF) :

Les notaires sont tenus de déclarer à la cellule TRACFIN « les sommes inscrites dans leurs livres ou les opérations portant sur des sommes dont elles savent, soupçonnent ou ont de bonnes raisons de soupçonner qu’elles proviennent d’une infraction passible d’une peine privative de liberté supérieure à un an ou participent au financement du terrorisme » (article L 561-15 I du CMF).

En l’espèce, aux termes de l’acte authentique du 7 juin 2010, reçu par Maître [A] [H] notaire associé de la SCP [A] [H] et [F] [M], devenue la SCP [F] [M], les consorts [P] ont vendu aux époux [I] une propriété bâtie constituant le lot n°14 du lotissement dénommé [Adresse 9] consistant en une Villa et une petite Villa et située à [Localité 11] moyennant le prix de 1.731.000 €.

Il est établi que Monsieur [N] [I], alors liquidateur de la compagnie INDEPENDENT INSURANCE, chargé de la vérification des créances d’assurance ainsi que de l’inventaire des actifs directement liés au passif d’assurance, a payé une partie du prix de cette acquisition personnelle, soit la somme de 400.000 €, au moyen d’un chèque BNP Paribas n°1787722 de la compagnie INDEPENDENT INSURANCE émis le 17 mars 2010 au bénéfice de Maître [A] [H] et débité le 6 avril 2010.

Aux termes de leurs propres énonciations, Maître [A] [H] et la SCP [F] indiquent que « le chèque de 400.000 € était accompagné d’un écrit de Monsieur [I] déclarant intervenir en qualité de PDG de la société INDEPENDENT INSURANCE et faire le versement pour le compte de Monsieur [I] (…) ». Or, les notaires ne pouvaient ignorer que cette circonstance est susceptible de revêtir la qualification pénale d’abus de bien social, délit puni d’une peine privative de liberté de 5 ans et de 375.000 € d’amende, une société n’ayant pas vocation à payer une acquisition de son dirigeant en son nom personnel, acquisition qui plus est sans lien avec l’objet social d’une compagnie d’assurance.

Ces déclarations auraient dû amener Maître [A] [H] et la SCP [F] soit à refuser d’encaisser ce chèque, soit à effectuer des investigations complémentaires quant à l’identité de Monsieur [I] et en particulier sur sa qualité de dirigeant de la société INDEPENDENT INSURANCE. A cet égard une simple vérification au BODACC leur aurait appris que Monsieur [I] n’en était pas le dirigeant et qu’elle était à cette date en liquidation judiciaire.

Par ailleurs, l’acte authentique du 7 juin 2010 mentionne en page 6 que :
« L’ACQUEREUR a payé le prix de vente comptant, savoir :
-à concurrence de la somme de cent soixante-quinze mille euros (175.000,00 eur) à l’instant même par imputation sur l’acompte versé dès avant ce jour par lui, ainsi qu’il résulte de la comptabilité de l’Office Notarial participant,
-et pour le solde à l’instant même par versement effectué par lui ainsi qu’il résulte de la comptabilité de l’Office Notarial dénommé en tête des présentes. (…) ».

Or, il est démontré et au demeurant non contesté par les notaires, qu’une partie du prix d’acquisition, 400.000 €, a été payée au moyen du chèque BNP Paribas n°1787722 en date du 17 mars 2010 et débité le 6 avril 2010, de sorte qu’il est inexact d’écrire qu’un acompte unique de 175.000 € a été versé avant le jour de la vente et que le solde a été payé par un versement également unique effectué par Monsieur [I]. Cette rédaction volontairement silencieuse sur l’un des moyens de paiement et en tout état de cause inexacte sur les montants et les modalités de paiement permet de considérer que les notaires n’ignoraient pas l’origine frauduleuse d’une partie des fonds.

Ainsi, si l’opération n’apparaît en elle-même particulièrement complexe, s’agissant de l’achat par les époux [I] de deux villas à [Localité 11] auprès des ex-époux [U], en revanche, le montant élevé de l’opération soit 1.731.000 € et les circonstances l’entourant telles que rappelées ci-dessus non seulement ne permettaient pas d’exclure tout soupçon sur la provenance des sommes mais constituaient de bonnes raisons de soupçonner que la somme de 400.000 € provenait d’une infraction passible d’une peine privative de liberté supérieure à un an, de sorte que les notaires instrumentaires étaient tenus d’une obligation de vérification renforcée donc de vérifier l’origine des fonds ainsi que la qualité de dirigeant de la société INDEPENDENT INSURANCE de Monsieur [I] et de procéder à une déclaration auprès de la cellule Tracfin, ce qu’ils reconnaissent ne pas avoir fait.

Dès lors, ils ont commis une faute susceptible d’engager leur responsabilité.

Monsieur [A] [H] et la SCP [F] soutiennent que les manquements du liquidateur judiciaire, en s’abstenant de toute vérification du travail de Monsieur [I] est directement à l’origine du préjudice subi par la compagnie INDEPENDENT INSURANCE.

Toutefois, il est établi que Monsieur [I] a agi en fraude, en masquant la participation de la compagnie INDEPENDENT INSURANCE, dont il était le liquidateur chargé de la vérification des créances d’assurances, de deux biens immobiliers sur la Côte d’Azur à son profit personnel, par une fausse opération d’assurance correspondant à un sinistre réel.

En effet, les comptes généraux de la compagnie INDEPENDENT INSURANCE auxquels avait accès le liquidateur judiciaire de la société indiquaient en face du numéro du chèque litigieux de 400.000 € et de sa date d’encaissement la mention « protocole institut Chartreux », laquelle correspondait à un véritable sinistre survenu le 22 décembre 1992 à savoir l’incendie criminel de l’institut des Chartreux à [Localité 10].

Alors que les sommes concernées par la liquidation judiciaire de cette société portaient sur des dizaines de millions d’euros, le liquidateur judiciaire, à moins de vérifier chacun des mouvements financiers et de réclamer au liquidateur chargé de la vérification des créances d’assurance, auquel il devait, a priori, faire confiance, la preuve écrite de chaque opération, ne pouvait se rendre compte de la fraude commise.

D’ailleurs, seules les investigations menées par Monsieur [Z] pendant trois ans aux fins de rechercher les opérations frauduleuses, grâce à des logiciels et à diverses méthodes de détection de fraude ont permis de révéler de multiples opérations frauduleuses dont celle concernant l’achat de deux villas au profit de Monsieur [I].

Monsieur [Z] constate que « les libellés des écritures suspectes étaient astucieusement présentés comme des remboursements de sinistres précis, même pour des montants de plusieurs centaines de milliers d’euros » et qu’« en l’absence de suspicion de détournement, la détection de fraude est extrêmement difficile ».

Dans ces conditions, il n’est pas démontré que le liquidateur judiciaire a commis des manquements susceptibles d’exonérer les notaires de leur propre faute.

Monsieur [A] [H] et la SCP [F] affirment d’une part, que les demandeurs ne peuvent poursuivre plusieurs fois l’indemnisation d’un même préjudice, d’autre part, que s’ils avaient refusé le chèque de 400.000 €, eu égard à l’absence totale de contrôle de la part du liquidateur judiciaire, Monsieur [I] aurait tout de même utilisé cette somme à des fins personnelles, ce d’autant plus qu’il a continué à utiliser les fonds de la compagnie INDEPENDENT INSURANCE à des fins personnelles après la vente conclue le 7 juin 2020.

En l’occurrence, l’examen des pièces versées aux débats en particulier le dépôt de plainte effectué le 17 mars 2022, par Maître [E] et Monsieur [W] en leur qualité de représentants de la compagnie INDEPENDENT INSURANCE, permet d’établir que ces derniers n’ont formulé de demande de remboursement qu’à l’occasion de la présente procédure et à l’égard des défendeurs. Il n’y a donc aucune preuve d’une double indemnisation.

Par ailleurs, nul ne pourra savoir ce qu’il serait advenu si Monsieur [A] [H] et la SCP [F] avaient vérifié l’origine des fonds, la profession de Monsieur [I], refusé le chèque litigieux et rempli leurs obligations de déclaration auprès de Tracfin, puisqu’ils ne l’ont pas fait, de sorte qu’il ne peut être affirmé que Monsieur [I] aurait de toute façon utilisé frauduleusement cette somme de 400.000 €.

En revanche, en ne remplissant pas leurs obligations de vérification renforcées et de déclaration, en encaissant le chèque n°1787722 émis le 17 mars 2010, les notaires ont permis que la compagnie INDEPENDENT INSURANCE perde effectivement la somme de 400.000 €.

En conséquence, Maître [A] [H] et la SCP [F] [M] seront condamnés in solidum à payer à Maître [V] [T] et Monsieur [A] [W] en leur qualité respectives de liquidateur judiciaire et liquidateur chargé de la vérification des créances d’assurance ainsi que de l’inventaire des actifs directement liés au passif de la SA INDEPENDENT INSURANCE, la somme de 400.000€, augmentée des intérêts au taux légal à compter de la présente décision conformément aux dispositions de l’article 1231-7 du code civil.

Sur les demandes accessoires

Sur les dépens

Aux termes de l’article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n’en mette la totalité ou une fraction à la charge d’une autre partie.

Succombant, Maître [A] [H] et la SCP [F] [M] seront condamnées in solidum aux dépens de la présente instance.

Sur les frais irrépétibles

Aux termes de l’article 700 du code de procédure civile, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer :
1° A l’autre partie la somme qu’il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens;
2° Et, le cas échéant, à l’avocat du bénéficiaire de l’aide juridictionnelle partielle ou totale une somme au titre des honoraires et frais, non compris dans les dépens, que le bénéficiaire de l’aide aurait exposés s’il n’avait pas eu cette aide. Dans ce cas, il est procédé comme il est dit aux alinéas 3 et 4 de l’article 37 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991.
Dans tous les cas, le juge tient compte de l’équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d’office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu’il n’y a pas lieu à ces condamnations. Néanmoins, s’il alloue une somme au titre du 2° du présent article, celle-ci ne peut être inférieure à la part contributive de l’Etat.

En l’espèce, en l’absence de tout justificatif, l’équité commande de condamner in solidum Maître [A] [H] et la SCP [F] [M] à payer à Maître [V] [T] et Monsieur [A] [W] en leur qualité respectives de liquidateur judiciaire et liquidateur chargé de la vérification des créances d’assurance ainsi que de l’inventaire des actifs directement liés au passif de la SA INDEPENDENT INSURANCE, la somme de 5.000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Sur l’exécution provisoire
Aux termes de l’article 514 du code de procédure civile, les décisions de première instance sont de droit exécutoires à titre provisoire à moins que la loi ou la décision rendue n’en dispose autrement.

En l’espèce, compte tenu des circonstances, de la nature de l’affaire et de l’issue du litige, il n’apparaît pas nécessaire d’écarter l’exécution provisoire de la présente décision.

PAR CES MOTIFS

Le Tribunal, statuant par jugement contradictoire rendu en premier ressort,

CONDAMNE in solidum Maître [A] [H] et la SCP [F] [M] à payer à Maître [V] [T] et Monsieur [A] [W] en leur qualité respectives de liquidateur judiciaire et liquidateur chargé de la vérification des créances d’assurance ainsi que de l’inventaire des actifs directement liés au passif de la SA INDEPENDENT INSURANCE la somme de 400.000 € (quatre cent mille euros), augmentée des intérêts au taux légal à compter de la présente décision ;

CONDAMNE in solidum Maître [A] [H] et la SCP [F] [M] aux dépens de la présente procédure ;

CONDAMNE in solidum Maître [A] [H] et la SCP [F] [M] à payer à Maître [V] [T] et Monsieur [A] [W] en leur qualité respectives de liquidateur judiciaire et liquidateur chargé de la vérification des créances d’assurance ainsi que de l’inventaire des actifs directement liés au passif de la SA INDEPENDENT INSURANCE la somme de 5.000 € (cinq mille euros) sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile;

RAPPELLE que l’exécution provisoire est de droit et DIT n’y avoir lieu à l’écarter ;

DÉBOUTE les parties de l’ensemble de leurs autres fins, moyens, demandes et prétentions.

La minute a été signée par Madame Charlotte THIBAUD, Vice-Présidente, et par Madame Reine TCHICAYA, Greffier.

LE GREFFIER LE PRÉSIDENT


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