L’Essentiel : M. [O] [J] et Mme [Z] [E] ont réalisé des virements totalisant 310.200 euros vers des comptes en Allemagne, en Italie et en France. Face à la non-restitution de leurs fonds, ils ont déposé une plainte pour escroquerie le 19 janvier 2023. Le 31 octobre 2023, ils ont assigné la Société Générale, réclamant 308.490 euros pour préjudice financier et 5.000 euros pour préjudice moral. Le tribunal a rejeté leurs demandes, estimant que la banque n’avait pas de devoir de protection dans les opérations autorisées et que les époux avaient agi en connaissance de cause. Ils ont été condamnés à payer des dépens.
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Contexte de l’AffaireM. [O] [J] et Mme [Z] [E] épouse [J] ont effectué plusieurs ordres de virement dans le cadre d’un investissement, totalisant 310.200 euros, vers des comptes bancaires en Allemagne et en Italie, ainsi qu’un virement en France. Les virements ont été réalisés depuis les comptes de Mme [J] à la Société Générale et de M. [J] au Crédit du Nord, ce dernier étant ensuite absorbé par la Société Générale. Dépôt de PlainteAprès avoir constaté la non-restitution de leurs fonds, les époux [J] ont déposé une plainte pour escroquerie le 19 janvier 2023. Ils ont également tenté, sans succès, de récupérer leur argent auprès de leur banque. Assignation en JusticeLe 31 octobre 2023, les époux [J] ont assigné la Société Générale devant le tribunal judiciaire de Paris, demandant une indemnisation pour préjudices financier et moral, en raison du non-remboursement des virements. Ils ont réclamé un total de 308.490 euros pour le préjudice financier et 5.000 euros pour le préjudice moral. Arguments des Époux [J]Les époux soutiennent que la banque a manqué à son devoir de vigilance en ne détectant pas les anomalies dans les virements, notamment les montants élevés et la destination des fonds. Ils affirment que la banque aurait dû exercer un contrôle renforcé en raison des caractéristiques suspectes des opérations. Réponse de la Société GénéraleLa Société Générale a contesté les allégations des époux, arguant qu’ils n’ont pas prouvé le contexte frauduleux des virements. La banque a affirmé avoir respecté ses obligations en exécutant les ordres de virement authentiques et a demandé le rejet des demandes des époux, tout en sollicitant des frais de justice à leur encontre. Décision du TribunalLe tribunal a statué que les demandes des époux [J] ne pouvaient être accueillies, considérant que la banque n’avait pas de devoir de protection envers ses clients dans le cadre des opérations de paiement autorisées. Il a également souligné que les époux avaient initié les virements en connaissance de cause et que la banque n’avait pas relevé d’anomalies apparentes. Conséquences de la DécisionLes époux [J] ont été déboutés de toutes leurs demandes et condamnés à payer les dépens ainsi qu’une somme de 2.000 euros à la Société Générale au titre de l’article 700 du code de procédure civile. L’exécution provisoire a été écartée en raison de la nature de la décision. |
Q/R juridiques soulevées :
Quelle est la responsabilité de la banque en matière d’opérations de paiement ?La responsabilité de la banque dans le cadre d’opérations de paiement est régie par plusieurs articles du Code monétaire et financier, notamment les articles L.133-1 et suivants. L’article L.133-1 stipule que : « Le prestataire de services de paiement est tenu d’exécuter l’opération de paiement autorisée au plus tard à la fin du premier jour ouvrable suivant le moment de réception de l’ordre. » Cela signifie que la banque a l’obligation d’exécuter les ordres de virement qui lui sont transmis, tant qu’ils sont autorisés par le client. En cas de litige, la responsabilité de la banque peut être engagée sur le fondement d’un manquement à son obligation générale de vigilance, comme le précise l’article 1231-1 du Code civil : « Le débiteur est tenu de réparer le dommage causé par son fait, à moins qu’il ne prouve qu’il n’a pu l’éviter. » Ainsi, pour que la responsabilité de la banque soit engagée, il appartient au créancier de prouver le manquement contractuel et le dommage en résultant. Dans le cas présent, les époux [J] soutiennent que la banque n’a pas respecté son devoir de vigilance en ne relevant pas les anomalies apparentes dans les virements effectués. Cependant, la banque a exécuté des ordres de virement qui étaient autorisés et conformes aux informations fournies par les époux. Quelles sont les obligations de vigilance de la banque en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux ?Les obligations de vigilance des établissements bancaires en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme sont définies par les articles L.561-1 et suivants du Code monétaire et financier. L’article L.561-1 précise que : « Les personnes assujetties à la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme doivent mettre en œuvre des mesures de vigilance à l’égard de leurs clients. » Ces mesures incluent l’identification des clients, la compréhension de la nature de leurs activités et la surveillance des transactions. Cependant, ces obligations visent principalement à protéger l’intérêt général et ne créent pas un devoir de protection à l’égard des clients. En effet, la jurisprudence a établi que la non-observation de ces obligations ne peut pas servir de fondement à une action en responsabilité civile contre la banque. Dans cette affaire, les époux [J] ne peuvent pas se prévaloir de l’inobservation des obligations de vigilance pour réclamer des dommages et intérêts, car la banque n’a pas l’obligation de protéger ses clients contre des actes frauduleux dont ils pourraient être victimes. Comment la banque peut-elle se défendre contre les accusations de négligence ?La banque peut se défendre en démontrant qu’elle a respecté ses obligations contractuelles et légales. Selon l’article L.133-18 du Code monétaire et financier, la responsabilité de la banque ne peut être engagée que pour des opérations de paiement non autorisées ou mal exécutées. La banque peut également invoquer le principe de non-immixtion dans les affaires de ses clients, qui lui interdit de s’immiscer dans les décisions d’investissement de ses clients, sauf en cas d’anomalies manifestes. Dans le cas présent, la banque a exécuté les ordres de virement qui étaient autorisés et conformes aux informations fournies par les époux. Les montants des virements et les motifs indiqués ne présentaient pas d’anomalies apparentes qui auraient justifié une intervention de la banque. En conséquence, la banque peut soutenir qu’elle n’a commis aucune faute et qu’elle a respecté son obligation d’exécuter les ordres de virement transmis par les époux [J]. Quels sont les critères pour établir un préjudice indemnisable dans ce contexte ?Pour établir un préjudice indemnisable, il appartient aux demandeurs de prouver l’existence d’un dommage résultant d’un manquement de la banque à ses obligations. Selon l’article 1240 du Code civil : « Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. » Les époux [J] doivent démontrer que la banque a commis une faute et que cette faute a causé un préjudice. Dans cette affaire, la banque a soutenu que les demandeurs ne justifiaient d’aucun préjudice indemnisable, car ils avaient autorisé les opérations de paiement litigieuses et ne les avaient contestées qu’après avoir découvert l’escroquerie. Ainsi, pour que leur demande d’indemnisation soit recevable, les époux [J] doivent prouver que la banque aurait pu, par une mise en garde, les dissuader de réaliser ces virements, ce qui n’est pas établi dans les faits. En conclusion, les époux [J] sont déboutés de leurs demandes, car ils n’ont pas réussi à prouver le manquement de la banque ni le préjudice indemnisable qui en résulterait. |
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]
[1] Copies délivrées le: 29/01/2025
Me HUPIN – G0625
Me GASTEBLED – P077
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9ème chambre 2ème section
N° RG :
N° RG 23/13935 – N° Portalis 352J-W-B7H-C3CW2
N° MINUTE : 5
Assignation du :
31 Octobre 2023
JUGEMENT
rendu le 29 Janvier 2025
DEMANDEURS
Madame [Z] [E] épouse [J]
[Adresse 2]
[Localité 7]
Monsieur [O] [J]
[Adresse 2]
[Localité 7]
représenté par Me Maude HUPIN, avocat au barreau de PARIS, avocat plaidant, vestiaire #G0625
DÉFENDERESSE
S.A. SOCIETE GENERALE, prise en la personne de ses représentants légaux
[Adresse 3]
[Localité 6]
représentée par Maître Etienne GASTEBLED de la SCP LUSSAN, avocats au barreau de PARIS, avocats plaidant, vestiaire #P0077
Décision du 29 Janvier 2025
9ème chambre 2ème section
N° RG 23/13935 – N° Portalis 352J-W-B7H-C3CW2
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Monsieur Gilles MALFRE, Premier Vice-président adjoint,
Monsieur Augustin BOUJEKA, Vice-Président,
Monsieur Alexandre PARASTATIDIS, Juge
assistés de Madame Alice LEFAUCONNIER, Greffière
DÉBATS
A l’audience du 20 Novembre 2024 tenue en audience publique devant Monsieur PARASTATIDIS, juge rapporteur, qui, sans opposition des avocats, a tenu seul l’audience, et, après avoir entendu les conseils des parties, en a rendu compte au Tribunal, conformément aux dispositions de l’article 805 du Code de Procédure Civile. Avis été donné aux avocats que la décision serait rendue le 29 janvier 2025.
JUGEMENT
Rendu publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort
Dans le cadre d’une opération d’investissement, M. [O] [J] et Mme [Z] [E] épouse [J], ont donné en agence les trois ordres de virement suivants :
Depuis le compte n°[XXXXXXXXXX04] ouvert dans les livres de la SA Société générale au nom de l’épouse :
– Le 5 octobre 2022, pour un montant de 150.000 euros, au bénéfice d’un compte domicilié en Allemagne au sein de l’établissement bancaire Deutsche Bank ;
– Le 24 novembre 2022, pour un montant de 106.800 euros, au bénéfice d’un compte domicilié en Italie au sein de l’établissement bancaire Intesa Sanpaolo SPA ;
Depuis le compte n°[XXXXXXXXXX05] ouvert dans les livres du Crédit du nord, dont la Société générale vient aux droits, au nom de l’époux :
– Le 29 novembre 2022, pour un montant de 53.400 euros, au bénéfice d’un compte domicilié dans un établissement bancaire en France.
N’ayant pas pu obtenir la restitution de leurs fonds et s’estimant victimes de faits pénalement répréhensibles, les époux [J] ont chacun déposé le 19 janvier 2023 une plainte du chef d’escroquerie auprès du commissariat de police de [Localité 10] (94).
Ils ont sollicité en vain le retour des fonds auprès de leur banque.
C’est dans ce contexte que par exploit de commissaire de justice du 31 octobre 2023, les époux [J] ont fait assigner la Société générale, cette dernière venant également aux droits de la SA Crédit du nord ensuite d’une fusion absorption de la seconde par la première intervenue le 1er janvier 2023, devant le tribunal judiciaire de Paris aux fins d’obtenir l’indemnisation de leurs préjudices financier et moral résultant du non remboursement des virements effectués par l’intermédiaire des deux banques.
Aux termes de leurs dernières écritures signifiées par voie électronique le 17 septembre 2024, aux visas des articles 1104, 1231-1 et suivants du code civil et L.561-5 et suivants du code monétaire et financier, il est demandé au tribunal de :
« – DECLARER Monsieur [O] [J] et Madame [Z] [J] bien fondé en leurs demandes, fins et conclusions,
– DEBOUTER la société LA SOCIÉTÉ GÉNÉRALE de l’ensemble de ses demandes, fins et prétentions,
– CONDAMNER la société LA SOCIÉTÉ GÉNÉRALE à payer à Monsieur [O] [J] et Madame [Z] [J] la somme de 308.490 euros au titre du préjudice financier,
– CONDAMNER la société LA SOCIÉTÉ GÉNÉRALE à payer à Monsieur [O] [J] et Madame [Z] [J] la somme de 5.000 euros au titre du préjudice moral,
– CONDAMNER la société LA SOCIÉTÉ GÉNÉRALE à payer à Monsieur [O] [J] et Madame [Z] [J] la somme de 3.000 € au titre de l’article 700 du Code de procédure civile,
– CONDAMNER la société LA SOCIÉTÉ GÉNÉRALE à payer aux entiers dépens,
– ORDONNER l’exécution provisoire.»
A l’appui de leurs prétentions, ils exposent que la responsabilité de la banque peut être recherchée par son client qui est à l’origine d’opérations de paiement, à la fois sur le fondement de la responsabilité contractuelle prévue par les articles 1231-1 et 1992 du code civil et celui des règles spécifiques édictées par les articles L.561-1 et suivants du code monétaire et financier, ces dernières l’obligeant à mettre en place un contrôle « simple » ou « renforcé » en fonction notamment de son évaluation des risques de l’activité de son client et des caractéristiques de l’opération telles que sa complexité, son montant inhabituellement élevé ou encore son caractère suspect quant à sa justification économique ou son objet, peu important que son client soit victime ou auteur des actes de fraude. Ils ajoutent que la banque a alors la possibilité de refuser l’exécution de l’opération suspecte sur le fondement de l’article L.133-10 du code précité ou des dispositions spécifiques du dispositif de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (ci-après dispositif de LCB-FT), déplorant que cette faculté ne soit exercée que très rarement par les établissements.
Au cas particulier, ils soutiennent que la Société générale n’a pas été vigilante en ne relevant pas les anomalies apparentes caractérisées par :
– Les montants des virements qui étaient sans commune mesure avec le montant des opérations habituelles pratiquées sur ce compte, sur une période extrêmement brève ;
– La destination du virement de 106.800 euros du 24 novembre 2022 vers un compte bancaire situé à l’étranger, en l’occurrence en Italie, seule opération du compte bancaire de M. [J] réalisée à destination d’un compte de ce pays ;
– La période très restreinte dans laquelle les virements ont été faits ;
– L’inscription des sociétés Emeria et Foncia sur la liste noire du site « Abe-infoservice.fr » depuis le 16 novembre 2022, soit antérieurement aux deux derniers virements frauduleux, précisant que ce site regroupe les institutions de la Banque de France, de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ci-après APCR) et de l’Autorité des marchés financiers (ci-après AMF) dont la banque ne pouvait ignorer l’existence ; ils ajoutent que la défenderesse ne saurait s’exonérer de sa responsabilité par la production d’un extrait du site de l’AMF en date du 8 juillet de 2024 qui ne fait apparaître aucune occurrence pour les recherches sur les dénominations « Emeria-Foncia » et « Emeria Solution », alors qu’elle aurait dû faire le lien entre les mentions « complément projet immobilier EMR613 » et « EMR Solution » dans les rubriques « références » et « bénéficiaire » de l’ordre de virement du 24 novembre 2022 et la désignation comme bénéficiaire de la société Emeria Solution dans celui du 5 octobre 2022.
Ils concluent ainsi au manquement de la banque qui aurait dû relever que les virements opéraient une rupture dans les modalités de gestion habituelle de leurs comptes, exposant que la défenderesse a nécessairement eu connaissance de la fraude puisqu’ils se sont déplacés en agence munis des contrats frauduleux remis par les escrocs, interrogé leur interlocuteur et reçu la garantie de la régularité de l’opération. Ils estiment dès lors que la banque, en exécutant les virements litigieux qui présentaient des anomalies apparentes, a manqué à son devoir général de vigilance qui implique une obligation de renseignement préalablement à l’exécution d’opérations.
Ils sollicitent en conséquence l’indemnisation intégrale de leur préjudice financier équivalent aux sommes investies, soit un montant de 308.490 euros après déduction de la somme de 1.710 euros perçue des fraudeurs pour les mettre en confiance, ainsi que celle d’un préjudice moral qu’ils évaluent à la somme de 5.000 euros.
Aux termes de ses dernières écritures signifiées par voie électronique le 10 octobre 2024, aux visas de l’article 1240 du code civil et des articles L.561-1 et suivants du code monétaire et financier, la Société générale demande au tribunal de :
« A titre principal
JUGER que les époux [J] ne démontrent pas le contexte frauduleux sur lequel ils fondent leurs prétentions
JUGER que les dispositions de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme prévues par les articles L.561-1 et suivants du code monétaire et financier sont inapplicables dans le cadre de l’action initiée par les époux [J] à l’encontre de SOCIETE GENERALE
JUGER que SOCIETE GENERALE a respecté son obligation d’exécuter les ordres de virement transmis par chacun des époux [J] à partir de leurs comptes bancaires
JUGER que SOCIETE GENERALE n’a, en la circonstance, commis aucune faute susceptible d’avoir engagé sa responsabilité
JUGER que les époux [J] ne démontrent aucun préjudice indemnisable et, qu’en toute hypothèse, les graves manquements qu’ils ont commis sont de nature à exonérer totalement SOCIETE GENERALE de toute responsabilité dans les pertes qu’ils auraient à déplorer
En conséquence,
DEBOUTER purement et simplement Madame [Z] [J] et Monsieur [O] [J] de l’ensemble de ses demandes, fins, moyens et conclusions
CONDAMNER in solidum Madame [Z] [J] et Monsieur [O] [J] à verser à SOCIETE GENERALE une somme de 5.000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile
Les CONDAMNER aux entiers dépens.
En tout état de cause,
ECARTER l’exécution provisoire de droit, celle-ci n’étant pas compatible avec la nature de l’affaire. »
A l’appui de sa défense, la banque conclut tout d’abord au rejet des demandes en ce que les époux [J] ne justifient pas des circonstances frauduleuses dans lesquelles ils ont donné les ordres de virement litigieux, le dépôt de simples plaintes dont il n’est pas précisé les suites données étant, selon elle, insuffisamment probant, et ce d’autant plus au regard des incohérences ressortant de leurs explications, ces derniers exposant dans leur acte introductif d’instance avoir été contactés par une société usurpant la dénomination sociale « Foncia » tandis que dans leurs plaintes, ils mettent en cause une société « Emeria ». Elle soutient dès lors qu’il ne peut lui être fait grief de ne pas avoir relevé des anomalies révélatrices d’une fraude qui n’existe pas.
Elle fait valoir par ailleurs que les demandeurs ne sont pas fondés à se prévaloir du dispositif de LCB-FT au soutien de leur action, conformément à une jurisprudence constante confirmée par la Cour de cassation dans un arrêt de la chambre commerciale du 21 septembre 2022, et ajoute qu’en l’espèce, les virements litigieux portaient sur des fonds dont il n’est pas allégués par les demandeurs qu’ils étaient illicites et donc susceptibles de faire l’objet d’une suspicion justifiant l’application de cette législation.
La Société générale soutient qu’en toute hypothèse elle a respecté son obligation d’exécuter les ordres de virement authentiques transmis par les demandeurs conformément aux informations communiquées par ces derniers, et notamment aux IBAN, et qu’elle n’a commis aucune faute, précisant qu’elle ne pouvait refuser d’exécuter les ordres reçus sur le fondement des dispositions de l’article L.561-8 du code monétaire et financier qui ne sont pas invocables par des particuliers pour les raisons exposées précédemment et qui, au surplus, ne s’appliquent qu’au moment de l’entrée en relation avec le client.
S’appuyant sur un arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 27 mars 2024 (pourvoi n°22.21-200), elle ajoute que sa responsabilité ne peut être recherchée sur le fondement d’un devoir général de vigilance issu du droit commun, le régime exclusif des articles L.133-18 et suivants du code monétaire et financier n’imposant pas un tel devoir au prestataire de services de paiement, et précise qu’en vertu du devoir de non immixtion dans les affaires de ses clients, elle n’avait pas à interroger ces derniers sur des opérations qui ne présentaient aucune anomalie apparente au regard de leur authenticité, de la provision suffisante des comptes pour y procéder, et des motifs et libellés « achat immobilier », « complément projet immobilier » ou « PROJET IMMO » qui ne faisaient nullement référence à une opération frauduleuse, et ce alors qu’aucune autre information sur l’opération sous-jacente ne lui avait été communiquée. Enfin, elle fait valoir que les dénominations « EMERIA-FONCIA », « EMERIA SOLUTION » ou « FONCIA » ne figurent pas sur la liste noire officielle de l’AMF, ce qu’elle démontre par la production d’un extrait du site de cet organisme en date du 8 juillet 2024 et qu’il ne saurait lui être opposée l’inscription depuis le 16 novembre 2022 sur le site « Abe-infoservice.fr », qui s’adresse aux consommateurs, de l’usurpation du site « EMERIA-FONCIA ».
Enfin, elle soutient qu’à supposer qu’une négligence puisse lui être reprochée, les demandeurs ne justifient d’aucun préjudice indemnisable, exposant qu’en matière d’obligation de vigilance du banquier, il est de jurisprudence constante que le préjudice correspond à une perte de chance d’avoir évité les virements qui doit être démontrée par les demandeurs et qu’en l’espèce, il n’est pas prouvé qu’une éventuelle mise en garde de sa part aurait dissuadé les époux [J] de passer les ordres litigieux. Elle ajoute que les demandeurs ne peuvent formuler une demande d’indemnisation unique dès lors que les virements ont été opérés depuis des comptes bancaires distincts dont chacun est le titulaire. Elle conclut également au rejet de la demande tendant à indemniser un préjudice moral, la preuve n’étant pas rapportée que l’état anxiodépressif décrit dans les pièces médicales produites par les demandeurs, et mis en relation avec la prétendue escroquerie, soit en lien avec le prétendu manquement qui lui est reproché dès lors qu’elle ne peut être tenue pour responsable de cette infraction.
Elle soutient qu’au contraire la faute grave des époux [J], qui se sont laissés convaincre de verser des fonds importants par des interlocuteurs qu’ils n’ont jamais rencontrés, est la cause exclusive de leur dommage et l’exonère de toute responsabilité.
Enfin, dans l’hypothèse de sa condamnation, la Société générale sollicite que l’exécution provisoire soit écartée au regard de la nature de l’affaire et des incertitudes quant à la solvabilité des requérants et leur capacité de restitution des éventuelles sommes versées en cas d’infirmation par la cour d’appel.
Conformément aux dispositions de l’article 455 du code de procédure civile, il est renvoyé aux dernières écritures des parties pour l’exposé des moyens et arguments venant au soutien de leurs demandes.
La clôture a été prononcée le 23 octobre 2024. L’affaire a été évoquée à l’audience tenue en juge rapporteur du 20 novembre 2024 et mise en délibéré au 29 janvier 2025.
1 – Sur le prétendu manquement au dispositif de LCB-FT
Les obligations spéciales de vigilance et de déclaration imposées aux organismes financiers en application des articles L.561-1 et suivants du code monétaire et financier ont pour seule finalité la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.
Ces textes, qui constituent des règles professionnelles poursuivant un objectif d’intérêt général, ont pour seule finalité la détection de transactions visant à blanchir de l’argent issu d’activités criminelles ou à financer des activités terroristes, et mettent ainsi à la charge des établissements bancaires une obligation de surveillance à l’égard de leurs clients et non un devoir de protection à leur profit qui pourrait servir de fondement à une action en responsabilité civile.
Il se déduit de ces dispositions que la victime d’agissements frauduleux, qui par ailleurs peut rechercher la responsabilité d’un établissement bancaire sur le fondement de son obligation générale de vigilance en cas de paiements autorisés, ne peut se prévaloir de l’inobservation des obligations de vigilance et de déclaration précitées pour réclamer des dommages et intérêts à l’organisme financier qui, par ailleurs, n’a pas le droit d’informer son client des déclarations qu’il peut être amené à faire le concernant auprès des autorités compétentes qui seules peuvent s’opposer à l’exécution de l’opération suspecte.
En conséquence, les demandes des époux [J] ne peuvent être accueillies sur ce fondement juridique.
2 – Sur le devoir général de vigilance
L’article L133-3 du code monétaire et financier définit l’opération de paiement comme une action consistant à verser, transférer ou retirer des fonds, indépendante de l’opération sous-jacente. Cette disposition fait corps avec les articles L.133-6 et L.133-7 du même code qui définissent de façon objective l’opération de paiement « autorisée », le seul critère étant le respect des formes prévues par les parties.
Par ailleurs, l’article L133-13 du code précité impose au prestataire de services de paiement, à savoir la banque du payeur, d’exécuter l’opération de paiement autorisée au plus tard à la fin du premier jour ouvrable suivant le moment de réception de l’ordre.
Excepté les cas de retard ou de mauvaise exécution, les articles L.133-1 et suivants du même code ne contiennent aucun élément suggérant une responsabilité de la banque pour avoir exécuté des opérations autorisées.
Dans ce cas de figure, la responsabilité de la banque peut néanmoins être recherchée sur le fondement d’un manquement à son obligation générale de vigilance qui doit être apprécié en regard de son devoir de non-ingérence qui lui interdit de s’immiscer dans les affaires de son client, le caractère exclusif du régime de responsabilité défini aux articles L.133-18 à L.133-24 du code monétaire et financier ne trouvant à s’appliquer que dans le cadre de manquements reprochés à l’occasion d’une opération de paiement non autorisée ou mal exécutée.
Ainsi, en application des dispositions de l’article 1231-1 du code civil, il revient au créancier qui réclame à l’établissement bancaire réparation d’un manquement, notamment à son obligation de vigilance, à l’occasion d’opérations autorisées, de rapporter la preuve du manquement contractuel et du dommage en résultant.
En l’espèce, les établissements bancaires ne pouvaient, sans enfreindre cette obligation de non-immixtion, procéder à une surveillance systématique des opérations passées au crédit et au débit des comptes ouverts dans leurs livres par M. et Mme [J].
De plus, les demandeurs ont réalisé seuls les investissements litigieux et leurs établissements bancaires étaient, en la circonstance, astreints uniquement à leur devoir général de vigilance dès lors qu’ils ont agi en leur seule qualité de teneurs de comptes et non en tant que conseillers en investissements financiers.
Or, en vertu de ce devoir général de vigilance, sauf anomalie matérielle ou intellectuelle manifeste, la banque, du fait de son obligation de non-immixtion dans les affaires de son client, ne saurait questionner les opérations de paiement régulièrement effectuées par celui-ci, quel que soit le montant de ces opérations et leur opportunité, sauf à engager sa responsabilité en cas de refus d’exécuter lesdites opérations.
Si la banque soutient de manière pertinente que le contexte frauduleux allégué par les demandeurs ne ressort que de leurs plaintes respectives déposées le 19 janvier 2023, elle ne saurait pour autant en déduire que les opérations étaient dès lors nécessairement dénuées d’anomalies apparentes, son devoir de vigilance lui imposant de relever toute anomalie matérielle ou intellectuelle susceptible de révéler, à tort ou à raison, la nécessité d’alerter son client, ou à tout le moins de l’interroger, afin de s’assurer de l’authenticité de l’opération.
En revanche, ce devoir de vigilance n’implique pas que le banquier doive alerter son client sur les opérations qui lui apparaîtraient inhabituelles alors qu’en vertu du devoir de non-immixtion, il ne saurait se livrer à des investigations sur les opérations sous-jacentes aux paiements qu’il doit exécuter, pas davantage s’assurer de l’opportunité ou de l’absence de dangerosité de pareilles opérations, à moins que, par une clause contractuelle appropriée, pareil devoir d’alerte ait été convenu entre les parties, ce qui n’est pas démontré en l’espèce.
En réalité, les paiements en litige ne présentaient aucune anomalie, les époux [J] ayant eux-mêmes initié les virements litigieux en agence, fourni pour cela les informations nécessaires aux opérations, à savoir pour chacune d’elles, le montant, l’identité et les coordonnées bancaires des bénéficiaires, et préparé l’exécution de ces opérations en provisionnant suffisamment leurs comptes qui n’ont jamais présenté de solde débiteur.
Au cas particulier, les demandeurs ont autorisé les opérations de paiement litigieuses et ne les ont contestées qu’après avoir découvert l’escroquerie dont ils indiquent avoir été victimes.
Il ne revenait dès lors pas aux établissements bancaires d’effectuer d’autres diligences ou vérifications notamment sur les bénéficiaires alors qu’en leur seule qualité de teneurs de compte, cette obligation ne leur incombe pas, et ce dans le respect du principe de non-ingérence, les demandeurs étant libres d’investir seuls leur épargne et les motifs renseignés sur les deux premiers ordres de virements faisant référence à un projet immobilier.
S’agissant du devoir de vigilance des établissements quant aux éventuels signalements dont ils auraient dû avoir connaissance, il ressort des documents versés aux débats que :
Sur l’ordre de virement du 5 octobre 2022 pour un montant de 150.000 euros, est mentionné comme bénéficiaire « EMERIA SOLUTION, [Adresse 1] » avec le motif « ACHAT IMMOBILIER » ;
Sur l’ordre de virement du 24 novembre 2022 pour un montant de 106.800 euro, est mentionné comme bénéficiaire « EMR SOLUTION, [Adresse 1] » avec le motif « Complément Projet immobilier EMR613 – Mme [J] ».
Sur l’ordre de virement de 53.00 euros daté du « 30/11/12 » (sic), est mentionné comme « bénéficiaire » EMS SOLUTIONS » avec pour motif « PROJET IMMO : EMR 613 – [O] [J] ».
Si les demandeurs produisent en pièce n°7 un extrait du site Assurance Banque Epargne (ABE) dont il ressort que les noms de domaine « GROUPE-EMERIA.COM », « EMERIA » et « FONCIA.COM » ainsi que les adresses électroniques « [Courriel 8] » et « [Courriel 9] » ont été inscrits sur la liste noire de ce site à compter du 16 novembre 2022, le tribunal relève à la lecture de la pièce n°3 de la défenderesse qu’au 8 juillet 2024 produite par la défenderesse, les sociétés « EMERIA », « EMERIA SOLUTIONS » et « EMERIA-FONCIA » ne figuraient pas sur la liste noire de l’AMF.
Le tribunal observe également que les demandeurs nonobstant leurs affirmations, ne rapportent pas la preuve de ce qu’ils auraient lors de leurs passages en agence informé leurs interlocuteurs de la nature de l’opération sous-jacente aux ordres de virement, produit les documents contractuels fournis par les fraudeurs et a fortiori reçu des garanties sur la régularité des opérations.
Ainsi, en l’absence de concordance entre les noms de domaine inscrits sur la liste du site « Abe-infoservice.fr » et les bénéficiaires portées sur les ordres de virement postérieurs au 16 novembre 2022, il ne peut être fait grief aux établissements bancaires qui n’avaient connaissance que des seules informations portées sur les ordres, de ne pas avoir relevé d’anomalie apparente. En effet, il n’est pas démontré que la dénomination « EMERIA SOLUTION », dénomination fournie par les demandeurs dans l’ordre passé le 5 octobre 2022 et qui n’était plus libellée dans son intégralité dans les ordres passés les 24 et 30 novembre 2022, ait fait l’objet d’un signalement antérieur aux opérations litigieuses.
Par ailleurs, les montants des opérations en cause, au regard du motif mentionné, à savoir un projet immobilier, ne présentaient pas un caractère exorbitant et anormal.
De même, la destination vers l’Allemagne et l’Italie, États-membres de l’Union Européenne et de la zone Euro, ne saurait non plus s’analyser en une anomalie apparente.
L’obligation des établissements bancaires consistait dès lors à assurer la bonne exécution des ordres de virement reçus selon les IBAN fournis par les époux [J] en application de l’article L.133-21 du code monétaire et financier indépendamment des autres mentions figurant sur les ordres.
Les banques qui ne sont pas intervenues en qualité de prestataires de services d’investissement n’étaient pas non plus tenue à une quelconque obligation d’information générale ou spéciale, ou de mise en garde sur les risques d’un investissement qu’elles n’avaient pas conseillé, quel que soit le profil d’investisseur des époux [J].
Il résulte de ces éléments que c’est d’une manière assumée que les demandeurs ont effectué les opérations qu’ils contestent aujourd’hui. Ils sont dès lors mal fondés à rechercher la responsabilité des établissements bancaires, en leur simple qualité de teneurs des comptes depuis lesquels les virements ont été effectués, alors qu’ils étaient déterminés à effectuer ces opérations, du fait des rendements espérés, quelles que soient les mises en garde éventuelles que leurs banquiers auraient pu alors leur adresser.
En conséquence, les époux [J] sont déboutés de l’ensemble de leurs demandes formées à l’encontre de la Société générale.
3 – Sur les demandes accessoires
3.1 – Sur les frais du procès
Les époux [J] qui succombent supporteront les dépens et sont condamnés au paiement à la défenderesse de la somme de 2.000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
3.2 – Sur l’exécution provisoire
La nature de la décision rendue nécessite d’écarter l’exécution provisoire de droit.
Le tribunal, statuant publiquement, contradictoirement et en premier ressort, par mise à disposition au greffe,
DEBOUTE M. [O] [J] et Mme [Z] [E] épouse [J] de leurs demandes ;
CONDAMNE M. [O] [J] et Mme [Z] [E] épouse [J] aux dépens ;
CONDAMNE M. [O] [J] et Mme [Z] [E] épouse [J] à payer à la SA Société générale la somme de 2.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
ECARTE l’exécution provisoire de droit.
Fait et jugé à Paris le 29 Janvier 2025
La Greffière Le Président
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