Responsabilité bancaire et vigilance dans les opérations de paiement en ligne

·

·

Responsabilité bancaire et vigilance dans les opérations de paiement en ligne

L’Essentiel : Mme [U] [S] a investi 160 460 euros sur des plateformes de trading en ligne, démarchée par plusieurs sociétés de courtage. Face à l’impossibilité de retirer ses fonds, elle a déposé une plainte pour escroquerie en avril 2015. En mars 2023, le tribunal de Troyes a condamné le Crédit Agricole à lui verser 46 278 euros pour perte de chance, mais la banque a interjeté appel, arguant que l’action était prescrite. La cour a finalement infirmé le jugement, considérant que le Crédit Agricole n’avait pas manqué à son obligation de vigilance, et a débouté Mme [S] de toutes ses demandes.

Contexte de l’affaire

Mme [U] [S] a été démarchée par plusieurs sociétés de courtage étrangères, à savoir Golden Bank, Bo Bank, ABC Binaire et Interactive Option, ce qui l’a amenée à investir des fonds sur des plateformes de trading en ligne. Entre août 2013 et octobre 2014, elle a transféré un total de 160 460 euros depuis son compte bancaire vers ces sociétés, en utilisant sa carte bancaire et en donnant des instructions de virement à son conseiller à la banque Crédit Agricole.

Actions de Mme [S]

Le 24 octobre 2014, Mme [S] a signé une lettre de décharge de responsabilité. Ne parvenant pas à retirer ses fonds et face à l’absence de réponse de ses interlocuteurs, elle a déposé une plainte pour escroquerie le 14 avril 2015, qu’elle a complétée le 17 avril. En juillet 2019, son avocat a mis en demeure le Crédit Agricole de rembourser 122 130 euros, sans succès. Par la suite, le 20 août 2019, elle a assigné la banque devant le tribunal judiciaire de Troyes pour obtenir réparation.

Décision du tribunal judiciaire de Troyes

Le 24 mars 2023, le tribunal a déclaré l’action de Mme [S] recevable et a condamné le Crédit Agricole à lui verser 46 278 euros pour perte de chance, tout en déboutant Mme [S] de ses autres demandes. La banque a également été condamnée à payer 4 000 euros pour les frais de justice et aux dépens. Le Crédit Agricole a interjeté appel de cette décision le 7 juin 2023.

Arguments du Crédit Agricole

Dans ses conclusions du 4 septembre 2024, le Crédit Agricole a demandé l’infirmation du jugement, arguant que l’action de Mme [S] était prescrite. La banque a soutenu que le délai de prescription de cinq ans avait commencé à courir dès que Mme [S] aurait dû savoir qu’elle avait investi dans un placement fictif. Elle a également contesté avoir manqué à son devoir de vigilance, affirmant que les opérations étaient autorisées et qu’elle n’était pas tenue à un devoir de mise en garde.

Arguments de Mme [S]

Dans ses conclusions du 3 juin 2024, Mme [S] a demandé la confirmation de la recevabilité de son action et l’infirmation du jugement concernant l’indemnisation. Elle a soutenu que le délai de prescription n’avait commencé à courir qu’à partir de son dépôt de plainte. Elle a également affirmé que le Crédit Agricole avait manqué à son obligation de vigilance, en ne signalant pas les anomalies dans ses opérations.

Analyse de la prescription

La cour a rappelé que le délai de prescription commence à courir à partir du moment où la victime a connaissance des faits lui permettant d’agir. En l’espèce, le tribunal a conclu que le délai n’avait commencé à courir qu’après le dépôt de plainte de Mme [S] en avril 2015, rendant ainsi son action recevable.

Responsabilité du Crédit Agricole

La cour a examiné la responsabilité du Crédit Agricole, notant qu’elle n’était que le prestataire de services de paiement et n’avait pas proposé les produits d’investissement. Elle a conclu qu’il n’y avait pas eu de manquement à l’obligation de vigilance, car les opérations de Mme [S] ne présentaient pas d’anomalies apparentes. La banque n’était pas tenue de s’immiscer dans les affaires de son client.

Conclusion de la cour

La cour a infirmé le jugement du tribunal judiciaire de Troyes, sauf en ce qui concerne la recevabilité de l’action de Mme [S]. Elle a débouté Mme [S] de toutes ses demandes et a condamné cette dernière aux dépens, ainsi qu’à verser 2 000 euros au Crédit Agricole pour les frais de procédure.

Q/R juridiques soulevées :

Quelle est la durée de prescription applicable à l’action en responsabilité contre le Crédit Agricole ?

L’article 2224 du Code civil stipule que « les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer. »

Dans le cadre de l’action en responsabilité pour manquement aux devoirs d’information, de conseil et de vigilance du banquier, la prescription est également de cinq ans. Ce délai commence à courir à partir de la réalisation du dommage ou de la date à laquelle il est révélé à la victime.

En l’espèce, il a été établi que Mme [S] a déposé plainte pour escroquerie le 14 avril 2015.

Aucune preuve n’a été fournie pour démontrer qu’elle avait connaissance du caractère frauduleux des placements avant cette date.

Ainsi, le délai de prescription n’a pu commencer à courir qu’après le 14 avril 2015, rendant l’action engagée par Mme [S] le 20 août 2019 recevable.

Le Crédit Agricole a-t-il manqué à son devoir de vigilance ?

L’article 1231-1 du Code civil précise que « le débiteur est condamné, s’il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts soit à raison de l’inexécution de l’obligation, soit à raison du retard dans l’exécution, s’il ne justifie pas que l’exécution a été empêchée par la force majeure. »

Dans cette affaire, le Crédit Agricole a agi en tant que simple service payeur des opérations bancaires. Il n’a pas proposé le produit d’investissement et n’est donc pas tenu à un devoir de conseil.

La jurisprudence établit que le banquier a un devoir de non-ingérence dans les affaires de son client, sauf en cas d’anomalies apparentes.

Il a été constaté que les opérations de Mme [S] n’ont pas révélé d’anomalies manifestes, car son compte restait largement créditeur et les virements étaient proportionnés à ses avoirs.

De plus, les virements vers des comptes bulgares ne constituent pas une anomalie apparente, car ils sont effectués dans l’espace européen.

Ainsi, le Crédit Agricole n’a pas manqué à son devoir de vigilance, et sa responsabilité n’est pas engagée.

La décharge de responsabilité signée par Mme [S] a-t-elle un impact sur sa demande ?

La décharge de responsabilité signée par Mme [S] le 24 octobre 2014 est un élément important à considérer.

Bien que Mme [S] ait signé cette décharge, elle a continué à effectuer des virements, ce qui démontre qu’elle était consciente des risques associés à ses investissements.

La jurisprudence indique que la décharge de responsabilité ne peut pas être utilisée pour prouver un manquement à l’obligation de vigilance de la banque avant cette date.

En effet, Mme [S] a effectué un virement de 7 200 euros le même jour, ce qui montre qu’elle n’a pas été dissuadée par la décharge.

Ainsi, cette décharge ne peut pas être invoquée pour établir que le Crédit Agricole aurait dû intervenir avant cette date.

Quels sont les critères pour établir une perte de chance dans ce litige ?

La notion de perte de chance est souvent utilisée dans les litiges en matière de responsabilité.

Pour qu’une perte de chance soit reconnue, il faut prouver qu’il existait une chance réelle et sérieuse d’éviter le dommage, et que cette chance a été compromise par le manquement de la partie responsable.

Dans le cas présent, Mme [S] soutient qu’elle a subi une perte de chance de ne pas réaliser les opérations litigieuses.

Cependant, le tribunal a constaté que sa persistance à investir dans des placements atypiques, même après avoir déposé plainte, démontre que sa chance de renoncer était nulle.

Il est donc difficile d’établir que le Crédit Agricole aurait pu influencer sa décision d’investir, rendant la demande de perte de chance peu fondée.

Quelles sont les conséquences financières pour Mme [S] suite à la décision de la cour ?

La cour a infirmé le jugement de première instance, déboutant Mme [S] de l’intégralité de ses demandes.

Elle a également été condamnée aux dépens de première instance et d’appel, ce qui signifie qu’elle devra supporter les frais liés à la procédure.

En outre, la cour a condamné Mme [S] à verser 2 000 euros au Crédit Agricole sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile, qui prévoit que « la partie qui succombe peut être condamnée à payer à l’autre partie une somme au titre des frais irrépétibles. »

Ces conséquences financières soulignent l’importance de la responsabilité personnelle dans les investissements et les décisions financières.

ARRET N°

du 19 novembre 2024

N° RG 23/00918 – N° Portalis DBVQ-V-B7H-FK46

Ste Coopérative banque Pop. CAISSE REGIONALE DE CREDIT AGRICOLE MUTUEL DE CHAM PAGNE BOURGOGNE

c/

[S]

Formule exécutoire le :

à :

Me Jean-Baptiste ROUGANE DE CHANTELOUP

la SCP HERMINE AVOCATS ASSOCIES

COUR D’APPEL DE REIMS

CHAMBRE CIVILE-1° SECTION

ARRET DU 19 NOVEMBRE 2024

APPELANTE :

d’un jugement rendu le 24 mars 2023 par le tribunal judiciaire de TROYES

La Caisse Régionale de Crédit Agricole Mutuel de Champagne Bourgogne, société coopérative de crédit à capital variable, immatriculée au registre du commerce et des sociétés de TROYES sous le n° 775 718 216, dont le siège social est situé [Adresse 2] à [Localité 6], prise en la personne de son représentant légal,

Représentée par Me Jean-Baptiste ROUGANE DE CHANTELOUP, avocat au barreau de L’AUBE, avocat postulant, et Me Magali TARDIEU CONFAVREUX, avocat au barreau de PARIS, avocat plaidant

INTIME :

Monsieur [U] [S]

Née le [Date naissance 1]1950 au [Localité 5]

[Adresse 3]

[Localité 4]

Représenté par Me Florence SIX de la SCP HERMINE AVOCATS ASSOCIES, avocat au barreau de REIMS, avocat postulant, et Me Anne BERNARD-DUSSAULX, avocat au barreau de PARIS, avocat plaidant

COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DEBATS :

Madame DIAS DA SILVA, présidente de chambre, et Madame POZZO DI BORGO, conseillère, ont entendu les plaidoiries, les parties ne s’y étant pas opposées. Elles en ont rendu compte à la cour lors de son délibéré.

COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DELIBERE :

Madame Christina DIAS DA SILVA, présidente de chambre

Madame Elisabeth MEHL-JUNGBLUTH, présidente de chambre

Madame Anne POZZO DI BORGO, conseillère

GREFFIER :

Monsieur Rémy VANDAME,greffier placé, greffier lors des débats

Madame Yelena MOHAMED-DALLAS, greffière lors de la mise à disposition

DEBATS :

A l’audience publique du 08 octobre 2024, où l’affaire a été mise en délibéré au 19 novembre 2024

ARRET :

Contradictoire, prononcé par mise à disposition au greffe le 19 novembre 2024 et signé par Madame Christina DIAS DA SILVA, présidente de chambre, et Madame Yelena MOHAMED-DALLAS, greffier, auquel la minute a été remise par le magistrat signataire.

EXPOSE DU LITIGE

A la suite d’un démarchage téléphonique par les sociétés Golden Bank, Bo Bank, ABC Binaire et Interactive Option, sociétés de courtage étrangères, Mme [U] [S] a investi des fonds sur des plate-formes de trading en ligne.

Entre août 2013 et octobre 2014, elle a effectué des opérations de paiement depuis son compte bancaire au profit de ces sociétés pour une somme totale de 160 460 euros par carte bancaire et en donnant instructions de virement à son conseiller en ligne de la banque Crédit Agricole.

Le 24 octobre 2014, Mme [S] a signé une lettre de décharge de responsabilité.

Faute de pouvoir retirer les fonds investis et gains générés, ses interlocuteurs demeurant injoignables, elle a déposé plainte pour escroquerie le 14 avril 2015 et l’a complétée le 17 avril suivant.

Par courrier recommandé du 2 juillet 2019, le conseil de Mme [S] a vainement mis en demeure la Caisse Régionale de Crédit Agricole Mutuel de Champagne-Bourgogne (le Crédit Agricole) de procéder au remboursement des sommes investies pour un montant de 122 130 euros.

Par exploit du 20 août 2019, Mme [S] a fait assigner le Crédit Agricole devant le tribunal judiciaire de Troyes afin d’obtenir la réparation des préjudices subis.

Par jugement du 24 mars 2023, le tribunal judiciaire de Troyes a :

– déclaré recevable l’action de Mme [S] à l’encontre du Crédit Agricole,

– condamné le Crédit Agricole à lui payer la somme de 46 278 euros en réparation de sa perte de chance de ne pas réaliser les opérations litigieuses ayant conduit à la perte de son capital,

– débouté Mme [S] du surplus de ses demandes,

– condamné le Crédit Agricole à payer à Mme [S] la somme de 4 000 euros en application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,

– condamné le Crédit Agricole aux dépens, dont distraction au profit des avocats constitués,

– ordonné l’exécution provisoire de la décision,

– débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires au dispositif.

Par déclaration du 7 juin 2023, le Crédit Agricole a interjeté appel de cette décision.

Aux termes de ses conclusions transmises par la voie électronique le 4 septembre 2024, il demande à la cour de :

-infirmer le jugement rendu le 24 mars 2023 par le tribunal judiciaire de Troyes,

et statuant à nouveau de :

– débouter Mme [S] de l’intégralité de ses demandes,

– condamner Mme [S] au paiement d’une somme de 6 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile et à supporter l’intégralité des dépens.

La banque Crédit Agricole soutient que l’action initiée par Mme [S] le 20 août 2019 est prescrite faisant valoir que le point de départ du délai de prescription de 5 ans est la date à laquelle l’investisseur a su ou aurait dû savoir qu’il avait investi dans un placement fictif, laquelle correspond en l’espèce à chaque date du premier paiement opéré par Mme [S] au profit des quatre plate-formes, dans la mesure où elle ne disposait d’aucun document contractuel à ces dates, ce qui aurait dû l’alerter sur la fiabilité de ses interlocuteurs et des investissements proposés. Subsidiairement, elle prétend que le point de départ de la prescription serait en juillet 2014, mois au cours duquel Mme [S] a été informée par l’une des plate-formes que les fonds virés avait été bloqués par un établissement bancaire à la suite de malversations en l’invitant à verser ceux-ci à un autre bénéficiaire, ce qui aurait dû lui faire prendre conscience de l’escroquerie dont elle était victime.

Elle conteste par ailleurs avoir manqué à son devoir de vigilance lequel consiste selon elle à détecter les anomalies apparentes laissant présumer le caractère non autorisé de l’opération ordonnée par le titulaire du compte. Elle ajoute qu’il ne peut porter que sur le fonctionnement du compte ou l’opération de paiement en s’assurant de l’authenticité de l’ordre de paiement et ne saurait entraîner la responsabilité de la banque pour avoir exécuté une opération de paiement autorisée de sorte que Mme [S], qui a donné son consentement à l’ensemble des opérations de paiement litigieuses, ne peut lui faire grief d’avoir exécuté ses ordres réguliers.

Elle affirme qu’en sa qualité de simple teneur de compte et de prestataire de service de paiement, elle n’est pas tenue à un devoir de mise en garde, lequel porte exclusivement sur les produits que commercialise le banquier à l’égard de la requérante qui a délibérément sollicité des tiers afin de recourir à des services d’investissements atypiques et doit seule supporter les conséquences de ce choix.

Elle fait valoir que l’importance des mouvements, notamment créditeurs sur le compte de Mme [S], et leur montant conséquent, démontrent le remploi de ses fonds placés et l’étendue de son patrimoine de sorte que, nonobstant la modicité alléguée de ses revenus, les opérations litigieuses ne caractérisaient pas un fonctionnement anormal de son compte qui aurait dû alerter la banque.

Elle ajoute que les ordres de paiement de Mme [S] vers des comptes bénéficiaires bulgares depuis un compte suffisamment créditeur ne peuvent davantage être qualifiés d’anormaux, la Bulgarie n’étant pas une zone géographique à risque particulier.

Elle soutient que la décharge de responsabilité de la caisse, signée par Mme [S] le 24 octobre 2014, dépassait le cadre légal des obligations de la banque, de sorte qu’elle ne peut être invoquée par l’intéressée pour démontrer qu’elle aurait dû intervenir dès les premiers virements litigieux.

Elle argue de ce que Mme [S], qui a procédé à ses investissements en dehors de tout cadre contractuel sans aucune vérification préalable concernant ses interlocuteurs et sans aucun suivi postérieur aux mouvements opérés, est exclusivement responsable des préjudices allégués dont le quantum n’est au demeurant pas démontré.

Elle dénie l’existence d’une perte de chance de ne pas procéder aux paiements litigieux subie par Mme [S] soutenant que sa chance de renoncer, après une mise en garde par la banque, était nulle comme le révèle sa persistance à investir dans des placements atypiques après son dépôt de plainte.

Aux termes de ses conclusions communiquées par voie électronique le 3 juin 2024, Mme [S] demande à la cour de :

– confirmer le jugement dont appel en ce qu’il a déclaré son action à l’encontre du Crédit Agricole recevable,

– infirmer celui-ci en ce qu’il l’a déboutée de sa demande d’indemnisation au titre de la totalité de son préjudice financier,

– confirmer le jugement en ce qu’il a condamné le Crédit Agricole à lui indemniser sa perte de chance de ne pas réaliser les opérations litigieuses ayant conduit à la perte de son capital,

– confirmer le jugement en ce qu’il a condamné le Crédit Agricole à lui payer la somme de 4 000 euros au titre des frais irrépétibles,

– infirmer le jugement en ce qu’il a limité le montant des condamnations à 46 278 euros en réparation du préjudice financier et l’a déboutée au titre de son préjudice moral,

– condamner le Crédit Agricole à lui payer la somme de 128 168 euros en réparation de son préjudice de perte de chance de ne pas contracter avec la société de courtage frauduleuse et en conséquence de ne pas perdre les fonds investis,

– condamner le Crédit Agricole à lui payer la somme de 5 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile en cause d’appel ainsi qu’aux entiers dépens,

-confirmer le jugement pour le surplus.

Elle soutient que le délai de prescription de son action n’a commencé à courir qu’à compter du jour où elle a eu connaissance de sa qualité de victime soit à la date de son dépôt de plainte, de sorte qu’elle est bien recevable à agir.

Elle prétend que le Crédit Agricole a effectivement manqué à son obligation de vigilance et de surveillance lors de la réalisation de ses opérations, nonobstant sa qualité de teneur de compte, et sans pouvoir opposer un devoir de non ingérence pour se dédouaner.

Elle argue de ce que les anomalies constatées dans le fonctionnement de son compte au regard de ses revenus, de ses habitudes bancaires, du montant élevé des opérations, de leur répétition et de la qualité étrangère des bénéficiaires auraient dû alerter la banque et l’inciter à faire usage envers elle de son devoir de vigilance de droit commun d’autant plus qu’elle était soumise à une telle obligation dans le cadre de la lutte contre le blanchiment des capitaux.

Elle se prévaut de la tardiveté de la décharge de responsabilité que lui a faite signer la banque alors qu’elle avait déjà pleinement conscience de l’anormalité des virements litigieux et des risques de perte qu’elle encourait, ce manquement ayant généré un préjudice important en raison de la perte des fonds transférés.

Elle affirme que son préjudice financier est équivalent à la totalité de la somme investie, soit 160 460 euros, et évalue, subsidiairement, le dommage résultant de la perte de chance, s’il devait être seul retenu, à 80 % des fonds perdus, soit 128 168 euros.

Elle allègue avoir subi un préjudice moral généré par le stress lié au sentiment d’avoir été escroquée et à sa perte de confiance dans le système bancaire lui ouvrant droit à indemnisation.

L’ordonnance de clôture est intervenue le 24 septembre 2024 et l’affaire a été renvoyée pour être plaidée à l’audience du 8 octobre 2024.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Sur la prescription :

Il résulte de l’article 2224 du code civil que les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer.

L’action en responsabilité pour manquement aux devoirs d’information, de conseil et de vigilance du banquier se prescrit par cinq ans à compter de la réalisation du dommage ou à la date à laquelle il est révélé à la victime. Le point de départ de la prescription n’est pas la date à laquelle la victime a connu le caractère frauduleux des sollicitations d’investissement reçues de fausses sociétés mais celle à compter de laquelle elle a été en mesure de se convaincre des manquements qu’elle reproche en termes de défaut à l’obligation de vigilance de son établissement bancaire.

Il convient, pour déterminer le point de départ du délai de prescription de cette action, de se placer au jour où les investisseurs ont eux-mêmes pu avoir connaissance de l’incohérence affectant le projet.

En l’espèce, il est constant que Mme [S] a procédé, à compter du mois d’août 2013, à des opérations de paiement, par carte bancaire et virements, en faveur de quatre plate-formes de trading.

Mme [S] a déposé plainte pour escroquerie le 14 avril 2015. Il n’est produit aucune autre pièce permettant d’établir que l’intéressée a eu connaissance avant sa plainte du caractère frauduleux des placements proposés et pu ainsi reprocher à son établissement bancaire un quelconque manquement à son devoir de vigilance par rapport aux paiements opérés.

L’appelante ne peut valablement soutenir que chaque opération de virement a fait courir le délai de prescription qui lui est propre, la prescription commençant à courir non à la date des règlements ou ordres de virement litigieux mais à la date de réalisation ou de révélation du dommage subi par Mme [S] qui ne peut être concomitante avec celle du paiement lui-même.

Elle ne peut pas davantage prétendre que la connaissance qu’aurait eu Mme [S] d’un blocage de certains fonds par une autre banque en juillet 2014 constituerait le point de départ du délai, aucune conscience chez Mme [S] d’un dommage concernant l’investissement de ces fonds n’étant démontrée.

Dès lors, le délai de prescription de l’action en responsabilité pour manquement au devoir du banquier relatif aux paiements litigieux n’a pu commencer à courir que postérieurement au 14 avril 2015.

L’action en responsabilité ayant été engagée par exploit du 20 août 2019, c’est à bon droit que le premier juge a déclaré l’action de Mme [S] recevable. La décision querellée sera donc confirmée de ce chef.

Sur la responsabilité du Crédit Agricole :

L’article 1231-1 du code civil dispose que le débiteur est condamné, s’il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts soit à raison de l’inexécution de l’obligation, soit à raison du retard dans l’exécution, s’il ne justifie pas que l’exécution a été empêchée par la force majeure.

Il n’est pas contesté que la banque Crédit Agricole est uniquement le service payeur des opérations bancaires litigieuses et qu’elle n’a pas proposé le produit d’investissement support des paiements et virements réalisés par Mme [S] pour son compte personnel de sorte qu’elle n’est tenue d’aucun devoir de conseil à ce titre.

Il est par ailleurs de principe jurisprudentiel constant que le devoir de non-ingérence de la banque lui interdit de s’immiscer dans les affaires de son client, comme de procéder à des vérifications sur la nature, la cause ou le destinataire des versements que ce dernier peut effectuer.

Il lui est interdit, sauf à engager sa responsabilité, lorsqu’elle est débitrice de l’exécution par son client d’un ordre de virement qui n’est ni faux ni irrégulier, de bloquer le virement en cause puisqu’elle est tenue à une obligation de résultat à ce titre.

Ce principe ne reçoit exception qu’en cas d’anomalie apparente de l’opération auquel cas la banque doit le signaler à son client dans le cadre de l’obligation de surveillance à laquelle elle est tenue dans cette situation.

A défaut d’anomalies apparentes, intellectuelles ou matérielles, faisant naître à sa charge un devoir de vigilance l’obligeant à se rapprocher de son client aux fins de vérification de son consentement, le banquier teneur de compte n’a pas à s’immiscer dans les affaires de son client. Il ne saurait ainsi effectuer des recherches ou réclamer des justifications pour s’assurer que les opérations de son client dont il n’a pas à rechercher la cause, sont opportunes ou exemptes de danger.

Si Mme [S] soutient qu’il existe un faisceau d’indices démontrant une anomalie apparente dans les paiements opérés, force est de constater que :

– malgré les paiements opérés, peu important leurs modalités, les comptes de Mme [S] sont toujours restés largement créditeurs et les versements étaient proportionnés à l’importance des sommes y figurant notamment au regard des multiples virements créditeurs opérés,

– le compte présentait une provision suffisante pour permettre l’exécution des virements litigieux en sorte qu’ils ne présentaient pas l’apparence d’une irrégularité manifeste,

– Mme [S], qui disposait d’avoirs importants, a opéré durant plus de deux années les mouvements litigieux, au moyen de sa carte bancaire ou par virements, après transfert de fonds, qu’elle détenait par ailleurs, vers son compte courant ce qui démontre une parfaite maîtrise de ses comptes, des outils bancaires et sa détermination à agir sur la durée, sans révéler d’anomalie dans sa manière de faire,

– les virements au profit d’un destinataire inhabituel et domicilié à l’étranger ne constituent pas une anomalie apparente et ce d’autant qu’ils étaient opérés au bénéfice de comptes détenus dans des banques bulgares soit dans l’espace européen sécurisant les moyens de paiement dans la zone euro, aucune mise en cause pour des faits d’escroquerie aux investissements n’ayant au demeurant été dénoncés antérieurement,

– la décharge de responsabilité signée par Mme [S] le 24 octobre 2014 ne peut être retenue contre la banque pour démontrer qu’elle aurait manqué à son devoir de vigilance antérieurement à cette date, Mme [S] ayant encore opéré un virement de 7 200 euros à cette même date, malgré cet avertissement, au bénéfice de la Bo Bank.

Mme [S] ne saurait davantage invoquer les alertes de l’autorité des marchés financiers dans le cadre de la lutte contre le blanchiment des capitaux pour soutenir que la banque aurait dû l’alerter sur la qualité des destinataires des fonds alors qu’il n’est pas établi que cette dernière avait connaissance de la nature des investissements envisagés. En tout état de cause, il ne saurait dériver de la connaissance de l’établissement, teneur de compte, d’investissements sur des plate-formes de trading une obligation de surveillance ou de vigilance au bénéfice de son client puisque le banquier n’est pas tenu, sauf convention, dont l’existence n’est pas établie ici, d’un devoir de conseil ou de mise en garde sur des produits auxquels il demeure étranger.

Il ressort de ces éléments que le Crédit Agricole, qui n’était dans ce litige que le prestataire des services de paiement et qui n’avait pas à se substituer à sa cliente dans la direction de ses affaires, n’a commis aucune faute de sorte que sa responsabilité n’est pas engagée. Les demandes de Mme [S] doivent donc être toutes rejetées, le jugement étant infirmé en ce sens.

Sur les frais de procédure et les dépens :

Mme [S] qui succombe sera condamnée aux dépens de première instance et d’appel.

Déboutée de ses prétentions, elle ne peut prétendre à une indemnité pour frais de procédure.

L’équité justifie qu’il soit alloué au Crédit Agricole la somme de 2 000 euros sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS,

La cour, statuant par arrêt contradictoire,

Infirme le jugement entrepris sauf en ce qu’il a déclaré recevable l’action de Mme [U] [S] à l’encontre de la Caisse Régionale de Crédit Agricole Mutuel de Champagne-Bourgogne ;

Statuant à nouveau des chefs infirmés ;

Dit que la Caisse Régionale de Crédit Agricole Mutuel de Champagne-Bourgogne n’a commis aucune faute ;

Déboute Mme [U] [S] de l’intégralité de ses demandes ;

Y ajoutant :

Condamne Mme [U] [S] aux dépens de première instance et d’appel ;

Condamne Mme [U] [S] à payer la Caisse Régionale de Crédit Agricole Mutuel de Champagne-Bourgogne la somme de 2 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;

La déboute de sa demande à ce titre.

Le greffier La présidente


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Chat Icon