Type de juridiction : Tribunal judiciaire
Juridiction : Tribunal judiciaire de Saint-Denis de La Réunion
Thématique : Responsabilité délictuelle et causalité : enjeux de la faute et du préjudice dans les transactions immobilières.
→ RésuméLa SAS [10] a assigné Maître [W] devant le Tribunal judiciaire de Saint-Denis, réclamant 1 010 000 euros pour des paiements jugés indus à la société [9]. Maître [W] a contesté cette demande, arguant de l’absence de déclaration de créance de la SAS dans la procédure collective. Le tribunal a reconnu la responsabilité de Maître [W] pour ses erreurs dans les transactions, mais a également souligné la négligence de la SAS [10] pour ne pas avoir déclaré sa créance. En conséquence, Maître [W] a été condamné à verser 675 000 euros en dommages-intérêts, avec exécution provisoire.
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REPUBLIQUE FRANCAISE – AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
TRIBUNAL JUDICIAIRE DE ST DENIS
MINUTE N°
1ERE CHAMBRE
AFFAIRE N° RG 21/00212 – N° Portalis DB3Z-W-B7F-FWWW
NAC : 63B
JUGEMENT CIVIL
DU 26 NOVEMBRE 2024
DEMANDERESSE
[10] SAS, prise en la personne de Me [O], ès qualité d’administrateur provisoire
[Adresse 2]
[Localité 5]
Rep/assistant : Me Vanessa RODRIGUEZ, avocat au barreau de SAINT-DENIS-DE-LA-REUNION
Rep/assistant : Me Driss FALIH, de MAC MAHON AVOCATS, avocat au barreau de PARIS
DEFENDEUR
Maître [F] [W], notaire, exercant en qualité d’entrepreneur individuel sous la dénomination “M.[F] [W]” et “SCP [B] [W] et [F] [W]”
[Adresse 3]
[Adresse 3]
[Localité 4]
Rep/assistant : Me Pierre HOARAU, avocat au barreau de SAINT-DENIS-DE-LA-REUNION
Copie exécutoire délivrée le :26.11.2024
Expédition délivrée le :
à Me Driss FALIH
Me Pierre HOARAU
Me Vanessa RODRIGUEZ
COMPOSITION DU TRIBUNAL
LORS DES DEBATS :
Le Tribunal était composé de :
Madame Brigitte LAGIERE, Vice-Présidente
Madame Patricia BERTRAND, Vice-Présidente,
Madame Dominique BOERAEVE, Juge-Honoraire,
assistées de Madame Isabelle SOUNDRON, Greffier
Les débats ont eu lieu à l’audience tenue le 24 Septembre 2024.
MISE EN DELIBERE
A l’issue des débats, les parties présentes et leurs conseils ont été avisés que le
jugement serait mis à leur disposition le 26 Novembre 2024.
Le Tribunal était composé de :
Madame Brigitte LAGIERE, Vice-Présidente
Madame Patricia BERTRAND, Vice-Présidente,
JUGEMENT :contradictoire, du 26 Novembre 2024, en premier ressort
Prononcé par mise à disposition par Madame Brigitte LAGIERE, Présidente assistée de Madame Isabelle SOUNDRON, Greffier
En vertu de quoi, le Tribunal a rendu le jugement dont la teneur suit :
FAITS, PROCÉDURE ET PRÉTENTIONS DES PARTIES :
La SAS [10] est l’une des trois sociétés du groupement immobilier [6] restées in boni lors de la déconfiture du groupe au tournant 2016.
Suspectant des irrégularités et des détournements de fonds au préjudice de cette entité, le Procureur de la République près le Tribunal Judiciaire de Saint-Denis a saisi le Tribunal mixte de commerce, par requête du 27 février 2020, aux fins de voir désigner un administrateur provisoire. Maître [O] a été nommé en cette qualité suivant ordonnance du 04 mars 2020.
Par assignation délivrée le 25 janvier 2021, la SAS [10] a cité Maître [F] [W] à comparaître devant le Tribunal judiciaire de Saint-Denis aux fins principales d’obtenir sa condamnation à lui verser la somme de 1 010 000 euros correspondant au montant que le notaire aurait versé à la société [9] au lieu et place de la société [10].
Maître [W] a constitué avocat.
Saisi par conclusions d’incident notifiées le 10 décembre 2021 dans les intérêts de Maître [W], le juge de la mise en état a, par ordonnance du 12 juillet 2022, enjoint la SAS [10] de communiquer, au plus tard pour le 30 août 2022, les pièces justifiant du non-recouvrement de sa créance et en particulier la déclaration de créance de la société [10] dans la procédure collective de [9] et tout élément sur le sort réservé à cette déclaration.
Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par message RPVA en date du 10 mars 2023, la SAS [10] sollicite le Tribunal de :
-CONDAMNER Maître [F] [W] à payer à la société [10] la somme de d’UN MILLION DIX MILLE EUROS, à parfaire, en application des dispositions des articles 1240 et 1241 du code civil ;
-DIRE ni avoir lieu à écarter l’exécution provisoire de la décision à intervenir ;
-CONDAMNER Maître [F] [W] à payer à la société [10] la somme de 10.000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile;
-CONDAMNER Maître [F] [W] aux entiers dépens de l’instance et de ses suites, conformément à l’article 699 du même code.
Elle fait grief à Maître [W] d’avoir, s’agissant de cinq transactions immobilières en date des 04 août, 30 septembre, 28 octobre, 27 décembre 2016 et 20 janvier 2017, versé, en toute connaissance de cause, les prix de vente sur un compte bancaire détenu par la société [9] en lieu et place de la société [10].
Partant, elle reproche au notaire instrumentaire des ventes de lui avoir causé un appauvrissement, en contrevenant à la charge qui lui aurait incombé de veiller à la légalité et à l’efficacité des conventions.
Elle expose, par ailleurs, que la société [9] ayant fait l’objet d’une liquidation judiciaire suivant jugement du Tribunal mixte de commerce de Saint-Denis en date du 12 décembre 2019, le recouvrement des sommes auprès de [9] se serait avéré très problématique.
En réponse, et en l’état de ses dernières conclusions notifiées électroniquement le 26 décembre 2023, Maître [W] demande au Tribunal de :
-JUGER que Maître [O] doit justifier de sa qualité à agir, son mandat devant précédemment expirer depuis mars 2023 ;
-JUGER que la perte de chance invoquée par Maître [O] es-qualité n’est que la conséquence de l’absence de déclaration de la créance de [10] dans la procédure collective de [9] alors que tous les créanciers de cette dernière ont été désintéressés ;
-JUGER que les conditions de mise en œuvre de la responsabilité de Maître [W] en l’espèce font défaut ;
-DÉBOUTER Maître [O] es-qualité et la société [10] de l’ensemble de leurs demandes ;
-Les CONDAMNER aux dépens et au paiement de 10.000€ de frais irrépétibles.
Ce faisant, il entend tirer argument de ce que, en l’absence de réponse faite sur injonction du juge de la mise en état, aucune déclaration de créance n’aurait été faite par la SAS [10] au passif de la société [9], alors que l’entier passif du Groupe [6] aurait été payé par la cession des actifs.
Bien qu’il reconnaisse avoir commis une erreur, il soutient que le lien de causalité nécessaire au succès de l’action en responsabilité ferait défaut : la perte de chance qui serait invoquée par la SAS [10] n’aurait de lien qu’avec l’absence de déclaration de créance.
Il expose, surabondamment, que si ses erreurs ont pu entraîner l’absence de prix de vente dans la comptabilité de la SAS [10], un temps, le recouvrement de ces sommes n’aurait pas été problématique si ce n’est à cause du défaut de déclaration de créance. Aussi, les actes des notaires n’auraient pas de lien de causalité avec l’absence de recouvrement actuel de la créance de [10].
Conformément aux termes de l’article 455 du code de procédure civile, il sera renvoyé aux écritures des parties pour le surplus des moyens développés au soutien de leurs prétentions.
Par ordonnance en date du 11 mars 2024, la juge de la mise en état a prononcé la clôture de la procédure d’instruction et fixé l’affaire à l’audience de plaidoirie du 23 avril 2024. À cette date, l’affaire a été renvoyée à l’audience du 24 septembre 2024 pour plaidoirie in situ du Conseil de la SAS [10]. En son absence imprévue à l’audience du 24 septembre 2024, la cause a été retenue et les parties ont été informées que le jugement de l’affaire sera rendu le 26 novembre 2024 par mise à disposition au greffe.
La SAS [10] n’a pas daigné déposé de dossier de plaidoirie.
MOTIFS DE LA DÉCISION :
À titre liminaire, le magistrat de la mise en état exerce tous les pouvoirs nécessaires à la communication, à l’obtention et à la production des pièces en application des articles 788 et 791 du code de procédure civile.
En l’espèce, il convient de relever que la demande en communication de pièce formulée par Maître [W] est tardive pour ne pas avoir été formulée spécialement devant le juge de la mise en état, dessaisi suivant ordonnance de clôture en date du 11 mars 2024.
Elle sera donc rejetée.
***
L’article 1240 du code civil dispose : « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. »
L’article 1241 du code civil dispose : « Chacun est responsable du dommage qu’il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence. »
La mise en œuvre de la responsabilité délictuelle ainsi énoncée requiert la démonstration, par le demandeur, d’une faute, d’un préjudice ainsi que d’un rapport de causalité certain entre l’un et l’autre.
Par ailleurs, il résulte de l’article 9 du même code qu’il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention.
En l’espèce, la faute du notaire instrumentaire des ventes et le préjudice de la SAS [10] ne font pas débat pour être incontestablement admise des parties.
Précision doit toutefois être faite, à ce stade déjà, que si le prix non-perçu d’une vente qui n’aurait pas abouti ne peut s’analyser que comme une perte de chance, le préjudice découlant de la non-perception du prix d’une vente parfaite doit s’analyser comme la perte d’une somme d’argent certaine et non comme la perte d’une chance d’obtenir cette somme.
Par ailleurs, est produite aux débats la requête du Ministère public établie aux fins de désignation d’un administrateur provisoire de la SAS [10], déposée au Greffe le 27 février 2020. Il ressort de sa lecture (p. 6 et 7) que : « Les relevés bancaires du compte n°[XXXXXXXXXX01] à la [7] au nom de la société [9] sur la période du 01/04/2016 au 15/12/2018 établissent l’existence de flux entrants provenant de la SCP [W], notaires, pour un montant total de 1.100.000 € [correction 1.010.000 €].
(…)
Le 1er janvier 2018, après identification des flux en provenance de la SCP [W], Maître [D] [P] a interrogé le notaire sur la provenance de ces fonds et la justification de ces virements (Pièce n°10 : Email de Maître [P] du 1er janvier 2018 à l’étude [W]). Le 3 janvier 2018, l’étude [W] répondait dans les termes suivants (Pièce n°4 : Email du 3 janvier 2018 de l’étude [W] à Maître [P]) : « Pour faire suite à votre demande, je vous prie de trouver en pièces jointes les attestations de ventes demandées. Il s’agit de ventes [10] dans lesquelles Madame [Y] nous a demandé de virer une partie des prix à [9]. »
Ainsi, dès 2016, [K] [Y] était déjà dirigeante de fait de [10] puisqu’elle donnait des instructions au notaire de cette société portant sur plus de 1 million d’euros.
Les attestations de cessions des biens de [10] étaient communiquées au soutien de cette réponse (Pièce n°11 à 15 : Attestation [W] cession [8] ; […]).
[9] a ainsi reçu une somme de 1.010.000 € entre le 05/08/2016 et le 24/01/2017. Cet abondement n’est pas causé, il n’entre pas dans l’objet social de [10], et ce d’autant plus que [9] n’a aucun lien avec [10]. Cet abondement est donc contraire à l’ordre public. »
Partant, l’issue du litige n’est suspendue qu’à la détermination du lien causal nécessaire entre la faute du notaire et le préjudice de la SAS [10].
Sur ce point, il convient de tirer, d’emblée, les conséquences de l’absence de défèrement de la SAS [10] à l’injonction faite par le magistrat de la mise en état quant à la production de la déclaration de créance dans la procédure collective de [9] : telle déclaration est présumée ne pas avoir été réalisée.
Dès lors, un lien de causalité naturelle apparaît entre cette absence de déclaration de créance au passif de la procédure collective de la société [9], qui a perçu l’indu litigieux, et l’absence de recouvrement, par la SAS [10], de cette somme : si la demanderesse avait revendiqué les sommes litigieuses entre les mains de celle à qui elles ont été payées, elle aurait pu éteindre son dommage.
Néanmoins, il apparaît incontestablement un lien de causalité tout aussi naturel entre le versement des sommes litigieuses par Maître [W] entre les mains de la société [9] en lieu et place des mains de la SAS [10] et le fait que cette dernière ne soit jamais entrée en possession des sommes qui lui étaient dues : si le défendeur n’avait pas viré le prix de vente à la mauvaise personne, il n’y aurait pas eu de dommage.
Aussi, convient-il de déterminer laquelle de ces causes a été la plus adéquate pour concrétiser le préjudice de la SAS [10].
Le dommage est survenu au jour des paiements successifs des prix des ventes consenties par la SAS [10], entre les mains de la société [9] (sur la période du 1er avril 2016 au 15 décembre 2018). Il s’agit d’un préjudice certain d’un million dix mille euros.
Ultérieurement à la survenance de ce dommage, la SAS [10], spécifiquement ses organes d’administration judiciaire provisoire, s’est abstenue de minimiser, voire d’annuler, son dommage en ne mettant pas en œuvre les moyens propres à recouvrer les sommes litigieuses. Il s’agit toutefois d’une simple perte de chance, puisque le défendeur, qui l’affirme, ne démontre pas que la procédure collective n’ait permis de désintéresser tous les créanciers, ni qu’elle eut pu le faire si la SAS [10] y avait ajouté une créance de plus d’un million d’euros. En outre, cette abstention, bien que fautive par sa légèreté blâmable, n’a ni concouru à la réalisation du dommage, ni à son aggravation, mais davantage à le rendre définitif, incorrigible.
Ainsi, cela ne doit pas occulter la responsabilité de l’officier ministériel qui a instrumentalisé les ventes et le paiement de leur prix. Aussi, convient-il de relever que si Maître [W] concède la commission d’une erreur, cette qualification s’avère en deçà de la réalité des faits : en déclarant « Il s’agit de ventes [10] dans lesquelles Madame [Y] nous a demandé de virer une partie des prix à [9] », Maître [W] a révélé sa parfaite connaissance, ab initio, de ce que le versement était fait entre les mains de la mauvaise personne, fusse-t-elle morale et partie prenante d’un groupement. L’argumentaire ultérieur de ce que la SAS [10] se soit dénommée [9] par le passé est inefficace à ce stade, alors qu’il ressort de ses propres déclarations que le notaire instrumentaire a agi en réponse à une demande spécifique en ce sens, si bien qu’il s’est agi d’une action consciente et non d’une erreur.
Dès lors, le fait que la SAS [10], par négligence blâmable, se soit privée d’une chance de minimiser son dommage et l’ait même consolidé, ne saurait être suffisante pour interrompre le lien de causalité direct entre l’existence du préjudice et la faute volontaire de Maître [W].
Partant, il y a lieu de considérer que tant les ordres de virements donnés par Maître [W] que l’absence de déclaration de sa créance au passif de la procédure collective de [9] par la SAS [10] ont, de manière naturelle et adéquate, concouru au dommage de la SAS [10].
En conséquence, il convient d’opérer un juste partage des responsabilités : le notaire instrumentaire responsable délictuellement de la survenance du dommage sera condamné à indemniser la SAS [10] à hauteur des deux tiers de son préjudice, tandis que cette dernière, qui responsable de la consolidation de son dommage, conservera la charge du tiers restant. Les sommes seront arrondies, bénéfice allant à la demanderesse.
L’issue du litige et l’équité commandent de faire droit, dans son principe, à la demande formulée par la SAS [10] sur le fondement de l’article 700 du code civil, bien que dans un quantum réduit à de plus justes proportions.
Maître [W], qui succombe, sera condamné aux entiers dépens.
PAR CES MOTIFS
Le Tribunal, statuant publiquement, par jugement contradictoire et en premier ressort,
REJETTE la demande tardive de Maître [F] [W] visant à voir juger que Maître [O] doit justifier de sa qualité à agir, son mandat devant précédemment expirer depuis mars 2023 ;
CONDAMNE Maître [F] [W] à payer à la SAS [10] la somme de 675.000 (six cents soixante-quinze mille) euros à titre de dommages-intérêts délictuels ;
CONDAMNE Maître [F] [W] à payer à la SAS [10] la somme de 2.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
REJETTE toute demande plus ample ou contraire ;
CONDAMNE Maître [F] [W] aux entiers dépens ;
RAPPELLE l’exécution provisoire de plein droit du présent jugement ;
Et le présent jugement a été signé par Brigitte LAGIERE, Présidente et Isabelle SOUNDRON, Greffière.
La Greffière La Présidente
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