Type de juridiction : Tribunal judiciaire
Juridiction : Tribunal judiciaire de Paris
Thématique : Jeux vidéo et droits d’auteur : le fonds commun exclut la contrefaçon
→ RésuméDans l’affaire opposant MadBox à Lava Games, le tribunal a conclu que le jeu Pocket Champs ne présente pas l’originalité requise pour bénéficier de la protection du droit d’auteur. Les éléments du jeu, jugés banals et issus d’un fonds commun, ne portent pas l’empreinte de la personnalité de leur auteur. De plus, les différences entre Pocket Champs et Afar Rush, tant au niveau des noms que des univers, écartent le risque de confusion, rendant les accusations de concurrence déloyale et de parasitisme infondées. En conséquence, la demande de MadBox a été rejetée, et elle a été condamnée à verser 10 000 euros à Lava Games.
|
La jouabilité repose sur la combinaison d’un mode de jeu dit » Idle « , où le joueur n’interagit avec le jeu qu’à l’occasion de choix stratégiques, avec un jeu de course. La seule combinaison de ce mode de jeu avec un jeu de course relève toutefois d’une idée, portant un concept de jeu qui, pour être allégué comme nouveau, ne peut justifier d’un monopole protégé par le droit d’auteur. La circonstance que le jeu soit affecté par les terrains pratiqués par les personnages ou leurs équipements personnalisables est indifférente, car banale, et relevant d’un fond commun du jeu vidéo.
L’originalité revendiquée des caractéristiques graphiques se fonde sur un design épuré et enfantin mis en mouvement par une caméra dynamique à la façon d’un évènement sportif. Or, une telle présentation se retrouve dans de nombreux jeux préexistants discutés par les parties, en particulier les jeux Fall Guys, Mario Kart et Super Mario 3D Land.
Au regard des nombreux exemples de jeux présentés en défense, ces caractéristiques graphiques relèvent donc également d’un fond commun du jeu vidéo qui n’est pas protégeable par le droit d’auteur. Les menus et jauges discutées par les parties constituent des éléments accessoires qui ne sont pas de nature à écarter cette appréciation.
Pour rappel, un jeu vidéo n’est pas un programme informatique à part entière mais une œuvre complexe en ce qu’il comprend des composantes logicielles ainsi que de nombreux autres éléments tels des graphismes, de la musique, des éléments sonores, un scénario et des personnages et, à la différence d’un programme d’ordinateur destiné à être utilisé jusqu’à son obsolescence, le jeu vidéo se retrouve rapidement sur le marché une fois la partie terminée et peut, contrairement au logiciel, être encore utilisé par de nouveaux joueurs plusieurs années après sa création (Cass. Civ., 23 octobre 2024, pourvoi n° 23-13.738).
Aux termes de l’article L. 111-1 du code de la propriété intellectuelle » l’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous (…) « .
Selon l’article L. 112-2 du code de la propriété intellectuelle » sont considérés notamment comme œuvres de l’esprit au sens du présent code : (…) 6° Les œuvres cinématographiques et autres œuvres consistant dans des séquences animées d’images, sonorisées ou non, dénommées ensemble œuvres audiovisuelles ; (…) 13° Les logiciels, y compris le matériel de conception préparatoire ; « .
Aux termes de l’article L. 123-1 du code de la propriété intellectuelle » la qualité d’auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui ou à ceux sous le nom de qui l’œuvre est divulguée « .
La Cour de justice de l’Union européenne retient par son arrêt Nintendo Co. Ltd dans l’affaire du 23 janvier 2014, dans l’affaire C-355/12, que » 23. (…) les jeux vidéo, tels que ceux en cause au principal, constituent un matériel complexe comprenant non seulement un programme d’ordinateur, mais également des éléments graphiques et sonores qui, bien qu’encodés dans le langage informatique, ont une valeur créatrice propre qui ne saurait être réduite audit encodage.
Dans la mesure où les parties d’un jeu vidéo, en l’occurrence ces éléments graphiques et sonores, participent à l’originalité de l’œuvre, elles sont protégées, ensemble avec l’œuvre entière, par le droit d’auteur dans le cadre du régime instauré par la directive 2001/29 « .
Un jeu vidéo est une œuvre complexe qui ne saurait être réduite à sa seule dimension logicielle, quelle que soit l’importance de celle-ci, de sorte que chacune de ses composantes est soumise au régime qui lui est applicable en fonction de sa nature (Cass. Civ. 25 juin 2009, pourvoi n° 07-20.387, Bull. 2009, I, n° 140).
Débats et Audience
A l’audience du 06 Mai 2024, il a été annoncé aux avocats que la décision serait rendue le 11 juillet 2024. L’affaire a été prorogée et mise en délibéré le 07 novembre 2024.
Jugement
Le jugement a été prononcé publiquement par mise à disposition au greffe, de manière contradictoire et en premier ressort.
Présentation des Sociétés
La société MadBox est une entreprise française spécialisée dans la création, le développement et la distribution de jeux vidéo pour mobiles et tablettes. Le 8 février 2022, elle a lancé le jeu Pocket Champs sur Google Play Store, suivi par une mise à disposition sur Apple App Store le 1er juillet 2022. Ce jeu est un jeu de course idle où le joueur entraîne son personnage pour améliorer ses caractéristiques.
La société Lava Games Development Ltd, opérant sous le nom Lava Labs, est une société britannique spécialisée dans la distribution de jeux vidéo. Elle a mis en ligne le jeu Afar Rush sur Google Play Store le 1er juin 2023, et sur Apple App Store en juillet 2023, avec une disponibilité en France en octobre 2023. Afar Rush est également un jeu de course idle.
Accusations de Contrefaçon
MadBox accuse Lava Games d’avoir copié son jeu Pocket Champs à travers Afar Rush. Le 25 octobre 2023, MadBox a fait constater cette situation par un commissaire de justice. Le 30 octobre 2023, ses avocats ont mis en demeure Lava Games de cesser ces agissements. En réponse, Lava Games a contesté les allégations et a refusé de se conformer à la mise en demeure.
Procédure Judiciaire
Le 29 décembre 2023, MadBox a assigné Lava Games devant le tribunal judiciaire de Paris. Dans ses conclusions du 8 avril 2024, MadBox a demandé le rejet des demandes de Lava Games, l’interdiction de l’exploitation d’Afar Rush, des mesures de publication, ainsi que des dommages et intérêts pour contrefaçon et concurrence déloyale.
Arguments des Parties
MadBox soutient que le jeu Afar Rush contrefait son œuvre et constitue un acte de concurrence déloyale. Lava Games, de son côté, demande le rejet des demandes de MadBox, arguant que cette dernière ne prouve pas son droit d’auteur et que les éléments en question sont banals.
Motivation du Tribunal sur le Droit d’Auteur
Le tribunal examine la titularité du droit d’auteur revendiqué par MadBox sur Pocket Champs. Il conclut que l’originalité du jeu n’est pas démontrée, car les éléments revendiqués relèvent d’un fonds commun et ne constituent pas une œuvre de l’esprit. Les demandes fondées sur le droit d’auteur sont donc rejetées.
Concurrence Déloyale
MadBox allègue que la copie de son jeu par Lava Games constitue un acte de concurrence déloyale. Cependant, le tribunal constate que les différences entre les deux jeux, notamment leurs noms et univers, ne créent pas de risque de confusion. La demande de MadBox sur ce fondement est écartée.
Parasitisme Économique
MadBox affirme que Lava Games profite de ses efforts et investissements sans contrepartie. Toutefois, le tribunal conclut que la reprise d’éléments banals ne constitue pas un acte de parasitisme, et la demande est également rejetée.
Procédure Abusive
Lava Games accuse MadBox d’introduire une demande abusive. Le tribunal estime que la demande principale, bien que infondée, ne démontre pas une intention de nuire, et la procédure n’est pas considérée comme abusive.
Décision Finale
Le tribunal rejette la demande principale de MadBox, ainsi que la demande reconventionnelle de Lava Games. MadBox est condamnée à payer 10 000 euros à Lava Games sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile et aux dépens.
REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
Tribunal judiciaire de Paris
RG n°
24/02849
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]
[1] Expéditions
exécutoires
délivrées le :
– Maître FOURTUNET #J0001
– Maître ULMANN #P0445
■
3ème chambre
1ère section
N° RG 24/02849
N° Portalis 352J-W-B7I-C4HSO
N° MINUTE :
Assignation du :
29 décembre 2023
JUGEMENT
rendu le 07 novembre 2024
DEMANDERESSE
S.A.S. MADBOX
[Adresse 1]
[Adresse 1]
représentée par Maître Edouard FORTUNET du PARTNERSHIPS JONES DAY, avocats au barreau de PARIS, vestiaire #J0001
DÉFENDERESSE
Société LAVA GAMES DEVELOPMENT LIMITED
[Adresse 2],
[Adresse 2]
[Adresse 2] (ANGLETERRE)
représentée par Maître Virginie ULMANN de l’AARPI BAKER & MC KENZIE, avocats au barreau de PARIS, vestiaire #P0445
Décision du 07 Novembre 2024
3ème chambre 1ère section
N° RG 24/02849 – N° Portalis 352J-W-B7I-C4HSO
———————————————————-
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Madame Anne-Claire LE BRAS, 1ère vice-présidente adjointe
Madame Elodie GUENNEC, vice-présidente
Monsieur Malik CHAPUIS, juge,
assistée de Madame Caroline REBOUL, greffière aux débats et de Madame Laurie ONDELE, greffière à la mise à disposition.
A l’audience du 06 Mai 2024, avis à été donné aux avocats que la décision serait rendue le 11 juillet 2024.
L’affaire fut prorogé et a été mis en délibéré le 07 novembre 2024.
JUGEMENT
Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
en premier ressort
1. La société MadBox se présente comme une société française spécialisée dans la création, le développement et la distribution de jeux vidéo grand public qui se jouent sur téléphones mobiles et tablettes.
2. Le 8 février 2022, la société MadBox a mis en ligne sur la plateforme de téléchargement Google Play Store le jeu dénommé Pocket Champs. Le 1er juillet 2022, le jeu a été également mis à disposition sur la plateforme de téléchargement Apple App Store. Il s’agit d’un jeu mobile de course dans lequel le joueur doit entraîner son personnage et le faire progresser en améliorant ses caractéristiques et en collectant des objets ou équipements qui l’aideront durant ses courses.
3. La société Lava Games Development Ltd, exerçant sous le nom commercial Lava Labs (la » société Lava Games « ), se présente comme une société britannique spécialisée dans la distribution de jeux vidéo.
4. Le 1er juin 2023, la société Lava Games a mis en ligne, sur la plateforme de téléchargement Google Play Store, le jeu dénommé Afar Rush. Le jeu a été également mis à disposition sur la plateforme Apple App Store en juillet 2023. Il a par la suite été mis à la disposition du public en France en octobre 2023. Le jeu Afar Rush est un jeu mobile de course idle.
5. La société MadBox estime que la société Lava Games a copié le jeu Pocket Champs sans son autorisation à travers son jeu Afar Rush. La société MadBox a alors fait procéder, le 25 octobre 2023, à des opérations de constat par Maître [O], commissaire de justice à [Localité 3].
6. Par lettre adressée le 30 octobre 2023, les conseils de la société MadBox ont mis en demeure la société Lava labs de cesser ces agissements au plus tard le 10 novembre 2023.
7. Le conseil de la société Lava Games s’est manifesté par un courriel officiel du 9 novembre 2023, dans lequel il a demandé aux conseils de la société MadBox de s’abstenir de toute action à l’encontre de la société Lava Games avant sa revue des demandes de la société MadBox.
8. Le 27 novembre 2023, le conseil de la société Lava Games a adressé une lettre aux conseils de la société MadBox dans laquelle il affirme que la société Lava Games conteste fermement le bien-fondé des allégations formulées à son encontre et n’entend pas déférer à la mise en demeure qui lui a été adressée.
9. Par acte du 29 décembre 2023, la société SAS Madbox a assigné la société de droit anglais Lava Games Development Ltd devant le tribunal judiciaire de Paris selon la procédure à jour fixe, après y avoir été autorisée par ordonnance du 19 décembre 2023 par le juge délégué par le président de ce même tribunal.
10. Aux termes de ses conclusions du 8 avril 2024, la société Madbox demande au tribunal de :
rejeter l’ensemble des demandes de la société Lava Games, interdire à la société Lava Games et à toute autre société participant au développement et à la diffusion du jeu Afar Rush de poursuivre l’exploitation de ce jeu dans les conditions de ses écritures et sous astreinte, ordonner plusieurs mesures de publication dans les conditions de ses écritures, condamner la société Lava Games à lui payer la somme de 300 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice économique subi du fait des actes de contrefaçon ou à tout le moins de concurrence déloyale et parasitaire, condamner la société Lava Games à lui payer la somme de 100 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de l’atteinte portée à son image et du préjudice moral du fait des actes de contrefaçon ou à tout le moins de concurrence déloyale et parasitaire,se réserver la liquidation des astreintes, condamner la société Lava Games à lui payer la somme de 80 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
11. La société Madbox soutient, pour l’essentiel, que le jeu Afar Rush de la société Lava Games contrefait l’œuvre constituée par le jeu Pocket Champs sur lequel elle revendique un droit d’auteur. Elle expose qu’à tout le moins la commercialisation de ce jeu Afar Rush constitue des faits de concurrence déloyale en raison du risque de confusion et de parasitisme.
12. Aux termes de ses écritures du 29 avril 2024, la société Lava Games demande au tribunal de :
débouter la société Madbox de l’ensemble de ses demandes, écarter l’exécution provisoire, condamner la société Madbox à lui payer la somme de 60 000 euros à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive, condamner la société Madbox à lui payer la somme de 100 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
13. La société Lava Games soutient que la société Madbox ne démontre pas être titulaire du droit d’auteur dont elle se prévaut, n’identifie pas l’œuvre protégée ni son originalité. Elle conteste également tout fait de parasitisme estimant que la valeur économique individualisée dont elle aurait indument profité n’est pas caractérisée et qualifie l’action d’abusive.
14. Il est renvoyé aux écritures des parties pour plus ample exposé des faits, moyens et prétentions qui y sont contenus.
Sur le droit d’auteur
15. La société Madbox explique être titulaire du droit d’auteur sur le jeu Pocket Champs dont la date de création du jeu est certaine et qu’elle se prévaut donc de la présomption de titularité. Elle soutient qu’elle ne prétend pas avoir créé le genre de jeu de course idle multijoueur mais dit en avoir fait une interprétation unique et originale dans son jeu Pocket Champs. Elle en déduit que ce jeu porte l’empreinte de la personnalité de son auteur et est protégeable au titre du droit d’auteur en application de l’article L. 112-1 du code de la propriété intellectuelle. Elle rappelle à ce titre la jurisprudence de la Cour de cassation définissant le jeu vidéo comme une œuvre complexe et dit que ses choix créatifs sont indépendants de toute nécessité fonctionnelle. Elle ajoute qu’un arrêt de la cour d’appel de Paris en matière d’œuvres audiovisuelles s’attache aux critères de la forme, de l’expression des idées, du développement qui lui est donné et de l’enchaînement des scènes pour dire que le jeu fait, pour la première fois, progresser son personnage et doit lui permettre d’être le plus rapide en choisissant des équipements.
16. La société Madbox soutient que le jeu Pocket Champs et original. Elle dit que son gameplay est original car le jeu idle (de l’anglais » oisif « ) ne laisse au joueur que des choix stratégiques sans le solliciter pour mouvoir le personnage. Or, elle expose que Pocket Champs offre pour la première fois au joueur la possibilité de combiner ce type de gameplay idle avec un jeu de course casual ; que des terrains variés au sein d’une même course permettent de faire évoluer le personnage qui doit alternativement nager, grimper, courir ou voler ; que la part des équipements est prépondérante car un seul peut être sélectionné pour augmenter la vitesse du personnage sur un terrain déterminé, lui donnant un avantage, alors que les équipements peuvent eux-mêmes être améliorés.
17. La société Madbox soutient que les caractéristiques graphiques du jeu Pocket Champs se rapportent à l’univers, aux personnages et aux objets. Elle expose que les angles de la caméra font une présentation dynamique de la course assimilable à la vue d’un spectateur d’un évènement sportif ; que le design épuré des personnages s’allie à des options de personnalisation extravagantes et variées leur donnant un aspect rond, doux, mignon et sympathique ; que les décors du jeu ont aussi un aspect réduit au minimum, lisse avec peu de textures ; que l’aspect général du jeu est doux, rond et enfantin avec des couleurs vives et attrayantes permet d’identifier les éléments du jeu et donne au joueur un sentiment de confort ; que les jauges permettent d’identifier la progression du joueur et la collecte de ses ressources.
18. La société Lava Games expose que le jeu Pocket Champs et le jeu Afar Rush produisent une impression d’ensemble différente. Elle soutient que la société Madbox ne peut se prévaloir de la présomption de titularité du droit d’auteur en l’absence de date certaine de création et d’exploitation d’une création déterminée et définie précisément. Elle dit que les conditions du droit d’auteur ne sont pas démontrées en l’absence d’originalité de l’œuvre et de choix arbitraires révélant la personnalité de son auteur. Selon elle, la demanderesse cherche à protéger un concept sans démontrer d’effort créatif en reprenant des éléments banals issus d’un fonds commun des jeux idle correspondant à certaines règles constitutives de son jeu Pocket Champs. Elle s’appuie à ce titre sur l’analyse d’un rapport d’expertise britannique qu’elle estime pertinente en l’espèce.
19. La société Lava Games soutient que le jeu Pocket Champs n’est pas original car il reprend des caractéristiques courantes ou imposées par des contraintes d’un jeu de course.
20. S’agissant du gameplay, la société Lava Games soutient que l’application du concept idle un jeu de course est insusceptible de protection et ne peut constituer une caractéristique originale. Elle présente plusieurs jeux comme des antériorités à ce titre. Selon son analyse, les équipements et les différents terrains sont des éléments banals ou relevant de la mécanique du jeu de course.
21. S’agissant des caractéristiques graphiques, la société Lava Games expose que de nombreux jeux préexistants à ceux en litige présentaient déjà un positionnement comparable de la caméra, un design monochrome, lisse, enfantin et épuré des personnages et du décor. Elle en déduit que ces éléments ne caractérisent pas l’originalité revendiquée. De la même manière, le menu et le système de catégories pour la progression des joueurs relèvent, selon elle, d’un fonds commun.
Appréciation du tribunal
22. Aux termes de l’article L. 111-1 du code de la propriété intellectuelle » l’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous (…) « .
23. Selon l’article L. 112-2 du code de la propriété intellectuelle » sont considérés notamment comme œuvres de l’esprit au sens du présent code : (…) 6° Les œuvres cinématographiques et autres œuvres consistant dans des séquences animées d’images, sonorisées ou non, dénommées ensemble œuvres audiovisuelles ; (…) 13° Les logiciels, y compris le matériel de conception préparatoire ; « .
24. Aux termes de l’article L. 123-1 du code de la propriété intellectuelle » la qualité d’auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui ou à ceux sous le nom de qui l’œuvre est divulguée « .
25. La Cour de justice de l’Union européenne retient par son arrêt Nintendo Co. Ltd dans l’affaire du 23 janvier 2014, dans l’affaire C-355/12, que » 23. (…) les jeux vidéo, tels que ceux en cause au principal, constituent un matériel complexe comprenant non seulement un programme d’ordinateur, mais également des éléments graphiques et sonores qui, bien qu’encodés dans le langage informatique, ont une valeur créatrice propre qui ne saurait être réduite audit encodage. Dans la mesure où les parties d’un jeu vidéo, en l’occurrence ces éléments graphiques et sonores, participent à l’originalité de l’œuvre, elles sont protégées, ensemble avec l’œuvre entière, par le droit d’auteur dans le cadre du régime instauré par la directive 2001/29 « .
26. Un jeu vidéo est une œuvre complexe qui ne saurait être réduite à sa seule dimension logicielle, quelle que soit l’importance de celle-ci, de sorte que chacune de ses composantes est soumise au régime qui lui est applicable en fonction de sa nature (Cass. Civ. 25 juin 2009, pourvoi n° 07-20.387, Bull. 2009, I, n° 140).
27. A ce titre, un jeu vidéo n’est pas un programme informatique à part entière mais une œuvre complexe en ce qu’il comprend des composantes logicielles ainsi que de nombreux autres éléments tels des graphismes, de la musique, des éléments sonores, un scénario et des personnages et, à la différence d’un programme d’ordinateur destiné à être utilisé jusqu’à son obsolescence, le jeu vidéo se retrouve rapidement sur le marché une fois la partie terminée et peut, contrairement au logiciel, être encore utilisé par de nouveaux joueurs plusieurs années après sa création (Cass. Civ., 23 octobre 2024, pourvoi n° 23-13.738).
28. En l’espèce, deux constats de commissaires de justice du 25 octobre 2023 établissent que le jeu Pocket Champs est disponible au téléchargement sur l’AppStore et Google Play. La présomption de titularité du droit d’auteur dont se prévaut la société Madbox ne peut donc être écartée, alors que le jeu est exploité à une date certaine.
29. L’originalité du jeu Pocket Champs est revendiquée comme un ensemble au regard de la combinaison de caractéristiques particulières tenant à sa jouabilité et à ses caractéristiques graphiques.
30. La jouabilité repose sur la combinaison d’un mode de jeu dit » Idle « , où le joueur n’interagit avec le jeu qu’à l’occasion de choix stratégiques, avec un jeu de course. La seule combinaison de ce mode de jeu avec un jeu de course relève toutefois d’une idée, portant un concept de jeu qui, pour être allégué comme nouveau, ne peut justifier d’un monopole protégé par le droit d’auteur. La circonstance que le jeu soit affecté par les terrains pratiqués par les personnages ou leurs équipements personnalisables est indifférente, car banale, et relevant d’un fond commun du jeu vidéo.
31. L’originalité revendiquée des caractéristiques graphiques se fonde sur un design épuré et enfantin mis en mouvement par une caméra dynamique à la façon d’un évènement sportif. Or, une telle présentation se retrouve dans de nombreux jeux préexistants discutés par les parties, en particulier les jeux Fall Guys, Mario Kart et Super Mario 3D Land. Au regard des nombreux exemples de jeux présentés en défense, ces caractéristiques graphiques relèvent donc également d’un fond commun du jeu vidéo qui n’est pas protégeable par le droit d’auteur. Les menus et jauges discutées par les parties constituent des éléments accessoires qui ne sont pas de nature à écarter cette appréciation.
32. Pris dans son ensemble, le jeu Pocket Champs apparait donc comme constitué d’éléments banals mis en œuvre dans le cadre d’une idée qui, étant de libre parcours, échappe à toute appropriation. Il n’est pas démontré qu’il constitue une œuvre de l’esprit portant l’empreinte de la personnalité de son auteur.
33. L’originalité n’est pas démontrée, les demandes fondées sur le droit d’auteur sont rejetées.
Sur la concurrence déloyale
Moyens des parties
34. La société MadBox dit que la copie d’un jeu par un opérateur économique, qui reprend servilement ses principales caractéristiques, afin de générer un risque de confusion constitue un acte fautif de concurrence déloyale engageant la responsabilité de son auteur. Selon elle, la société Lava Games détenait une obligation positive de se démarquer des jeux de ses concurrents en qualité d’entrant sur le marché des jeux de course idle pour mobiles. La demanderesse indique que le jeu Afar Rush a repris les principales caractéristiques de Pocket Champs, à l’exception de l’adaptation de l’univers, et ce sans la moindre démarche créatrice. Selon elle, la condamnation sollicitée est en ligne avec la jurisprudence actuelle qui a sanctionné à de nombreuses reprises des jeux copiant des caractéristiques essentielles d’autres jeux.
35. La société Lava Games soutient, sur le fondement de l’article 1240 du code civil, qu’il n’existe aucune copie servile ou aucun risque de confusion en raison des nombreuses différences entre les jeux tenant à leurs noms, aux noms de leurs éditeurs sur les applications mobiles, à l’apparence des personnages. Elle ajoute que les éléments repris sont des éléments usuels, banal ou relevant d’un fond commun. Selon elle, aucune faute ne saurait lui être attribuée.
Appréciation du tribunal
36. Aux termes de l’article 1240 du Code civil » tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer « .
37. La concurrence déloyale peut résulter de l’imitation des produits et services d’un concurrent pourvu que soit caractérisé un risque de confusion dans l’esprit du public (Com., 13 octobre 2021, pourvoi n° 19-20.504, Com. 27 janvier 2009, n°08-10.991).
38. Le risque de confusion est apprécié de façon concrète par l’impression d’ensemble des produits, par un consommateur d’attention moyenne qui ne dispose pas en même temps des produits litigieux (Com., 26 mai 2004, n°02-17.476).
39.En l’espèce, la société Madbox fonde cependant sa demande sur une » obligation positive de se démarquer des jeux de ses concurrents » qu’elle dit à la charge de la société Lava Games mais dont elle n’identifie pas la base légale et qui n’est pas une condition de l’action en concurrence déloyale.
40. Il ressort des constats de commissaire de justice du 25 octobre 2023 et des comparaisons entre les deux jeux réalisés par la société Madbox que leur jouabilité est proche d’une reprise servile et que leurs caractéristiques graphiques sont similaires sans toutefois être identiques.
41. Des différences notables existent cependant à raison de leurs noms » Pocket Champs » et » Afar Rush » qui, sauf à être constitués de deux mots, n’ont aucune ressemblance phonétique ni visuelle. Conceptuellement le jeu Afar Rush renvoie à l’univers » Afar « , dont les parties conviennent qu’il comporte d’autres jeux et a justifié des investissements promotionnels spécifiques de la société Lava Games. Les jeux sont proposés au téléchargement par des éditeurs différents.
42. Les parties ne commentent pas l’impression d’ensemble sur le consommateur moyen. Il ressort toutefois des débats que s’agissant d’un jeu mobile diffusé sur les applicatifs AppStore et Google Play Store, le consommateur se déterminera au regard d’un descriptif du jeu qui n’inclut pas exclusivement la jouabilité et met en avant comme prépondérants son titre, et l’univers graphique et narratif dans lequel il s’inscrit, ici l’univers » Afar » pour le jeu de la société Lava Games.
43. Il résulte de ces circonstances que le risque de confusion n’est pas démontré par la société Madbox, qui doit l’établir.
44. Le moyen fondé sur la concurrence déloyale au titre du risque de confusion est écarté.
Sur le parasitisme
45. La société MadBox expose que la distribution du jeu Afar Rush constitue un acte de parasitisme en profitant, sans contrepartie, de la notoriété et des investissements dans le développement de son nouveau jeu ainsi que de sa promotion. Selon elle, la loyauté des relations commerciales impose à un importateur, qui lance un nouveau produit, de se démarquer de ses concurrents, notamment que le jeu Pocket Champ est le fruit d’un travail intensif, et d’un investissement d’environ 22 millions de dollars entre 2021 et 2023. La demanderesse indique que la société Lava Labs a détourné les efforts d’investissement et le savoir-faire de la société MadBox lui permettant de développer son jeu de manière accéléré et de profiter de la promotion autour du jeu Pocket Champ.
46. La société Lava Games dit, sur le fondement de l’article 1240 du code civil, que l’action en parasitisme ne peut pas être le supplétif de droits de propriété intellectuelle inexistants, et par définition d’éléments inappropriables, relevant du domaine public, qu’il s’agisse du fonds commun ou d’idée de libre parcours.
47. Selon elle, la société MadBox ne justifie pas des ressources, efforts et investissements humains et financiers qui auraient été affectés à la conception et au lancement de Pocket Champs. En ce sens, la défenderesse précise que les documents versés aux débats sont dépourvus de caractère probant et manifestement insuffisants pour démontrer la moindre valeur économique individualisée. À l’inverse, la société Lava Games expos que les investissements conséquents dans le développement et la commercialisation de son jeu Afar Rush traduisent sa volonté de proposer un produit inédit.
48. De plus, la défenderesse fait valoir que l’analyse du marché démontre que les éléments dont l’inspiration est reprochée à la société Lava Games concernent soit des mécaniques ou concepts inhérents aux jeux de courses idle, soit des éléments courants et banals, ce qui exclut la possibilité de caractériser une valeur économique individualisée. Selon elle, en juger autrement établirait un monopole sur des éléments non protégeables qui font partie du domaine public, qui aboutirait à créer une restriction de concurrence contraire au droit de l’Union. La société Lava Labs précise que le degré élevé de notoriété du jeu Pocket Champ permettant aux consommateurs d’en attribuer l’origine à MadBox n’est pas démontré.
49. Enfin, la défenderesse soutient qu’aucune faute au titre du comportement parasitaire de la société Lava Games ne peut être attribué, puisqu’il n’existe aucune appropriation d’une prétendue valeur économique individualisée. En ce sens, selon elle, le jeu Afar Rush est le résultat d’investissements conséquents de la part de la société Lava Games, et le résultat d’un savoir-faire qui s’appuie sur les tendances actuelles du marché du jeux mobiles.
Appréciation du tribunal
50. Vu l’article 1240 du Code civil précité,
51. Le parasitisme économique est une forme de déloyauté, constitutive d’une faute au sens de l’article 1240 du code civil, qui consiste, pour un opérateur économique, à se placer dans le sillage d’un autre afin de tirer indûment profit de ses efforts, de son savoir-faire, de la notoriété acquise ou des investissements consentis (Com., 16 février 2022, pourvoi n° 20-13.542 ; Com., 10 juillet 2018, pourvoi n° 16-23.694, Bull. 2018, IV, n° 87 ; Com., 27 juin 1995, pourvoi n° 93-18.601, Bulletin 1995, IV, n° 193).
52. Il appartient à celui qui se prétend victime d’actes de parasitisme d’identifier la valeur économique individualisée qu’il invoque (Com., 26 juin 2024, pourvoi n° 23-13.535 ; Com., 20 septembre 2016, pourvoi n° 14-25.131, Bull. 2016, IV, n° 116), ainsi que la volonté d’un tiers de se placer dans son sillage (Com., 3 juillet 2001, pourvoi n° 98-23.236, Bull. 2001, IV, n° 132).
53. Le savoir-faire et les efforts humains et financiers propres à caractériser une valeur économique identifiée et individualisée ne peuvent se déduire de la seule longévité et du succès de la commercialisation du produit (Com., 5 juillet 2016, pourvoi n° 14-10.108, Bull. 2016, IV, n° 101) et, les idées étant de libre parcours, le seul fait de reprendre, en le déclinant, un concept mis en œuvre par un concurrent ne constitue pas, en soi, un acte de parasitisme (1re Civ., 22 juin 2017, pourvoi n° 14-20.310, Bull. 2017, I, n° 152), (v. en ce sens Com., 26 juin 2024, pourvoi n° 23-13.535, Com., 26 juin 2024, pourvoi n° 22-17.647, 22-21.497).
54. En l’espèce, ainsi qu’il précède, le jeu Pocket Champs conjugue la reprise d’éléments banals relevant du fond commun du jeu vidéo avec une idée, non appropriable, de l’adaptation d’un jeu de type idle, ne mobilisant le joueur que pour des choix stratégiques, sous la forme d’un jeu de course.
55. Ces circonstances, au regard de la jurisprudence qui précèdent, établissent que la reprise de ce concept par la société Madbox ne peut constituer une valeur économique identifiée et individualisée.
56. Sans qu’il soit besoin d’établir si la société Lava Games s’est placée dans le sillage de la société Madbox, le parasitisme n’est pas démontré.
57. Le moyen fondé sur le parasitisme est écarté.
58. La demande indemnitaire fondée sur la concurrence déloyale.
Sur la procédure abusive
Moyens des parties
59. La société Lava Games qualifie la demande principale de radicalement irrecevable et infondée. Selon son argument, l’action introduite dans plusieurs pays simultanément a pour objet d’empêcher son arrivée sur le marché en méconnaissance de la liberté d’entreprendre.
60. La société Madbox réplique que son action n’est pas utile car elle entend faire prévaloir ses droits dans le cadre d’une concurrence saine. Elle ajoute que des actions parallèles dans d’autres pays ne préjugent pas de la présente décision et ne pouvaient limiter son droit d’agir.
Appréciation du tribunal
61. Vu les articles 32-1 du code de procédure civile et 1240 du Code civil.
62. En l’espèce, la demande principale, infondée, présente les similitudes existantes entre les jeux litigieux et porte une argumentation juridique qui ne peut être considérée comme ayant vocation à détourner l’action de sa finalité ou comme démontrant une intention de nuire à la défenderesse.
63. La procédure n’est donc pas abusive et la demande indemnitaire rejetée.
Sur les demandes accessoires
64. La société Madbox, partie perdante, est condamnée aux dépens et à payer à la société Lava Games la somme de 10 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
Le tribunal,
Rejette la demande principale,
Rejette la demande reconventionnelle,
Condamne la société Madbox à payer à la société Lava Games
Development Ltd la somme de 10 000 euros sur le fondement de l’article
700 du code de procédure civile,
Condamne la société Madbox aux dépens,
Fait et jugé à Paris le 07 Novembre 2024
La Greffière La Présidente
Laurie ONDELE Anne-Claire LE BRAS
Laisser un commentaire