Type de juridiction : Tribunal judiciaire
Juridiction : Tribunal judiciaire de Paris
Thématique : Responsabilité bancaire et vigilance : enjeux d’une opération de virement contestée
→ RésuméContexte de l’AffaireM. [O] [J] et Mme [Z] [E] épouse [J] ont effectué plusieurs ordres de virement dans le cadre d’un investissement, totalisant 310.200 euros, vers des comptes bancaires en Allemagne et en Italie, ainsi qu’un virement en France. Les virements ont été réalisés depuis les comptes de Mme [J] à la Société Générale et de M. [J] au Crédit du Nord, ce dernier étant ensuite absorbé par la Société Générale. Dépôt de PlainteAprès avoir constaté la non-restitution de leurs fonds, les époux [J] ont déposé une plainte pour escroquerie le 19 janvier 2023. Ils ont également tenté, sans succès, de récupérer leur argent auprès de leur banque. Assignation en JusticeLe 31 octobre 2023, les époux [J] ont assigné la Société Générale devant le tribunal judiciaire de Paris, demandant une indemnisation pour préjudices financier et moral, en raison du non-remboursement des virements. Ils ont réclamé un total de 308.490 euros pour le préjudice financier et 5.000 euros pour le préjudice moral. Arguments des Époux [J]Les époux soutiennent que la banque a manqué à son devoir de vigilance en ne détectant pas les anomalies dans les virements, notamment les montants élevés et la destination des fonds. Ils affirment que la banque aurait dû exercer un contrôle renforcé en raison des caractéristiques suspectes des opérations. Réponse de la Société GénéraleLa Société Générale a contesté les allégations des époux, arguant qu’ils n’ont pas prouvé le contexte frauduleux des virements. La banque a affirmé avoir respecté ses obligations en exécutant les ordres de virement authentiques et a demandé le rejet des demandes des époux, tout en sollicitant des frais de justice à leur encontre. Décision du TribunalLe tribunal a statué que les demandes des époux [J] ne pouvaient être accueillies, considérant que la banque n’avait pas de devoir de protection envers ses clients dans le cadre des opérations de paiement autorisées. Il a également souligné que les époux avaient initié les virements en connaissance de cause et que la banque n’avait pas relevé d’anomalies apparentes. Conséquences de la DécisionLes époux [J] ont été déboutés de toutes leurs demandes et condamnés à payer les dépens ainsi qu’une somme de 2.000 euros à la Société Générale au titre de l’article 700 du code de procédure civile. L’exécution provisoire a été écartée en raison de la nature de la décision. |
TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]
[1] Copies délivrées le: 29/01/2025
Me HUPIN – G0625
Me GASTEBLED – P077
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9ème chambre 2ème section
N° RG :
N° RG 23/13935 – N° Portalis 352J-W-B7H-C3CW2
N° MINUTE : 5
Assignation du :
31 Octobre 2023
JUGEMENT
rendu le 29 Janvier 2025
DEMANDEURS
Madame [Z] [E] épouse [J]
[Adresse 2]
[Localité 7]
Monsieur [O] [J]
[Adresse 2]
[Localité 7]
représenté par Me Maude HUPIN, avocat au barreau de PARIS, avocat plaidant, vestiaire #G0625
DÉFENDERESSE
S.A. SOCIETE GENERALE, prise en la personne de ses représentants légaux
[Adresse 3]
[Localité 6]
représentée par Maître Etienne GASTEBLED de la SCP LUSSAN, avocats au barreau de PARIS, avocats plaidant, vestiaire #P0077
Décision du 29 Janvier 2025
9ème chambre 2ème section
N° RG 23/13935 – N° Portalis 352J-W-B7H-C3CW2
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Monsieur Gilles MALFRE, Premier Vice-président adjoint,
Monsieur Augustin BOUJEKA, Vice-Président,
Monsieur Alexandre PARASTATIDIS, Juge
assistés de Madame Alice LEFAUCONNIER, Greffière
DÉBATS
A l’audience du 20 Novembre 2024 tenue en audience publique devant Monsieur PARASTATIDIS, juge rapporteur, qui, sans opposition des avocats, a tenu seul l’audience, et, après avoir entendu les conseils des parties, en a rendu compte au Tribunal, conformément aux dispositions de l’article 805 du Code de Procédure Civile. Avis été donné aux avocats que la décision serait rendue le 29 janvier 2025.
JUGEMENT
Rendu publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort
FAITS ET PROCEDURE
Dans le cadre d’une opération d’investissement, M. [O] [J] et Mme [Z] [E] épouse [J], ont donné en agence les trois ordres de virement suivants :
Depuis le compte n°[XXXXXXXXXX04] ouvert dans les livres de la SA Société générale au nom de l’épouse :
– Le 5 octobre 2022, pour un montant de 150.000 euros, au bénéfice d’un compte domicilié en Allemagne au sein de l’établissement bancaire Deutsche Bank ;
– Le 24 novembre 2022, pour un montant de 106.800 euros, au bénéfice d’un compte domicilié en Italie au sein de l’établissement bancaire Intesa Sanpaolo SPA ;
Depuis le compte n°[XXXXXXXXXX05] ouvert dans les livres du Crédit du nord, dont la Société générale vient aux droits, au nom de l’époux :
– Le 29 novembre 2022, pour un montant de 53.400 euros, au bénéfice d’un compte domicilié dans un établissement bancaire en France.
N’ayant pas pu obtenir la restitution de leurs fonds et s’estimant victimes de faits pénalement répréhensibles, les époux [J] ont chacun déposé le 19 janvier 2023 une plainte du chef d’escroquerie auprès du commissariat de police de [Localité 10] (94).
Ils ont sollicité en vain le retour des fonds auprès de leur banque.
C’est dans ce contexte que par exploit de commissaire de justice du 31 octobre 2023, les époux [J] ont fait assigner la Société générale, cette dernière venant également aux droits de la SA Crédit du nord ensuite d’une fusion absorption de la seconde par la première intervenue le 1er janvier 2023, devant le tribunal judiciaire de Paris aux fins d’obtenir l’indemnisation de leurs préjudices financier et moral résultant du non remboursement des virements effectués par l’intermédiaire des deux banques.
Aux termes de leurs dernières écritures signifiées par voie électronique le 17 septembre 2024, aux visas des articles 1104, 1231-1 et suivants du code civil et L.561-5 et suivants du code monétaire et financier, il est demandé au tribunal de :
« – DECLARER Monsieur [O] [J] et Madame [Z] [J] bien fondé en leurs demandes, fins et conclusions,
– DEBOUTER la société LA SOCIÉTÉ GÉNÉRALE de l’ensemble de ses demandes, fins et prétentions,
– CONDAMNER la société LA SOCIÉTÉ GÉNÉRALE à payer à Monsieur [O] [J] et Madame [Z] [J] la somme de 308.490 euros au titre du préjudice financier,
– CONDAMNER la société LA SOCIÉTÉ GÉNÉRALE à payer à Monsieur [O] [J] et Madame [Z] [J] la somme de 5.000 euros au titre du préjudice moral,
– CONDAMNER la société LA SOCIÉTÉ GÉNÉRALE à payer à Monsieur [O] [J] et Madame [Z] [J] la somme de 3.000 € au titre de l’article 700 du Code de procédure civile,
– CONDAMNER la société LA SOCIÉTÉ GÉNÉRALE à payer aux entiers dépens,
– ORDONNER l’exécution provisoire.»
A l’appui de leurs prétentions, ils exposent que la responsabilité de la banque peut être recherchée par son client qui est à l’origine d’opérations de paiement, à la fois sur le fondement de la responsabilité contractuelle prévue par les articles 1231-1 et 1992 du code civil et celui des règles spécifiques édictées par les articles L.561-1 et suivants du code monétaire et financier, ces dernières l’obligeant à mettre en place un contrôle « simple » ou « renforcé » en fonction notamment de son évaluation des risques de l’activité de son client et des caractéristiques de l’opération telles que sa complexité, son montant inhabituellement élevé ou encore son caractère suspect quant à sa justification économique ou son objet, peu important que son client soit victime ou auteur des actes de fraude. Ils ajoutent que la banque a alors la possibilité de refuser l’exécution de l’opération suspecte sur le fondement de l’article L.133-10 du code précité ou des dispositions spécifiques du dispositif de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (ci-après dispositif de LCB-FT), déplorant que cette faculté ne soit exercée que très rarement par les établissements.
Au cas particulier, ils soutiennent que la Société générale n’a pas été vigilante en ne relevant pas les anomalies apparentes caractérisées par :
– Les montants des virements qui étaient sans commune mesure avec le montant des opérations habituelles pratiquées sur ce compte, sur une période extrêmement brève ;
– La destination du virement de 106.800 euros du 24 novembre 2022 vers un compte bancaire situé à l’étranger, en l’occurrence en Italie, seule opération du compte bancaire de M. [J] réalisée à destination d’un compte de ce pays ;
– La période très restreinte dans laquelle les virements ont été faits ;
– L’inscription des sociétés Emeria et Foncia sur la liste noire du site « Abe-infoservice.fr » depuis le 16 novembre 2022, soit antérieurement aux deux derniers virements frauduleux, précisant que ce site regroupe les institutions de la Banque de France, de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ci-après APCR) et de l’Autorité des marchés financiers (ci-après AMF) dont la banque ne pouvait ignorer l’existence ; ils ajoutent que la défenderesse ne saurait s’exonérer de sa responsabilité par la production d’un extrait du site de l’AMF en date du 8 juillet de 2024 qui ne fait apparaître aucune occurrence pour les recherches sur les dénominations « Emeria-Foncia » et « Emeria Solution », alors qu’elle aurait dû faire le lien entre les mentions « complément projet immobilier EMR613 » et « EMR Solution » dans les rubriques « références » et « bénéficiaire » de l’ordre de virement du 24 novembre 2022 et la désignation comme bénéficiaire de la société Emeria Solution dans celui du 5 octobre 2022.
Ils concluent ainsi au manquement de la banque qui aurait dû relever que les virements opéraient une rupture dans les modalités de gestion habituelle de leurs comptes, exposant que la défenderesse a nécessairement eu connaissance de la fraude puisqu’ils se sont déplacés en agence munis des contrats frauduleux remis par les escrocs, interrogé leur interlocuteur et reçu la garantie de la régularité de l’opération. Ils estiment dès lors que la banque, en exécutant les virements litigieux qui présentaient des anomalies apparentes, a manqué à son devoir général de vigilance qui implique une obligation de renseignement préalablement à l’exécution d’opérations.
Ils sollicitent en conséquence l’indemnisation intégrale de leur préjudice financier équivalent aux sommes investies, soit un montant de 308.490 euros après déduction de la somme de 1.710 euros perçue des fraudeurs pour les mettre en confiance, ainsi que celle d’un préjudice moral qu’ils évaluent à la somme de 5.000 euros.
Aux termes de ses dernières écritures signifiées par voie électronique le 10 octobre 2024, aux visas de l’article 1240 du code civil et des articles L.561-1 et suivants du code monétaire et financier, la Société générale demande au tribunal de :
« A titre principal
JUGER que les époux [J] ne démontrent pas le contexte frauduleux sur lequel ils fondent leurs prétentions
JUGER que les dispositions de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme prévues par les articles L.561-1 et suivants du code monétaire et financier sont inapplicables dans le cadre de l’action initiée par les époux [J] à l’encontre de SOCIETE GENERALE
JUGER que SOCIETE GENERALE a respecté son obligation d’exécuter les ordres de virement transmis par chacun des époux [J] à partir de leurs comptes bancaires
JUGER que SOCIETE GENERALE n’a, en la circonstance, commis aucune faute susceptible d’avoir engagé sa responsabilité
JUGER que les époux [J] ne démontrent aucun préjudice indemnisable et, qu’en toute hypothèse, les graves manquements qu’ils ont commis sont de nature à exonérer totalement SOCIETE GENERALE de toute responsabilité dans les pertes qu’ils auraient à déplorer
En conséquence,
DEBOUTER purement et simplement Madame [Z] [J] et Monsieur [O] [J] de l’ensemble de ses demandes, fins, moyens et conclusions
CONDAMNER in solidum Madame [Z] [J] et Monsieur [O] [J] à verser à SOCIETE GENERALE une somme de 5.000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile
Les CONDAMNER aux entiers dépens.
En tout état de cause,
ECARTER l’exécution provisoire de droit, celle-ci n’étant pas compatible avec la nature de l’affaire. »
A l’appui de sa défense, la banque conclut tout d’abord au rejet des demandes en ce que les époux [J] ne justifient pas des circonstances frauduleuses dans lesquelles ils ont donné les ordres de virement litigieux, le dépôt de simples plaintes dont il n’est pas précisé les suites données étant, selon elle, insuffisamment probant, et ce d’autant plus au regard des incohérences ressortant de leurs explications, ces derniers exposant dans leur acte introductif d’instance avoir été contactés par une société usurpant la dénomination sociale « Foncia » tandis que dans leurs plaintes, ils mettent en cause une société « Emeria ». Elle soutient dès lors qu’il ne peut lui être fait grief de ne pas avoir relevé des anomalies révélatrices d’une fraude qui n’existe pas.
Elle fait valoir par ailleurs que les demandeurs ne sont pas fondés à se prévaloir du dispositif de LCB-FT au soutien de leur action, conformément à une jurisprudence constante confirmée par la Cour de cassation dans un arrêt de la chambre commerciale du 21 septembre 2022, et ajoute qu’en l’espèce, les virements litigieux portaient sur des fonds dont il n’est pas allégués par les demandeurs qu’ils étaient illicites et donc susceptibles de faire l’objet d’une suspicion justifiant l’application de cette législation.
La Société générale soutient qu’en toute hypothèse elle a respecté son obligation d’exécuter les ordres de virement authentiques transmis par les demandeurs conformément aux informations communiquées par ces derniers, et notamment aux IBAN, et qu’elle n’a commis aucune faute, précisant qu’elle ne pouvait refuser d’exécuter les ordres reçus sur le fondement des dispositions de l’article L.561-8 du code monétaire et financier qui ne sont pas invocables par des particuliers pour les raisons exposées précédemment et qui, au surplus, ne s’appliquent qu’au moment de l’entrée en relation avec le client.
S’appuyant sur un arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 27 mars 2024 (pourvoi n°22.21-200), elle ajoute que sa responsabilité ne peut être recherchée sur le fondement d’un devoir général de vigilance issu du droit commun, le régime exclusif des articles L.133-18 et suivants du code monétaire et financier n’imposant pas un tel devoir au prestataire de services de paiement, et précise qu’en vertu du devoir de non immixtion dans les affaires de ses clients, elle n’avait pas à interroger ces derniers sur des opérations qui ne présentaient aucune anomalie apparente au regard de leur authenticité, de la provision suffisante des comptes pour y procéder, et des motifs et libellés « achat immobilier », « complément projet immobilier » ou « PROJET IMMO » qui ne faisaient nullement référence à une opération frauduleuse, et ce alors qu’aucune autre information sur l’opération sous-jacente ne lui avait été communiquée. Enfin, elle fait valoir que les dénominations « EMERIA-FONCIA », « EMERIA SOLUTION » ou « FONCIA » ne figurent pas sur la liste noire officielle de l’AMF, ce qu’elle démontre par la production d’un extrait du site de cet organisme en date du 8 juillet 2024 et qu’il ne saurait lui être opposée l’inscription depuis le 16 novembre 2022 sur le site « Abe-infoservice.fr », qui s’adresse aux consommateurs, de l’usurpation du site « EMERIA-FONCIA ».
Enfin, elle soutient qu’à supposer qu’une négligence puisse lui être reprochée, les demandeurs ne justifient d’aucun préjudice indemnisable, exposant qu’en matière d’obligation de vigilance du banquier, il est de jurisprudence constante que le préjudice correspond à une perte de chance d’avoir évité les virements qui doit être démontrée par les demandeurs et qu’en l’espèce, il n’est pas prouvé qu’une éventuelle mise en garde de sa part aurait dissuadé les époux [J] de passer les ordres litigieux. Elle ajoute que les demandeurs ne peuvent formuler une demande d’indemnisation unique dès lors que les virements ont été opérés depuis des comptes bancaires distincts dont chacun est le titulaire. Elle conclut également au rejet de la demande tendant à indemniser un préjudice moral, la preuve n’étant pas rapportée que l’état anxiodépressif décrit dans les pièces médicales produites par les demandeurs, et mis en relation avec la prétendue escroquerie, soit en lien avec le prétendu manquement qui lui est reproché dès lors qu’elle ne peut être tenue pour responsable de cette infraction.
Elle soutient qu’au contraire la faute grave des époux [J], qui se sont laissés convaincre de verser des fonds importants par des interlocuteurs qu’ils n’ont jamais rencontrés, est la cause exclusive de leur dommage et l’exonère de toute responsabilité.
Enfin, dans l’hypothèse de sa condamnation, la Société générale sollicite que l’exécution provisoire soit écartée au regard de la nature de l’affaire et des incertitudes quant à la solvabilité des requérants et leur capacité de restitution des éventuelles sommes versées en cas d’infirmation par la cour d’appel.
Conformément aux dispositions de l’article 455 du code de procédure civile, il est renvoyé aux dernières écritures des parties pour l’exposé des moyens et arguments venant au soutien de leurs demandes.
La clôture a été prononcée le 23 octobre 2024. L’affaire a été évoquée à l’audience tenue en juge rapporteur du 20 novembre 2024 et mise en délibéré au 29 janvier 2025.
PAR CES MOTIFS
Le tribunal, statuant publiquement, contradictoirement et en premier ressort, par mise à disposition au greffe,
DEBOUTE M. [O] [J] et Mme [Z] [E] épouse [J] de leurs demandes ;
CONDAMNE M. [O] [J] et Mme [Z] [E] épouse [J] aux dépens ;
CONDAMNE M. [O] [J] et Mme [Z] [E] épouse [J] à payer à la SA Société générale la somme de 2.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
ECARTE l’exécution provisoire de droit.
Fait et jugé à Paris le 29 Janvier 2025
La Greffière Le Président
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