Type de juridiction : Tribunal judiciaire
Juridiction : Tribunal judiciaire de Paris
Thématique : Contradiction et légitimité dans la désignation d’un commissaire de justice : enjeux et limites.
→ RésuméLe 3 octobre 2023, la société civile familiale [T] a saisi le tribunal judiciaire de Paris pour désigner un commissaire de justice afin de vérifier l’occupation d’un appartement loué par Madame [J] [Y]. Le juge a ordonné des constatations, mais Madame [J] [Y] a contesté cette ordonnance, arguant qu’elle avait été obtenue sans contradictoire. Lors de l’audience du 10 octobre 2024, elle a demandé la rétractation de l’ordonnance, tandis que la société civile [T] a réclamé des dommages et intérêts pour recours abusif. Le tribunal a finalement rétracté l’ordonnance initiale, déclarant nulles les opérations de constat.
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TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]
[1] Copie conforme délivrée
le : 26/11/24
à : Maître Séverine SPIRA
Copie exécutoire délivrée
le : 26/11/24
à : Madame [J] [Y]
Pôle civil de proximité
PCP JCP référé
N° RG 24/02372
N° Portalis 352J-W-B7I-C4FP7
N° MINUTE : 1/2024
ORDONNANCE DE REFERE
rendue le 26 novembre 2024
DEMANDERESSE
Société CIVILE ET FAMILIALE [T], dont le siège social est sis [Adresse 3]
représentée par Maître Séverine SPIRA, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : #A0252
DÉFENDERESSE
Madame [J] [Y], demeurant [Adresse 1]
comparante en personne
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Frédéric GICQUEL, Juge, juge des contentieux de la protection assisté de Alexandrine PIERROT, Greffière
DATE DES DÉBATS
Audience publique du 10 octobre 2024
ORDONNANCE
contradictoire et en premier ressort prononcée par mise à disposition le 26 novembre 2024 par Frédéric GICQUEL, Juge, juge des contentieux de la protection assisté de Alexandrine PIERROT, Greffière
Décision du 26 novembre 2024
PCP JCP référé – N° RG 24/02372 – N° Portalis 352J-W-B7I-C4FP7
EXPOSÉ DU LITIGE
Par acte sous seing privé du 8 novembre 1974, Madame veuve [T] et Madame veuve [X] ont donné en location à Madame [J] [Y] un appartement à usage d’habitation situé [Adresse 1] à [Localité 4].
Le 3 octobre 2023, la société civile familiale [T], venant aux droits des anciennes propriétaires, invoquant une absence d’occupation des lieux, a saisi par requête le président du tribunal judiciaire de Paris aux fins de désignation d’un commissaire de justice avec pour mission de se rendre dans l’appartement donné à bail ainsi que dans celui de Madame [B], fille de la locataire chez qui elle habiterait, situé [Adresse 2] à [Localité 4] et constater les conditions d’occupation des deux logements.
La requête a été transmise au juge des contentieux de la protection et il a été fait droit à la demande par une ordonnance du 4 décembre 2023 laquelle a commis la Selarl LOTTE-[K], commissaire de justice, pour procéder aux opérations sollicitées.
Maître [C] [K] s’est rendue sur place les 10 et 30 janvier et 14 février 2024 et a effectué diverses constatations.
Par courrier reçu au greffe le 20 février 2024 Madame [J] [Y] a demandé que « l’examen de l’ordonnance du 4 décembre 2023 obtenue sans contradictoire, soit établie non avenue. »
Les parties ont été convoquées par lettre recommandée avec accusé de réception à l’audience de référé du 9 avril 2024 puis la procédure a fait l’objet de plusieurs renvois avant d’être retenue à l’audience du 10 octobre 2024.
À cette date, Madame [J] [Y], comparante en personne, a sollicité la rétractation de l’ordonnance sur requête.
Elle dénonce le caractère non contradictoire de l’ordonnance et affirme ne pas avoir été destinataire des pièces à l’appui de la requête. Elle s’étonne qu’il ait été fait droit à la demande de la bailleresse alors qu’une procédure est actuellement pendante devant la cour d’appel de Paris. Enfin, elle prétend que la requête est mensongère en ce qu’elle évoque le lot n°23 dont elle est propriétaire, alors que le litige concerne le lot n°26 dont elle est locataire et pour lequel elle a demandé la communication du bail.
La société civile familiale [T], représentée par son conseil, a déposé des écritures, soutenues oralement à l’audience, aux termes desquelles elle a conclu au rejet de la demande de rétractation et a sollicité à titre reconventionnel la condamnation de Madame [J] [Y] à lui payer la somme de 5 000 euros pour recours abusif, outre 2 500 euros au titre des frais irrépétibles et aux dépens. Elle a par ailleurs demandé que les pièces produites par Madame [J] [Y] soient écartées des débats faute d’en avoir été destinataire.
Elle indique qu’elle a bien adressé ses pièces à Madame [J] [Y] et précise qu’une copie du constat lui a également été transmise lors des précédentes audiences. Au fond, elle fait valoir qu’aucun motif juridique sérieux n’est allégué par la locataire de nature à justifier du rabat ou de l’annulation de l’ordonnance critiquée et estime que les contestations formulées quant au numéro du lot n’ont pas lieu d’être puisque c’est bien l’appartement donné à bail qui a été visité par le commissaire de justice. Enfin, elle argue du caractère abusivement procédurier de Madame [J] [Y] qui conteste systématiquement les procès-verbaux des assemblées générales de la copropriété sans jamais obtenir gain de cause.
Conformément à l’article 455 du code de procédure civile, il est renvoyé au recours de Madame [J] [Y] et aux conclusions de la société civile familiale [T] visées à l’audience pour un plus ample exposé des moyens des parties à l’appui de leurs prétentions.
La décision a été mise en délibéré par mise à disposition au greffe au 22 novembre 2024 puis a été prorogée à ce jour.
MOTIFS
Sur la communication des pièces
En vertu de l’article 16 du code de procédure civile le juge doit en toutes circonstances faire observer le principe de la contradiction et il ne peut retenir, dans sa décision, les moyens, les explications et les documents invoqués ou produits par les parties que si celles-ci ont été à même d’en débattre contradictoirement.
En l’espèce, Madame [J] [Y] ne peut soutenir ne pas être en possession des pièces visées à l’appui de la requête, alors qu’il résulte du bordereau de communication qu’elle produit elle-même, établi dans le cadre de la procédure devant la cour d’appel, qu’elle a été destinataire de la part du conseil de la société civile familiale [T] d’un certain nombre de documents, dont ceux visés à l’appui de la requête.
Elle a par ailleurs refusé, en violation flagrante et volontaire du respect du principe du contradictoire, que son adversaire puisse à l’audience examiner les pièces qu’elle a remises au tribunal, lesquelles sont constituées pour l’essentiel par des documents de la bailleresse mais également par une attestation du 18 février 2024 de Madame [O] [U] et par un procès-verbal de constat du 13 juillet 2023 établi par Maître [N] [D], dont il n’est pas établi que la société civile familiale [T] ait eu connaissance.
Il convient donc d’écarter ces deux dernières pièces des débats.
Sur la demande en rétractation de l’ordonnance sur requête
Aux termes de l’article 493 du code de procédure civile, l’ordonnance sur requête est une décision provisoire rendue non contradictoirement dans les cas où le requérant est fondé à ne pas appeler de partie adverse.
L’article 845 du même code dispose que le président du tribunal judiciaire ou le juge des contentieux de la protection est saisi par requête dans les cas spécifiés par la loi.
Il peut également ordonner sur requête toutes mesures urgentes lorsque les circonstances exigent qu’elles ne soient pas prises contradictoirement.
Selon l’article 496 alinéa 2 du même code, s’il est fait droit à la requête, tout intéressé peut en référé au juge qui a rendu l’ordonnance. L’article 497 dispose que le juge a la faculté de modifier ou de rétracter son ordonnance, même si le juge du fond est saisi l’affaire.
L’instance en rétractation d’une ordonnance sur requête a pour seul objet de soumettre à l’examen d’un débat contradictoire les mesures initialement ordonnées à l’initiative d’une partie en l’absence de son adversaire.
Enfin, aux termes de l’article 145 du code de procédure civile, s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé.
En l’espèce, la société civile familiale [T] a obtenu l’autorisation de réaliser un constat des conditions d’occupation des lieux loués ainsi que du logement où habiterait la preneuse avec l’assistance d’un serrurier et en présence de la force publique.
Une telle requête qui a pour objet la désignation d’un commissaire de justice relève implicitement mais nécessairement des dispositions de l’article 845 alinéa 1er et de l’article 145 du code de procédure civile, bien que ce texte ne soit pas visé, lesquelles n’imposent aucune condition d’urgence.
Les mesures d’instruction prévues à l’article 145 du code de procédure civile ne peuvent toutefois être ordonnées que lorsque les circonstances exigent qu’elles ne soient pas prises contradictoirement et supposent l’existence non seulement d’un motif légitime mais aussi l’absence de tout procès.
La requête en examen fait état d’indices tendant à rendre vraisemblable le soupçon de la société civile familiale [T] quant au défaut d’occupation du logement par Madame [J] [Y] au vu notamment de la lettre du 12 avril 2021 de Maître [A] [F], huissier de justice, précisant que le concierge de l’immeuble situé [Adresse 2] à [Localité 4] lui a indiqué lors de chacun de ses passages que « Madame [J] [Y] était bien domiciliée (…) chez sa fille Madame [B] » et du procès-verbal de signification d’une sommation de justifier de l’occupation effective de l’appartement donné à bail du 11 mars 2022 mentionnant que le gardien rencontré sur place a déclaré que « la requise n’habit[ait] pas à cette adresse ».
La dérogation au principe du contradictoire est justifiée par la nécessité de provoquer un effet de surprise sans lequel la locataire peut s’organiser pour faire disparaître les preuves des conditions d’occupation du logement loué et conditionne donc l’efficacité de la mesure sollicitée.
En revanche, un litige est déjà en cours entre la société civile familiale [T] et Madame [J] [Y] ayant un objet identique. En effet, par jugement du 8 juin 2022, frappé d’appel le 1er mars 2023, le juge des contentieux de la protection de ce tribunal a débouté la société civile familiale [T] de sa demande de résiliation judiciaire du bail pour défaut d’occupation des lieux.
L’absence de saisine du juge du fond constitue une condition de recevabilité de la demande formée sur le fondement de l’article 145 du code civil qui s’apprécie à la date de saisine du juge (Civ. 2ème 28 juin 2006, Bull.2006 II n° 173, Civ. 2ème 8 mars 2007, pourvoi n° 06.12.402).
Il s’ensuit que la condition tenant à l’absence d’un procès engagé pour pouvoir obtenir de façon non contradictoire la désignation d’un commissaire de justice pour constater les conditions d’occupation du logement fait défaut.
En conséquence, l’ordonnance sur requête du 4 décembre 2023 doit être rétractée et les mesures réalisées en exécution de cette décision étant dénuées de tout fondement juridique, il convient de constater la nullité des opérations réalisées les 10 et 30 janvier et 14 février 2024 par Maître [C] [K] de la Selarl LOTTE-[K] à la demande de la société civile familiale [T].
Sur la demande de dommages et intérêts pour procédure abusive
En application de l’article 1240 du code civil, l’exercice d’une action en justice constitue en principe un droit et ne dégénère en abus que dans des conditions équipollentes au dol.
En l’espèce, la procédure abusive n’est pas caractérisée dès lors que la demande de Madame [J] [Y] est reconnue fondée.
La société civile familiale [T] sera par conséquent déboutée de sa demande de dommages et intérêts pour procédure abusive.
Sur les demandes accessoires
La société civile familiale [T], partie perdante, sera condamnée aux dépens en application de l’article 696 du code de procédure civile.
Elle sera par conséquent déboutée de sa demande fondée sur les dispositions de l’article 700 du code de procédure civile.
L’exécution provisoire est de droit et sera rappelée.
PAR CES MOTIFS
Nous, juge des contentieux de la protection, statuant en référé, publiquement, après débats en audience publique, par ordonnance contradictoire mise à disposition au greffe en premier ressort,
ÉCARTONS des débats l’attestation du 18 février 2024 de Madame [O] [U] et le procès-verbal de constat du 13 juillet 2023 établi par Maître [N] [D] produits par Madame [J] [Y] pour non-respect du principe du contradictoire,
RÉTRACTONS l’ordonnance rendue le 4 décembre 2023 par le juge des contentieux de la protection du tribunal judiciaire de Paris saisi par voie de requête par la société civile familiale [T],
PRONONÇONS en conséquence la nullité des opérations de constat réalisées les 10 et 30 janvier et 14 février 2024 par Maître [C] [K] de la Selarl LOTTE-[K] à la demande de la société civile familiale [T],
DÉBOUTONS la société civile familiale [T] de sa demande de dommages et intérêts pour procédure abusive,
DÉBOUTONS les parties de leurs demandes plus amples ou contraires,
REJETONS la demande de la société civile familiale [T] fondée sur les dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,
CONDAMNONS la société civile familiale [T] aux dépens,
RAPPELONS que l’exécution provisoire est de droit.
Ainsi jugé et prononcé par mise à disposition les jour, mois et an susdits par le juge des contentieux de la protection et la greffière susnommés.
La Greffière, Le Juge des contentieux de la protection,
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