Type de juridiction : Tribunal judiciaire
Juridiction : Tribunal judiciaire de Paris
Thématique : La demande reconventionnelle en nullité de marque
→ RésuméLa demande reconventionnelle en nullité de la marque européenne « la garçonne » a été examinée par le tribunal. Selon la Cour de Justice de l’Union européenne, une telle demande peut porter sur l’ensemble des droits liés à l’enregistrement de la marque, sans être limitée par le cadre de l’action en contrefaçon. Les défendeurs, Apm France et Apm [Localité 6], ont contesté la validité de la marque, arguant de son défaut de caractère distinctif et de son absence d’usage sérieux. Le tribunal a finalement prononcé la déchéance de la marque pour défaut d’usage, rejetant les demandes de Gemstar Brands.
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Statuant sur question préjudicielle, la Cour de Justice de l’Union européenne a dit pour droit qu’une demande reconventionnelle en nullité d’une marque de l’Union européenne peut concerner l’ensemble des droits que le titulaire de cette marque tire de l’enregistrement de celle-ci, sans que cette demande reconventionnelle soit restreinte, dans son objet, par le cadre contentieux défini par l’action en contrefaçon » (Cf, CJUE, 8 juin 2023 Aff. C-654/21, point 35).
En conséquence, les défendeurs à une action en contrefaçon de marque sont recevables à solliciter reconventionnellement la nullité de la marque pour l’ensemble des catégories de produits visées par l’action en contrefaçon, pour lesquels la marque a été enregistrée.
Pour rappel, selon l’article 71 du code de procédure civile, « constitue une défense au fond tout moyen qui tend à faire rejeter comme non justifiée, après examen au fond du droit, la prétention de l’adversaire ».
Selon l’article 127 du Règlement (UE) n° 2017/1001 du 14 juin 2017, intitulé « présomption de validité – défenses au fond » : « 1. Les tribunaux des marques de l’Union européenne considèrent la marque de l’Union européenne comme valide, à moins que le défendeur n’en conteste la validité par une demande reconventionnelle en déchéance ou en nullité ».
Selon l’article 70 du code de procédure civile, les demandes reconventionnelles ou additionnelles ne sont recevables que si elles se rattachent aux prétentions originaires par un lien suffisant.
Selon l’article 124 d) du règlement 2017/1001, « les tribunaux des marques de l’Union européenne ont compétence exclusive (…) d) pour les demandes reconventionnelles en déchéance ou en nullité de la marque de l’Union européenne visées à l’article 128 ».
Selon son article 128, paragraphe 1, « la demande reconventionnelle en déchéance ou en nullité ne peut être fondée que sur les causes de déchéance ou de nullité prévues par le présent règlement ».
Présentation de la société Gemstar Brands
La société Gemstar Brands, membre du groupe Gemstar, se spécialise dans la fabrication, la commercialisation et la promotion de bijoux en plaqué or, argent et diamant. Elle s’adresse à des clients tels que des bijoutiers et des grands magasins, tout en exploitant également des sites de e-commerce, notamment www.lagarconnediamant.com.
Propriété de la marque « la garçonne »
Gemstar Brands détient la marque européenne « la garçonne » n° 013103627, enregistrée le 3 décembre 2014, qui couvre des produits tels que la joaillerie, la bijouterie, les pierres précieuses, l’horlogerie et les instruments chronométriques.
Conflit avec Apm France
Gemstar Brands a constaté que la société Apm France proposait à la vente une collection de bijoux sous le nom « garçonne », notamment dans une boutique à l’enseigne Apm [Localité 6]. Cette situation a été documentée par un huissier de justice le 6 novembre 2020, et des constats supplémentaires ont été réalisés en mai 2021 concernant l’utilisation du signe « garçonne » sur le site www.apm.mc.
Actions judiciaires de Gemstar Brands
Après une mise en demeure restée sans réponse le 18 décembre 2020, Gemstar Brands a assigné Apm France et Apm [Localité 6] devant le tribunal judiciaire de Paris en avril 2022, invoquant la contrefaçon de sa marque « la garçonne ».
Demandes de Gemstar Brands
Dans ses conclusions du 3 octobre 2023, Gemstar Brands a demandé que les demandes de déchéance et de nullité soient jugées irrecevables, qu’une interdiction d’usage de la marque soit prononcée, et que les défenderesses soient condamnées à verser 25 000 euros pour atteinte à la marque, ainsi qu’une provision de 50 000 euros pour dommages et intérêts.
Réponse des défenderesses
Les défenderesses, par leurs conclusions du 30 octobre 2023, ont demandé la nullité de la marque pour défaut de caractère distinctif, ainsi que sa déchéance. Elles ont également contesté les demandes de Gemstar Brands, arguant que la marque n’était pas distinctive et que la demanderesse n’avait pas prouvé la contrefaçon.
Décision du Tribunal
Le tribunal a rendu son ordonnance le 9 novembre 2023, écartant les fins de non-recevoir, rejetant la demande en nullité de la marque, prononçant la déchéance de la marque « la garçonne » pour défaut d’usage sérieux, et déboutant Gemstar Brands de l’ensemble de ses demandes. Les sociétés Apm France et Apm [Localité 6] ont également été déboutées de leur demande reconventionnelle. Gemstar Brands a été condamnée à verser 5 000 euros à chacune des défenderesses en application de l’article 700 du code de procédure civile.
REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
Tribunal judiciaire de Paris
RG n°
22/04818
JUDICIAIRE
DE PARIS
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3ème chambre
2ème section
N° RG 22/04818
N° Portalis 352J-W-B7G-CWS2S
N° MINUTE :
Assignation du :
15 Avril 2022
JUGEMENT
rendu le 25 Octobre 2024
DEMANDERESSE
S.A.S. GEMSTAR BRANDS
[Adresse 3]
[Localité 5]
représentée par Maître Stéphanie LEGRAND de la SEP LEGRAND LESAGE – CATEL, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #D1104
DÉFENDERESSES
S.A.R.L. APM FRANCE
[Adresse 1]
[Localité 4]
Société APM [Localité 6] S.A.M.
[Adresse 2]
[Localité 6]
représentée par Maître Muriel ANTOINE LALANCE de la SELARL AL AVOCATS, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #C1831
Copies éxecutoires délivrées le :
– Maître LEGRAND #D1104
– Maître ANTOINE LALANCE #C1831
Décision du 25 Octobre 2024
3ème chambre 2ème section
N° RG 22/04818 – N° Portalis 352J-W-B7G-CWS2S
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Madame Irène BENAC, Vice-Présidente
Madame Véra ZEDERMAN, Vice-présidente
Monsieur Arthur COURILLON-HAVY, Juge
assistée de Monsieur Quentin CURABET, Greffier
DEBATS
A l’audience du 06 Septembre 2024 tenue en audience publique avis a été donné aux parties que le jugement serait rendu par mise à disposition au greffe le 25 Octobre 2024.
JUGEMENT
Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort
1. La société Gemstar Brands fait partie du groupe Gemstar. Elle assure la fabrication, la commercialisation et la promotion de bijoux en plaqué or, argent et diamant, auprès de ses clients, bijoutiers ou grands magasins, ainsi que par l’intermédiaire de sites de e-commerce, dont le site accessible à l’adresse www.lagarconnediamant.com, dont elle est propriétaire.
2. Elle est également propriétaire de la marque européenne « la garçonne » n° 013103627, enregistrée le 3 décembre 2014 en classe 14 pour les catégories de produits suivants : « joaillerie, bijouterie, pierres précieuses, horlogerie et instruments chronométriques ».
3. La société Gemstar Brands a découvert que la société Apm France avait entrepris de désigner et proposer à la vente, notamment dans une boutique à l’enseigne Apm [Localité 6] située à [Localité 7], une collection de bijoux sous le signe « garçonne », ce qu’elle a fait constater par huissier de justice le 6 novembre 2020. Il est apparu également que les bijoux de cette collection étaient présentés sur le site accessible à l’adresse www.apm.mc. L’exploitation faite par la société Apm [Localité 6] du signe « garçonne » pour désigner des bijoux, à la fois en ligne, sur Internet et sur les réseaux sociaux a fait l’objet de constats d’huissier des 10,11 et 19 mai 2021.
4. Après mise en demeure du 18 décembre 2020, demeurée infructueuse, la société Gemstar Brands a assigné Apm France et Apm [Localité 6] par exploits d’huissier des 13 et 15 avril 2022, devant le tribunal judiciaire de Paris, principalement pour contrefaçon de la marque « la garçonne ».
5. Au terme de ses dernières conclusions signifiées le 3 octobre 2023, elle a sollicité :
– que soient jugées irrecevables ou mal fondées les demandes adverses de déchéance et de nullité ;
– qu’il soit fait interdiction sous astreinte aux défenderesses de faire usage de la marque ;
– qu’elles soient condamnées in solidum au paiement de la somme de 25 000 euros pour atteinte à la marque ; au paiement provisionnel de 50 000 euros à titre de dommages et intérêts ou alternativement, au paiement de la même somme à titre forfaitaire, en réparation de son préjudice économique ;
– à titre subsidiaire, elle a sollicité leur condamnation au paiement de la somme de 50 000 euros à titre de dommages et intérêts pour concurrence déloyale et parasitaire.
Outre des mesures de publication du jugement à intervenir et d’information sous astreinte, elle a sollicité la condamnation des défenderesses, au paiement de la somme de 10 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile et aux dépens.
6. En réponse aux conclusions adverses, elle a soutenu que les demandes de déchéance ou de nullité de la marque seraient irrecevables parce qu’elles porteraient sur des catégories de produits non visés par la contrefaçon. Elle a fait valoir que la marque ferait l’objet d’un usage sérieux et présenterait un caractère distinctif.
Elle a soutenu que la marque protégée a été contrefaite par un usage intensif de la société Apm [Localité 6] du signe « la garçonne » sur son site internet et par l’apposition d’un écriteau dans la vitrine du magasin à l’enseigne Apm [Localité 6] portant la mention « collection la garçonne fashion silver jewellery ». En outre, le signe litigieux « garçonne » ne se distinguerait que par des détails insignifiants de la marque qu’elle a déposée. Enfin, les sociétés en défense auraient indûment bénéficié des investissements commerciaux et promotionnels de Gemstar.
7. En réponse, et par conclusions signifiées le 30 octobre 2023, les défenderesses ont sollicité :
-la nullité de la marque de l’Union européenne pour défaut de caractère distinctif, sa radiation des registres de l’EUIPO et la transcription de la décision à intervenir sur le registre des marques de l’Union européenne ;
– la déchéance de la marque pour l’ensemble des produits visés à l’enregistrement à compter du 3 décembre 2019 ;
– à titre subsidiaire, l’irrecevabilité ou le rejet des demandes formées au titre du parasitisme économique,
– en tout état de cause, elles ont conclu à l’irrecevabilité ou au rejet des demandes adverses relatives à la contrefaçon de la marque ;
– reconventionnellement, elles ont demandé pour chacune d’elles, les sommes de 15.000 euros pour procédure abusive et de 25.000 euros pour préjudice moral.
Elles ont sollicité la condamnation de Gemstar Brands au paiement à chacune d’elles de la somme de 20 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile et aux dépens.
8. Elles ont fait valoir que la marque « la garçonne » ne serait pas distinctive par rapport aux produits ou aux services pour lesquels l’enregistrement a été demandé et au regard de la perception qu’en a le public pertinent. La marque n’aurait pas fait l’objet d’un usage sérieux. La demanderesse ne serait pas en mesure de prouver la contrefaçon alléguée. Elles ont soutenu ne pas avoir employé le terme « garçonne » à titre de marque mais dans un sens seulement descriptif. En outre, seule aurait été employée l’expression « collection garçonne », y compris en 2016, sans avoir suscité de réaction de la demanderesse. Celle-ci ne rapporterait pas la preuve d’agissements fautifs et intentionnels de leur part, par la captation d’un savoir-faire ou d’investissements spécifiques et individualisés, consentis pour développer et maintenir une valeur économique individualisée. Enfin les sommes demandées à titre de dommages et intérêts ne seraient pas justifiées.
9. Une ordonnance de clôture a été rendue le 9 novembre 2023.
1. Sur la recevabilité des demandes reconventionnelles de nullité et de déchéance de la marque n° 013103627
10. Selon l’article 70 du code de procédure civile, les demandes reconventionnelles ou additionnelles ne sont recevables que si elles se rattachent aux prétentions originaires par un lien suffisant.
11.Selon l’article 124 d) du règlement 2017/1001, « les tribunaux des marques de l’Union européenne ont compétence exclusive (…) d) pour les demandes reconventionnelles en déchéance ou en nullité de la marque de l’Union européenne visées à l’article 128 ».
12. Selon son article 128, paragraphe 1, « la demande reconventionnelle en déchéance ou en nullité ne peut être fondée que sur les causes de déchéance ou de nullité prévues par le présent règlement ».
13. Statuant sur question préjudicielle, la Cour de Justice de l’Union européenne a dit pour droit qu’une demande reconventionnelle en nullité d’une marque de l’Union européenne peut concerner l’ensemble des droits que le titulaire de cette marque tire de l’enregistrement de celle-ci, sans que cette demande reconventionnelle soit restreinte, dans son objet, par le cadre contentieux défini par l’action en contrefaçon » (Cf, CJUE, 8 juin 2023 Aff. C-654/21, point 35).
14. En conséquence, les défenderesses sont recevables à solliciter reconventionnellement la nullité de la marque pour l’ensemble des catégories de produits visées par l’action en contrefaçon de la demanderesse, soit les produits de la classe 14 « joaillerie, bijouterie, pierres précieuses, horlogerie et instruments chronométriques », pour lesquels la marque a été enregistrée.
15. S’agissant de l’absence d’intérêt à agir des défenderesses, allégué par la demanderesse, à solliciter la nullité ou la déchéance de la marque pour l’horlogerie les pierres précieuses et les instruments chronométriques, ces produits relevant du même secteur d’activité que celui de la bijouterie et de la joaillerie, les défenderesses sont également recevables à solliciter la déchéance de la marque pour les produits relevant de ces catégories.
16. Selon l’article 71 du code de procédure civile, « constitue une défense au fond tout moyen qui tend à faire rejeter comme non justifiée, après examen au fond du droit, la prétention de l’adversaire ».
17. Selon l’article 127 du Règlement (UE) n° 2017/1001 du 14 juin 2017, intitulé « présomption de validité – défenses au fond » : « 1. Les tribunaux des marques de l’Union européenne considèrent la marque de l’Union européenne comme valide, à moins que le défendeur n’en conteste la validité par une demande reconventionnelle en déchéance ou en nullité ».
18. Les demandes reconventionnelles de nullité et de déchéance de la marque européenne constituent donc des défenses au fond.
19. En conséquence, les fins de non-recevoir qui sont opposées aux défenderesses seront écartées.
2. Sur la nullité de la marque
20. Selon l’article 4 du règlement (CE) n° 207/2009 du 26 février 2009, applicable au litige s’agissant d’une marque enregistrée le 3 décembre 2014, sont susceptibles de constituer une marque européenne « tous les signes susceptibles d’une représentation graphique (…) à condition que de tels signes soient propres à distinguer les produits ou les services d’une entreprise de ceux d’autres entreprises ».
21. Selon son article 7 :
« 1. Sont refusées à l’enregistrement : (…)
b) les marques qui sont dépourvues de caractère distinctif ;
c) les marques qui sont composées exclusivement de signes ou d’indications pouvant servir, dans le commerce, à désigner l’espèce, la qualité, la quantité, la destination, la valeur, la provenance géographique ou l’époque de la production du produit ou de la prestation du service, ou d’autres caractéristiques de ceux-ci; (…) ».
22. Selon son article 52, la nullité de la marque communautaire est déclarée (…) « a) lorsque la marque communautaire a été enregistrée contrairement aux dispositions de l’article 7 ».
23. L’exigence de distinctivité de la marque se justifie par sa fonction essentielle, qui est de garantir au consommateur ou à l’utilisateur final l’origine du produit ou du service qu’elle désigne, en lui permettant de le distinguer sans confusion possible, de ceux ayant une autre provenance.
24. Le caractère distinctif doit être apprécié, d’une part, par rapport aux produits ou aux services pour lesquels l’enregistrement est demandé et, d’autre part, par rapport à la perception qu’en a le public pertinent (cf CJUE, 21 octobre 2004, C-64/02, Ohmi, point 43)
25. Dans le cas présent, le public pertinent est constitué par des professionnels de la bijouterie et des acheteurs de bijoux, d’attention moyenne à élevée.
26. Une « garçonne » est « une jeune fille émancipée, à l’allure masculine » (dictionnaire Larousse) ou « une jeune fille ou une jeune femme libre de mœurs » (dictionnaire de l’Académie français. Selon Wikipedia, « le terme garçonne qualifie un courant de mode du XXe siècle qui s’est manifesté pendant les années folles, entre 1919 à la sortie de la Première Guerre mondiale et 1929, début de la crise économique et sociale. Au-delà d’un style propre aux années 1920, le phénomène garçonne, né de l’émancipation des femmes et d’une revendication pour l’égalité des sexes, reflète une mutation culturelle dans la représentation du genre féminin qui préfigure la femme contemporaine ». Ce terme faisait initialement référence à la période des années 1920 et est associé à un mode de vie et à une époque.
27. Les défenderesses citent des exemples de marques ou de collections employant le terme « garçonne », se rapportant à des vêtements féminins, voire à du maquillage (pièces 6.11, 7.1 et s. pièces 8.1 et s, 9.12) : marque « la petite garçonne », rouge à lèvres « garçonne rouge » de Guerlain. Elles produisent des articles faisant référence à une tendance de la mode vestimentaire ou décrivant un mouvement représentatif d’une époque (pièces 5.1 et s).
28. Elles citent également quelques exemples, minoritaires, portant sur des collections ou des modèles de bijoux et accessoires (pièces 6.1, 6.3, 9.1 et s.) : Lalique joaillerie (collection 1927-1928), montres Hatot ou Cluse ; colliers « la garçonne accessoires ».
29. Pour autant, les défenderesses échouent à démontrer que le terme « garçonne » caractérise des bijoux. En effet, ce terme ne permet pas d’identifier les produits et services auxquels il se rapporte, ni ne décrit une caractéristique ou une destination des produits désignés par la demande d’enregistrement. L’expression « la garçonne » est plus susceptible de décrire la clientèle à laquelle ces bijoux sont destinés que les bijoux eux-mêmes. Les marques citées identifient ces clientes à des femmes émancipées ou à des personnes d’allure androgyne, sans pour autant que soient identifiables les bijoux auxquels elles seraient associées. Par ailleurs, les défenderesses qualifient elles-mêmes « de style art déco », les bijoux qu’elles associent au terme « garçonne », ou qui figurent sur les extraits de sites internet qu’elles produisent (pièces 5.5, 6.2,6.8), ce qui vient contredire leur affirmation selon laquelle le terme « garçonne » se rapporterait de manière usuelle à des bijoux.
30. Il s’agit donc, appliquée à des bijoux, d’une expression arbitraire qui n’est pas descriptive, et apparaît dès lors suffisamment distinctive. La demande reconventionnelle de nullité de la marque pour absence de distinctivité, sera rejetée, ainsi que ses demandes subséquentes.
3. Sur la déchéance de la marque
31. Selon l’article 18 du Règlement UE 2017/1001 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017 sur la marque de l’Union européenne, applicable à la date d’effet de la déchéance sollicitée, soit le 3 décembre 2019 : « Si, dans un délai de cinq ans à compter de l’enregistrement, la marque de l’Union européenne n’a pas fait l’objet par le titulaire d’un usage sérieux dans l’Union pour les produits ou les services pour lesquels elle est enregistrée, ou si un tel usage a été suspendu pendant un délai ininterrompu de cinq ans, la marque de l’Union européenne est soumise aux sanctions prévues au présent règlement, sauf juste motif pour le non-usage.
Constitue également un usage au sens du premier alinéa : a) l’usage de la marque de l’Union européenne sous une forme qui diffère par des éléments n’altérant pas le caractère distinctif de la marque dans la forme sous laquelle elle a été enregistrée, que la marque soit ou non aussi enregistrée sous la forme utilisée au nom du titulaire (…) ».
32. Cette disposition, « en évitant d’exiger une conformité stricte entre la forme utilisée dans le commerce et celle sous laquelle la marque a été enregistrée, vise à permettre au titulaire de cette dernière d’apporter au signe, à l’occasion de son exploitation commerciale, les variations qui, sans en modifier le caractère distinctif, permettent de mieux l’adapter aux exigences de commercialisation et de promotion des produits ou des services concernés » (Cf CJUE, 25 octobre 2012, aff C-553-11, Rintisch, point 21).
33. L’appréciation du caractère sérieux de l’usage de la marque doit reposer sur l’ensemble des faits et des circonstances propres à établir la réalité de l’exploitation commerciale de celle-ci dans la vie des affaires. Il est tenu compte en particulier des usages considérés comme justifiés dans le secteur économique concerné pour maintenir ou créer des parts de marché au profit des produits ou des services protégés par la marque, de la nature de ces produits ou de ces services, des caractéristiques du marché, de l’étendue et de la fréquence de l’usage de la marque (cf CJUE 19 décembre 2012, Leno Merken BV, C-149/11, point 29).
34. Enfin, il est constant que la preuve de l’exploitation incombe au titulaire de la marque dont la déchéance est demandée (cf CJUE, 10 mars 2022, Maxxus Group GmbH & Co. KG, aff C-183/21, point 36).
35. En l’espèce, la marque telle qu’enregistrée, est figurative, composée d’un nom commun « Garçonne » et de son article défini « La » sur une seule ligne et dans une police de caractères classique, en lettres majuscules de couleur blanche sur fond noir, le « ç » du terme « Garçonne» étant représenté en noir dans un petit carré blanc :
36. Il ressort des propres écritures de la demanderesse qu’il a existé de « nombreux usages de la marque revendiquée sous les formes verbales La Garçonne ou LA GARÇONNE » et sous d’autres formes dont « La Garçonne Diamant et lagarçonnediamant » (page 14 de ses conclusions). Toutefois, elle ne produit aucun élément concret, permettant d’établir que la marque « la garçonne » a fait l’objet d’un usage, depuis son enregistrement du 22 juillet 2014, sous la forme sous laquelle elle a été enregistrée, et a fortiori d’un usage sérieux.
37. Dès lors, il convient de déterminer si la marque a fait l’objet d’un usage sérieux sous une ou plusieurs formes modifiées et si d’éventuelles adaptations ont altéré ou non son caractère distinctif.
38. A cet égard, à partir de 2017, la marque semble avoir été utilisée principalement voire exclusivement au regard des pièces versées aux débats, sous la forme « la Garçonne Diamant », et déclinée d’un point de vue graphique, de plusieurs manières. Il est en ainsi sur le site internet du même nom :
(Pièces de la demanderesse 4a, 5e, 5g, 6a). La même cartouche a été également utilisée avec le nom en lettres blanches (pièce 5h).
39. La marque revendiquée a aussi été exploitée en association avec le nom propre d’une créatrice de bijoux, [J] [G], à laquelle Gemstar Brands a racheté la marque en 2017 :
40. Une nouvelle utilisation modifiée figure sur Youtube, avec l’insertion du Ç stylisé au-dessus du nom de la marque, outre la mention « diamant » en dessous du nom.
41. En revanche, sur les réseaux sociaux Facebook et Instagram (pièces 5d et 5e de la demanderesse), la partie figurative de la marque devient unique ou dominante :
(Instagram) (Facebook).
42. Ces modifications graphiques (police de caractères, coloris, C cédille positionné de plusieurs manières) altèrent substantiellement le signe, et ne peuvent être regardées comme la modernisation ou de simples aménagements de l’apparence de la marque en vue de s’adapter à l’évolution des besoins de la clientèle.
43. De ce fait, l’usage de la marque « la garçonne » sous les formes susvisées, modifiées du point de vue figuratif, ne peut être regardé comme un usage sérieux de la marque figurative invoquée.
44. Le non usage de la marque telle qu’enregistrée ou avec des adaptations mineures, est encore corroboré par le dépôt ultérieur :
– de la marque française n°4698445, le 5 novembre 2020, en classe 14 :
– de la marque française n°4697612, le 3 novembre 2020 en classe 14 :
– et de la marque internationale n°1622056 désignant l’Union européenne, le Japon, la République de Corée, la Suisse et la Chine, le 9 septembre 2021 en classe 14 :
ce qui tend à établir que le dépôt initial de la marque figurative en litige a été perçu comme insuffisant par la demanderesse elle-même.
45. En outre, les documents produits par Gemstar Brands à savoir notamment le détail des factures des dépenses engagées pour la marque « la garçonne » (pièce 13b) et l’attestation d’un cabinet d’expertise comptable relative à son chiffre d’affaires réalisé sous la marque « la garçonne », entre 2018 et 2021, (pièce 21), ne prouvent pas non plus l’usage de la marque pendant cette période, telle qu’enregistrée, voire légèrement modifiée.
46. Il résulte de l’ensemble de ces éléments, qu’à défaut de preuve d’usage sérieux pendant une période de cinq ans depuis son enregistrement, il convient de faire droit à la demande des défenderesses et de prononcer la déchéance de la marque figurative de l’Union européenne n° 013103627 ,à compter du 3 décembre 2019.
47. En conséquence, les demandes de dommages et intérêts formées par la demanderesse pour contrefaçon de la marque litigieuse ainsi que d’interdiction d’usage, de droit à l’information et de publications, seront rejetées.
4. Sur la concurrence déloyale et parasitaire
48. La concurrence déloyale consiste dans des agissements s’écartant des règles générales de loyauté et de probité professionnelle applicables dans les activités économiques et régissant la vie des affaires tels que ceux créant un risque de confusion avec les produits ou services offerts par un autre opérateur, ceux parasitaires visant à s’approprier de façon injustifiée et sans contrepartie une valeur économique résultant d’un savoir-faire, de travaux ou d’investissements ou encore, ceux constitutifs d’actes de dénigrement ou de désorganisation d’une entreprise. Ils supposent la caractérisation d’une faute génératrice d’un préjudice.
49. Il appartient à celui qui se prétend victime d’actes de parasitisme d’identifier la valeur économique individualisée qu’il invoque (Cf Ccas. com., 26 juin 2024, pourvoi n° 23-13.535 ; ainsi que la volonté d’un tiers de se placer dans son sillage (Cf Ccas. com., 3 juillet 2001, pourvoi n° 98-23.236).
50. En l’espèce, Gemstar Brands justifie de dépenses commerciales et de marketing pour la marque « la garçonne » de plus 1,3 million d’euros de 2017 au début de l’année 2023 (pièce 13b) et d’un chiffre d’affaires cumulé sous cette marque de plus d’un million d’euros, sur la période 2018-2021 (pièce 21).
51. D’une part, Gemstar Brands produit le détail de ses factures sur la période 2017- début 2023. Une partie d’entre elles porte notamment en effet sur des frais de communication, de participation à des salons d’exposition et de publicité, et de rémunération d’un consultant ([J] [G]).
52. Cependant, d’autre part, la volonté ou l’intention des sociétés Apm de se placer dans son sillage n’est pas démontrée. A cet égard, Gemstar Brands soutient que les défenderesses vendent des « produits similaires » à moindre prix, sans produire aucun élément relatif, ni à la similarité des bijoux en cause, ni à leur différence de prix. En outre, Gemstar Brands soutient que les défenderesses se seraient servies de « l’attractivité » de sa marque, sans traduire cette allégation par des éléments concrets.
53. Enfin, les sociétés en défense établissent avoir sorti une première collection « garçonne » en 2016 (pièce 3bis), alors que la majorité des investissements allégués par la demanderesse pour la marque « la garçonne » de Gemstar Brands auraient été engagés entre 2018 et 2021.
54. Il en résulte que la concurrence déloyale et parasitaire alléguée n’est pas caractérisée et la demanderesse sera dès lors déboutée de ses demandes subséquentes.
5. Sur les demandes reconventionnelles de dommages et intérêts
55. Selon l’article 1240 du code civil, « tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer ».
56. Toutefois, la demanderesse a fondé ses demandes sur l’emploi d’une dénomination similaire par les parties pour identifier leurs collections de bijoux, ce qui ne caractérise pas un abus. La demande de dommages et intérêts pour procédure abusive sera en conséquence rejetée.
57. Par ailleurs, les défenderesses ne caractérisent pas le préjudice moral dont elles demandent réparation. La demande formée à ce titre, sera en conséquence, rejetée.
6. Sur les demandes annexes
58. La société Gemstar Brands, partie perdante, sera condamnée à verser respectivement, aux sociétés Apm France et Apm [Localité 6], les sommes de 5000 euros, et devra s’acquitter des dépens de l’instance.
Le Tribunal,
ECARTE les fins de non-recevoir ;
REJETTE la demande en nullité de la marque ;
PRONONCE la déchéance de la marque européenne « la garçonne » n° 013103627 pour défaut d’usage sérieux, à compter du 3 décembre 2019, pour les produits de joaillerie, bijouterie, pierres précieuses, horlogerie et instruments chronométriques, en classe 14 ;
DEBOUTE la société Gemstar Brands de l’intégralité de ses demandes ;
DEBOUTE les sociétés Apm France et Apm [Localité 6] de leur demande reconventionnelle en dommages-intérêts ;
CONDAMNE la société Gemstar Brands à payer à la société Apm France la somme de 5000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile ;
CONDAMNE la société Gemstar Brands à payer à la société Apm [Localité 6] la somme de 5000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile ;
CONDAMNE la société Gemstar Brands aux dépens.
Fait et jugé à Paris le 25 Octobre 2024
Le Greffier La Présidente
Quentin CURABET Irène BENAC
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