Tribunal judiciaire de Lille, 17 janvier 2025, RG n° 22/06885
Tribunal judiciaire de Lille, 17 janvier 2025, RG n° 22/06885

Type de juridiction : Tribunal judiciaire

Juridiction : Tribunal judiciaire de Lille

Thématique : Prêt d’oeuvres d’art : la responsabilité du Musée

Résumé

Exposé du litige

Mme [P] [K] a prêté quatorze de ses œuvres au Musée [8] pour une exposition, mais a constaté des dégradations durant celle-ci. Elle a mis en demeure le département du Nord pour obtenir une indemnisation de 150.000 euros. Le département a déclaré le sinistre à son assureur, XL INSURANCE COMPANY SE, qui a réalisé une expertise. Mme [P] [K] a ensuite assigné le département et l’assureur en paiement de dommages-intérêts.

Demandes de Mme [P] [K]

Dans ses conclusions, Mme [P] [K] demande la condamnation solidaire du département et de l’assureur à lui verser 140.000 euros pour préjudice matériel, 50.000 euros pour préjudice moral, 15.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi que le paiement des dépens. Elle reproche au département d’avoir manqué à ses obligations contractuelles, notamment concernant l’affichage, le constat d’état des œuvres, le signalement des dégradations, le décrochage non autorisé et la restitution tardive des œuvres.

Réponses des défendeurs

Le département du Nord conteste les demandes de Mme [P] [K] et demande à être débouté. À titre subsidiaire, il propose de réduire les montants des dommages-intérêts. Il soutient que les dégradations sont dues à l’usage normal des œuvres et qu’il n’a pas commis de faute. XL INSURANCE COMPANY SE conteste également les fautes qui lui sont imputées et demande à être déboutée, tout en soutenant que les dégradations ne sont pas survenues durant l’exposition.

Analyse de la responsabilité

Le tribunal examine la responsabilité du département du Nord en vertu des articles du code civil relatifs au prêt à usage. Il conclut que Mme [P] [K] a prouvé l’existence de désordres sur ses œuvres, causés par une insuffisante contrainte de fixation lors de l’encadrement. Le musée a également tardé à informer l’artiste des dégradations, ce qui constitue une faute.

Évaluation des préjudices

Le tribunal évalue les dégradations des œuvres et conclut qu’elles sont irréversibles, entraînant un préjudice matériel de 52.000 euros pour Mme [P] [K]. De plus, un préjudice moral de 10.000 euros est également reconnu. Le tribunal condamne le département du Nord à verser ces sommes à l’artiste.

Garantie de l’assureur

XL INSURANCE COMPANY SE est déboutée de sa demande de déchéance pour déclaration tardive, car le tribunal retient que la déclaration a été faite dans les délais prévus par les conditions particulières de la police d’assurances. L’assureur est condamné à garantir le département du Nord pour les sommes versées à Mme [P] [K] pour le préjudice matériel.

Décision finale

Le tribunal condamne in solidum le département du Nord et XL INSURANCE COMPANY SE à payer à Mme [P] [K] les sommes dues pour le préjudice matériel et moral, ainsi qu’à régler les dépens et une somme au titre de l’article 700 du code de procédure civile. L’exécution provisoire est maintenue.

TRIBUNAL JUDICIAIRE DE LILLE
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Chambre 01
N° RG 22/06885 – N° Portalis DBZS-W-B7G-WSCE

JUGEMENT DU 17 JANVIER 2025

DEMANDERESSE :

Mme [P] [K]
[Adresse 2]
[Localité 1] (TUNISIE)
représentée par Me César GHRENASSIA, avocat au barreau de PARIS, plaidant et Me Marine MARBACH, avocat au barreau de LILLE, postulant

DÉFENDERESSES :

LE DEPARTEMENT DU NORD,
pris en la personne de son président en exercice dûment habilité
[Adresse 7]
[Localité 3]
représentée par Me My-Kim YANG-PAYA, avocat au barreau de PARIS, plaidant et Me Jean-Pierre VANDAMME, avocat au barreau de LILLE, postulant

Société XL INSURANCE COMPANY SE
immariculée au RCS de PARIS sous le n° 419 408 927
prise en la personne de son représental légal
[Adresse 4]
[Localité 5]
représentée par Me Jean-Michel AZOULAI, avocat au barreau de PARIS, plaidant et Me Jeanine AUDEGOND, avocat au barreau de LILLE, postulant

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Président : Marie TERRIER,
Assesseur : Juliette BEUSCHAERT
Assesseur : Nicolas VERMEULEN

Greffier : Benjamin LAPLUME,

DÉBATS :

Vu l’ordonnance de clôture rendue en date du 19 Avril 2024, avec effet au 05 Avril 2024.

A l’audience publique devant la formation collégiale du 14 Novembre 2024, date à laquelle l’affaire a été mise en délibéré,les avocats ont été avisés que le jugement serait rendu le 17 Janvier 2025.

JUGEMENT : contradictoire, en premier ressort, mis à disposition au Greffe le 17 Janvier 2025 par Marie TERRIER, Présidente, assistée de Benjamin LAPLUME, Greffier.

Exposé du litige

Suivants convention de prêt à usage régularisé le 12 août 2019, Mme [P] [K] a prêté quatorze de ses œuvres au Musée [8], représenté par le département du Nord, pour les besoins de l’exposition « Tout va bien Monsieur [8] ».

Se plaignant d’une dégradation de ses œuvres au cours de l’exposition, Mme [P] [K] a, par lettre recommandée du 3 novembre 2021, mis en demeure le département du Nord de procéder à l’indemnisation de son préjudice hauteur de 150.000 euros.

Le département du Nord a procédé à une déclaration de sinistre auprès de XL INSURANCE COMPANY SE, qui a fait procéder à une expertise amiable, dont le rapport lui a été remis le 21 janvier 2022.

Par actes de commissaire de justice en date des 26 et 27 octobre 2022, Mme [P] [K] a fait assigner le département du Nord et XL INSURANCE COMPANY SE en paiement de dommages-intérêts.

Sur ce, les défendeurs ont constitué.

La clôture est intervenue le 05 avril 2024, suivant ordonnance du même jour, et l’affaire a été fixée à l’audience de plaidoiries du 14 novembre 2024.

Au terme de ses dernières conclusions, notifiées par voie électronique le 28 septembre 2023, Mme [P] [K] demande de :

Condamner solidairement le département du Nord et XL INSURANCE COMPANY SE à lui payer la somme de 140.000 euros de dommages-intérêts en réparation de son préjudice matériel ;
Les condamner solidairement à lui payer la somme de 50.000 euros à titre de dommages intérêts au titre de son préjudice moral ;
Les condamner solidairement à lui payer la somme de 15.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
Les condamner aux dépens.
Mme [P] [K] prétend, sur le fondement de l’article 1231-1 du code civil, que le département du Nord a manqué à ses obligations issues du contrat de prêt. Elle reproche notamment :

– S’agissant des conditions d’affichage des œuvres, que celles-ci n’ont pas été installées conformément à ses instructions, en contravention de l’article 5 du contrat, à savoir un accrochage des œuvres aplanies sur leur support.

– S’agissant de la réalisation d’un constat d’état des œuvres, Mme [P] [K] allègue que le musée [8] n’a pas effectué de constat des œuvres lors de l’enlèvement des œuvres des [6], en charge de l’encadrement, en contravention de l’article 7 du contrat.

– S’agissant du signalement des dégradations et de leur prise en charge, Mme [P] [K] énonce que le musée [8] a alerté l’artiste des dégradations pour la première fois le 29 juin 2021, soit plus d’un an après l’arrivée des œuvres sur le lieu de l’exposition.

– S’agissant du décrochage et de l’entreposage non autorisés des œuvres, Mme [P] [K] précise que les œuvres ont, à la fin de l’exposition « Tout va bien Monsieur [8] », été décrochées et placées en réserve sans son accord.

– S’agissant de la restitution de l’œuvre, Mme [P] [K] estime qu’elles lui ont été restituées à [Localité 9] plus de quatre mois après la fin de l’exposition alors que l’article 1 du contrat stipulait une restitution dans le délai de trois semaines à [Localité 10].

Mme [P] [K], sur le fondement des articles 1874 et suivants du code civil, expose que les détériorations ont eu lieu par la faute de l’emprunteur, de sorte que celui-ci engage sa responsabilité et doit réparer ses préjudices matériels ainsi que son atteinte au droit moral de l’auteur (L. 121-1 du code de la propriété intellectuelle).

Elle soutient que l’exigence de la preuve du lien de causalité entre les manquements et les préjudices est affaiblie, compte tenu de la présomption simple de faute de l’emprunteur aux termes d’une jurisprudence établie de la Cour de cassation. Elle conteste l’allégation selon laquelle les altérations constatées sur les œuvres sont liées à la matière organique, à savoir le cuir animal. Elle expose que les dégradations sont causées notamment par l’absence de contrainte du support et des influences atmosphériques.

Elle estime que son préjudice matériel découle de la dégradation irréversible de ses œuvres et qu’elles n’ont plus de valeur commerciale en tant qu’œuvre originale. Elle énonce qu’il doit être pris le caractère volatile du marché de l’œuvre qui n’exclut pas que les siennes puissent dans un avenir proche avoir un succès important.

Au terme de ses dernières conclusions, notifiées par voie électronique le 10 janvier 2024, le département du Nord demande de :

Débouter Mme [P] [K] de ses demandes ;
A titre subsidiaire,

Diminuer le montant des dommages et intérêts sollicités à titre du préjudice matériel à la somme totale de 16.000 euros, pris en charge exclusivement par XL INSURANCE COMPANY SE ;
Diminuer les dommages et intérêts sollicités à titre de préjudice moral à l’euro symbolique ;
En tout état de cause,

Condamner Mme [P] [K] à lui payer une indemnité de 8.000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile ;
La condamner aux dépens ;
Ecarter l’exécution provisoire.
Sur le fondement de l’article 1884 du code civil, le département du Nord expose qu’il n’est pas tenu de la détérioration qui survient par le seul effet de l’usage de la chose pour lequel elle a été empruntée. Il réfute toute faute qui lui est imputée :

– S’agissant des conditions d’affichage des œuvres, le département du Nord prétend que l’artiste n’a pas fait connaître les conditions spécifiques d’encadrement et d’affichage et n’a pas communiqué de fiche technique ni de protocole de montage.

– S’agissant des dégradations, le département du Nord énonce qu’aucun constat d’état des œuvres n’a été réalisé par l’artiste au départ du lieu d’enlèvement. Il énonce que l’artiste a été informée, dès réception des œuvres, de l’existence d’un pli marqué sur l’une des œuvres. Il précise que la réponse de l’artiste met en évidence le caractère évolutif du cuir en qualité de matière organique. Le département du Nord dénie la force probante des photographies versées aux débats par l’artiste, qu’il estime non datées et non présentées de la même manière, ne démontrant pas ainsi l’état dans lequel les œuvres ont été prêtées. Il allègue également que l’état des œuvres – et notamment l’existence de froissements – qui ont été exposées au musée est identique que d’autres œuvres de la même artiste exposées dans d’autres expositions.

– S’agissant du décrochage des œuvres, le département du Nord soutient que l’article 6 du contrat a pour objet la restauration, le nettoyage ou la modification de l’œuvre et aucunement le décrochage de l’œuvre et la conservation en réserve après l’exposition « Tout va bien Monsieur [8] ».

– S’agissant de la restitution tardive des œuvres, le département du Nord la justifie par la naissance du présent différend et le temps nécessaire pour procéder à une expertise. Il estime que la restitution à [Localité 9] a été effectuée en accord avec l’artiste.

Le département du Nord conteste l’usage anormal qui lui est imputé et soutient que le gondolement de l’œuvre ainsi que le froissement sont causés par la matière utilisée par l’artiste, à savoir le cuir animal et qu’ils n’ont aucun lien avec une éventuelle mauvaise fixation.

A titre subsidiaire, le département du Nord prétend que les œuvres ne peuvent pas être estimés individuellement au montant de 10.000 euros. Il estime que l’œuvre n°12 n’a subi aucun désordre ; qu’aucune des œuvres n’a été détruite et sont susceptibles d’être vendues ou exposées à nouveau ; qu’il n’est pas démontré que les œuvres ne sont pas susceptibles de restauration.

Le département du Nord sollicite la garantie de l’assureur et énonce qu’elle a procédé à une déclaration de sinistre dans le délai de trente jours ouvrables à partir du moment où il a eu connaissance du sinistre. En tout état de cause, sur le fondement de l’article L. 113-2 du code des assurances, le département du Nord prétend que le retard dans la déclaration n’a causé aucun préjudice à l’assureur.

Au terme de ses dernières conclusions, notifiées par voie électronique le 16 février 2024, XL INSURANCE COMPANY SE demande de :

Débouter Mme [P] [K] de ses demandes ;
A titre subsidiaire,

Rapporter les préjudices à de plus justes proportions, pris en charge exclusivement par le département du Nord ;
En tout état de cause,

Condamner Mme [P] [K] à lui payer une indemnité de 10.000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile ;
La condamner aux dépens.

XL INSURANCE COMPANY SE conteste la réalité des fautes qui sont imputées à son assuré, le département du Nord :

– S’agissant des conditions d’affichage des œuvres, l’assureur expose d’une part que l’artiste n’a pas donné d’instruction sur les conditions d’affichage de ses œuvres et, d’autre part, qu’elle a choisi elle-même l’atelier en charge de l’encadrement.

– S’agissant des dégradations, l’assureur soutient qu’il n’est pas démontré que les dégradations sont apparues au cours de l’exposition et que la chronologie des faits (ouverture au public de l’exposition le 11 juillet 2020 et photographies de froissement le 16 juillet 2020) fait présumer des désordres avant la réception des œuvres par le musée. L’assureur énonce également que d’autres photographies des œuvres de l’artiste dans d’autres expositions révèlent l’existence de froissement.

– S’agissant du décrochage des œuvres, l’assureur soutient que toutes les précautions ont été prises pour la mise en réserve.

– S’agissant de la restitution tardive des œuvres, l’assureur allègue que les œuvres ont été restituées après expertise et à l’adresse convenue entre toutes les parties.

L’assureur précise que les gondolements et froissements ne peuvent pas être qualifiés de dommage dès lors que qu’ils sont intrinsèques à la matière utilisée par l’artiste comme support de ses œuvres. Il en déduit qu’aucun usage anormal peut être imputé à son assuré.

L’assureur conteste également la réalité d’une atteinte aux droits moraux de l’artiste ainsi que le lien causal entre les fautes alléguées et le préjudice de Mme [P] [K].

L’assureur énonce également que l’article 2 des conditions générales de la police d’assurances exclut expressément des garanties du contrat les détériorations causées par un vice propre à l’œuvre.

Il sollicite également le rejet des préjudices avancés en ce qu’il n’est pas justifié que les œuvres avaient une valeur individuelle de 10.000 euros et qu’un devis de restauration à hauteur de 16.000 euros a été proposé à l’artiste.

A titre subsidiaire, sur le fondement de l’article 6.2 des conditions générales d’assurance, l’assureur prétend que le département du Nord a procédé tardivement la déclaration de sinistre. Il estime que la déclaration a été effectuée le 8 décembre 2021, alors que les dégradations sont apparues avant le mois de décembre 2021. Il prétend qu’une déclaration en amont aurait permis de prendre les précautions nécessaires pour éviter que les œuvres ne se détériorent davantage.

En application de l’article 455 du code de procédure civile, il sera renvoyé aux conclusions susvisées pour plus ample exposé des faits, prétentions et moyens des parties.

L’affaire a été mise en délibéré au 17 janvier 2025.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal, statuant publiquement, en premier ressort, par jugement contradictoire, et par mise à disposition au greffe

DEBOUTE XL INSURANCE COMPANY SE de sa demande en déchéance pour déclaration tardive ;

CONDAMNE in solidum le département du Nord et XL INSURANCE COMPANY SE à payer à Mme [P] [K] la somme de 52.000 euros en réparation de son préjudice matériel issu de la perte de treize de ses œuvres prêtées aux termes du prêt à usage régularisé courant août 2019 ;

CONDAMNE XL INSURANCE COMPANY SE à garantir le département du Nord de toutes les sommes qu’il aura payé au titre du préjudice matériel ;

CONDAMNE le département du Nord à payer à Mme [P] [K] la somme de 10.000 euros au titre de son préjudice moral ;

DEBOUTE les parties de leurs demandes plus amples ou contraires ;

CONDAMNE in solidum le département du Nord et XL INSURANCE COMPANY SE à payer à Mme [P] [K] la somme de 5.000 euros au titre de sa demande au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;

CONDAMNE in solidum le département du Nord et XL INSURANCE COMPANY SE aux dépens ;

MAINTIENT l’exécution provisoire.

LE GREFFIER LA PRÉSIDENTE

Benjamin LAPLUME Marie TERRIER

 


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