Tribunal de commerce de Nanterre, 2 mars 2017
Tribunal de commerce de Nanterre, 2 mars 2017

Type de juridiction : Tribunal de commerce

Juridiction : Tribunal de commerce de Nanterre

Thématique : Démarchage fautif d’annonceurs : 5 millions d’euros

Résumé

Les fondateurs de KR Média ont été condamnés à verser 5 millions d’euros au Groupe Aegis pour concurrence déloyale. Cette affaire emblématique a révélé un démarchage fautif, où KR Média a attiré d’anciens clients d’Aegis en débauchant des salariés et en exploitant des informations confidentielles. Malgré des recrutements jugés non abusifs, la stratégie ciblée de KR Média a été perçue comme une manœuvre déloyale, entraînant des sanctions judiciaires. Les dirigeants, responsables de ces actes, ont ainsi exposé leur société à des risques indemnitaire, violant des clauses de confidentialité et les mandats d’achat d’espace en vigueur.

Affaire Aegis / KR Media

C’est l’une des affaires les plus emblématiques de l’année : les fondateurs de l’agence KR Média ont été solidairement condamnés avec leur société à plus de 5 millions d’euros de dommages et intérêts pour concurrence déloyale vis-à-vis de leur ancienne structure (Groupe Aegis). Le transfert de cinq des plus gros budgets du groupe Aegis vers KR MEDIA, s’il résultait en apparence de la seule décision des annonceurs, apparaissait en réalité être l’aboutissement d’un processus soigneusement préparé par KR MEDIA pour capter les budgets d’Aegis, Le départ d’une structure avec démarchage d’anciens clients et débauchage de salariés peut donner lieu à une condamnation, de surcroît lorsque le départ d’anciens cadres dirigeants est accompagné d’une exploitation de documents protégés par une clause de confidentialité.

Historique de l’affaire

Le groupe Aegis est spécialisé dans l’achat d’espaces publicitaires et compte parmi les groupes de communication les plus importants d’Europe. En 2003, les dirigeants d’Aegis Média France  ont fait connaître leur intention de démissionner de leurs mandats sociaux. Par protocoles transactionnels, les parties se sont  engagées, entre autres, et réciproquement à ne pas tenir de propos dénigrants et ou dommageables et à conserver un caractère strictement confidentiel aux accords transactionnels conclus. Les anciens  dirigeants ont alors créé la société KR MEDIA à laquelle s’était associé le Groupe anglais WPP.

Le Groupe Aegis a constaté que les principaux clients que comptait KR MEDIA au début de l’année 2005 étaient tous en relation contractuelle avec elle jusqu’à la fin de 2004. KR MEDIA disposant des informations commerciales et financières issues des relations contractuelles qui existaient entre les sociétés du groupe Aegis et ses clients, le groupe a suspecté la nouvelle entité d’avoir organisé un démarchage systématique fautif de ses anciens clients. Aux fins de collecte de preuve d’une concurrence déloyale, le Groupe Aegis a fait saisir, dans les locaux de KR MEDIA, de nombreux documents. Au cours de cette première manche judiciaire, les juges consulaires ont retenu plusieurs griefs contre KR MEDIA et ses fondateurs.

Débauchage d’anciens salariés

Le débauchage de salariés, même chez un concurrent, est licite ; il devient toutefois répréhensible et constitutif de concurrence déloyale lorsqu’il s’accompagne de manœuvres déloyales ou d’une véritable désorganisation dans le fonctionnement de l’entreprise.

En  l’espèce, 21 salariés ont été débauchés au détriment du Groupe Aegis mais ces recrutements n’ont pas été considérés comme massifs ou abusifs au regard de l’importance du groupe Aegis. Le Groupe Aegis ne démontrait pas en quoi il avait subi une désorganisation dans son fonctionnement du fait de ce débauchage.  Toutefois, la politique de recrutement très ciblée chez Aegis, bien que s’étalant sur une période relativement longue de 3 années, a été  concomitante au déplacement de la clientèle du Groupe Aegis. Un plan organisé avait donc été mis en place au travers des différents échanges intervenus pour tenter de rallier des salariés proches de la gestion des annonceurs rejoignant KR MEDIA ou à tout le moins en ayant le savoir-faire indispensable afin de s’épargner des frais importants de recrutement et de formation tout en bénéficiant sans délai d’un personnel expérimenté. En conséquence KR MEDIA s’est rendue coupable, par des manœuvres déloyales, d’un débauchage constitutif de concurrence déloyale.

Non-respect de mandats d’achat d’espace en vigueur

L’article 20 de la loi Sapin 93-122 du 29 janvier 1993 impose que : « tout achat d’espace publicitaire ou de prestation ayant pour objet l’édition ou la distribution d’imprimé publicitaire ne peut être réalisé par l’intermédiaire que pour le compte de l’annonceur et dans le cadre d’un contrat écrit de mandat ».  La société KR MEDIA ne justifiait avoir été en possession de mandats conformes aux exigences de la loi pour retenir les espaces publicitaires de l’année 2005 pour le compte des annonceurs gérés alors par le Groupe Aegis.

En négociant en 2004 sans mandat explicite des achats d’espaces alors que les mandats de ces annonceurs confiés à AEGIS étaient encore en vigueur, KR MEDIA s’est donc comportée de manière fautive et déloyale.

Responsabilité des dirigeants de KR MEDIA

L’exercice normal par un dirigeant de ses fonctions ne doit pas le conduire à exposer la société qu’il dirige à des sanctions judiciaires. Or, en exposant la société qu’ils dirigeaient à un risque indemnitaire, ils ont commis une faute séparable de leurs fonctions de dirigeants. Un dirigeant peut engager sa responsabilité envers les tiers, en cas de faute intentionnelle d’une particulière gravité incompatible avec l’exercice normal des fonctions sociales. Les dirigeants de KR MEDIA ont été jugés responsables d’actes de concurrence déloyale dès lors qu’en tant que dirigeants et actionnaires à hauteur de 80% du capital social de leur structure, ils ont été nécessairement les instigateurs des actes de concurrence déloyale. Les fautes détachables ont consisté, entre autres, i) à ignorer les clauses de confidentialité incluses dans les accords conclus avec les annonceurs qu’ils avaient eux-mêmes signés chez Aegis et ii) à participer activement à au débauchage de certains salariés.

Confidentialité des documents publicitaires

Enfin, il était également établi que de nombreuses informations confidentielles ont été transmises à KR MEDIA par les annonceurs ayant rejoint l’agence. A titre d’exemple, l’agence avait capté des informations stratégiques commerciales relatives au client LVMH appartenant aux sociétés du groupe Aegis, de nature à permettre à KR MEDIA, de préparer son offre de services à ce même client.

En conséquence le tribunal a retenu le comportement déloyal de KR MEDIA, résultant en particulier de la constatation d’actes de débauchage des salariés d’Aegis, de la captation partielle d’informations stratégiques et confidentielles, de la méconnaissance de la clause de confidentialité insérée dans les contrats conclus avec certains clients d’Aegis et le non-respect des contrats d’achat d’espace en vigueur.

Piqure de rappel sur les relations agences / annonceurs

Pour rappel, les relations entre les annonceurs et les agences de conseil en communication sont régies par un contrat qui combine un contrat de mandat pour l’acquisition d’espaces publicitaires et un contrat de prestations de services hors mandat, s’agissant notamment de recommandations stratégiques et/ou de conception des messages publicitaires. La relation contractuelle concernant l’acquisition d’espaces est étroitement encadrée en France (dès lors que le message publicitaire est réalisé au bénéfice d’un annonceur français et qu’il est principalement reçu sur le territoire français) par la loi n°93-122 du 29 janvier 1993 dite loi Sapin, complétée par la circulaire du 19 septembre 1994, relative à la transparence et à la non-discrimination dans la publicité. Cette dernière instaure un principe de transparence des prix des espaces publicitaires dont les conditions tarifaires et la facture d’achat doivent être communiquées à l’annonceur,

La loi Sapin impose ainsi la signature d’un contrat de mandat pour tout achat d’espace réalisé par un intermédiaire dans un média, qui agit ainsi toujours pour le compte de l’annonceur, et auquel il doit rendre régulièrement compte. La loi oblige également l’intermédiaire à porter à la connaissance de son client, l’annonceur, toutes les informations précontractuelles sur les prix, les conditions de la prestation de service et les liens financiers unissant l’intermédiaire au vendeur d’espace publicitaire. Le contrat d’achat d’espaces opère quant à lui une distinction entre les prestations relevant de l’achat d’espaces, et donc du contrat de mandat, et les autres prestations visées sous les termes « services étrangers » par la circulaire d’application de la loi.

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