L’Essentiel : Le 21 octobre 2024, le CSE de la SAS MICROSOFT France a voté pour une expertise en raison d’un risque grave, désignant le cabinet SEXTANT. Cependant, le 30 octobre, la société a assigné le CSE en justice, contestant la légitimité de la délibération et arguant qu’aucun risque grave n’était prouvé. Le tribunal a finalement annulé la délibération, concluant que le CSE n’avait pas démontré l’existence d’un risque grave, mais seulement des risques potentiels. Cette décision a conduit à la condamnation du CSE aux dépens, chaque partie supportant ses propres frais.
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Contexte de l’affaireLa SAS MICROSOFT France, spécialisée dans le conseil en systèmes et logiciels informatiques, emploie plus de 1 800 salariés et dispose d’un comité social et économique (CSE). Le 21 octobre 2024, le CSE a voté pour recourir à une expertise en raison d’un risque grave, désignant le cabinet SEXTANT pour cette mission. Assignation en justiceLe 30 octobre 2024, la SAS MICROSOFT France a assigné son CSE devant le Tribunal judiciaire de Nanterre, demandant l’annulation de la délibération ordonnant l’expertise. La société a contesté la légitimité du mandat du secrétaire du CSE et a soutenu qu’aucun risque grave n’était prouvé. Arguments de la SAS MICROSOFT FranceDans ses conclusions, la SAS MICROSOFT France a demandé l’irrecevabilité des demandes du CSE, arguant que ce dernier n’avait pas démontré l’existence d’un risque grave. Elle a également soutenu que la délibération du CSE constituait une délégation de ses prérogatives au cabinet SEXTANT, et a contesté le coût de l’expertise. Position du CSELe CSE a demandé au tribunal de débouter la société de ses demandes et de reconnaître l’existence d’un risque grave lié aux risques psychosociaux, en raison de réorganisations fréquentes et d’un contexte de mal-être au travail, aggravé par le suicide d’un salarié. Arguments du cabinet SEXTANTLe cabinet SEXTANT a soutenu que les réorganisations au sein de la société engendrent des risques psychosociaux et a été désigné pour aider le CSE à analyser ces risques. Il a demandé à être reconnu comme recevable dans ses demandes et a contesté les arguments de la SAS MICROSOFT France. Décision du tribunalLe tribunal a statué sur le fond du litige, annulant la délibération du CSE du 21 octobre 2024. Il a conclu que le CSE n’avait pas prouvé l’existence d’un risque grave, identifié et actuel, et a noté que les éléments présentés constituaient des risques potentiels, mais non avérés. Conséquences de la décisionLa décision a entraîné la condamnation du CSE aux dépens, chaque partie conservant la charge de ses frais irrépétibles. La décision est exécutoire par provision, et le tribunal a précisé qu’il n’y avait pas lieu de statuer sur les demandes subsidiaires. |
Q/R juridiques soulevées :
Quelle est la légitimité du recours à une expertise par le CSE selon l’article L.2315-94 du Code du travail ?Le recours à une expertise par le Comité Social et Économique (CSE) est encadré par l’article L.2315-94 du Code du travail, qui stipule : « Le comité social et économique peut faire appel à un expert habilité dans des conditions prévues par décret en Conseil d’Etat : 1° Lorsqu’un risque grave, identifié et actuel, révélé ou non par un accident du travail, une maladie professionnelle ou à caractère professionnel est constaté dans l’établissement ; » Cet article impose au CSE de démontrer l’existence d’un risque grave, qui doit être à la fois identifié et actuel, pour justifier le recours à une expertise. Dans le cas présent, la SAS MICROSOFT France conteste la délibération du CSE, arguant que ce dernier ne rapporte pas la preuve d’un risque grave. La décision du tribunal devra donc examiner si le CSE a effectivement établi l’existence d’un tel risque au moment de sa délibération. Quelles sont les conséquences de l’absence de justification d’un risque grave par le CSE ?L’article L.2315-86 du Code du travail précise les modalités de contestation par l’employeur de la délibération du CSE : « Sauf dans le cas prévu à l’article L. 1233-35-1, l’employeur saisit le juge judiciaire dans un délai fixé par décret en Conseil d’Etat de : 1° La délibération du comité social et économique décidant le recours à l’expertise s’il entend contester la nécessité de l’expertise ; » Si le CSE ne parvient pas à prouver l’existence d’un risque grave, la délibération du 21 octobre 2024 pourrait être annulée. En effet, l’absence de justification quant à l’existence d’un risque grave pourrait entraîner l’irrecevabilité de la demande d’expertise, comme cela a été décidé par le tribunal dans cette affaire. Comment le tribunal évalue-t-il la preuve d’un risque grave ?Le tribunal doit se baser sur les éléments de preuve fournis par le CSE pour évaluer l’existence d’un risque grave. Selon la jurisprudence, il est nécessaire que le CSE présente des éléments concrets et objectifs, tels que des rapports d’expertise, des témoignages ou des études, qui démontrent l’impact des conditions de travail sur la santé des salariés. Dans cette affaire, le CSE a invoqué des rapports d’expertise et des enquêtes internes pour soutenir sa position. Cependant, le tribunal a noté que ces éléments ne suffisaient pas à établir un risque grave au sens de l’article L.2315-94, car ils ne démontraient pas de manière concluante un lien direct entre les conditions de travail et le décès tragique d’un salarié. Quelles sont les implications de la décision du tribunal sur les frais de justice ?L’article 696 du Code de procédure civile stipule que : « La partie qui succombe dans ses prétentions supporte les dépens. » Dans cette affaire, le CSE ayant perdu le litige, il est condamné aux dépens. De plus, chaque partie conserve la charge de ses frais irrépétibles, conformément à l’article 700 du Code de procédure civile, ce qui signifie que les frais engagés pour la procédure ne seront pas remboursés par l’autre partie. Cette décision souligne l’importance pour le CSE de bien préparer ses arguments et de fournir des preuves solides pour justifier ses demandes, afin d’éviter des conséquences financières négatives. |
JUGEMENT RENDU SELON LA PROCÉDURE ACCÉLÉRÉE AU FOND
LE 30 Janvier 2025
N° RG 24/02564 – N° Portalis DB3R-W-B7I-Z6KW
N°de minute :
S.A.S. MICROSOFT FRANCE
c/
CSE DE LA SOCIETE MICROSOFT FRANCE, SEXTANT EXPERTISE SAS
DEMANDERESSE
S.A.S. MICROSOFT FRANCE
[Adresse 1]
[Localité 4]
représentée par Maître Eric MANCA de la SCP AUGUST & DEBOUZY et associés, avocats au barreau de PARIS, vestiaire : P0438
DEFENDERESSES
CSE DE LA SOCIETE MICROSOFT FRANCE
[Adresse 1]
[Localité 4]
représentée par Me Camille PIAT, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : P0028
S.A.S SEXTANT EXPERTISE
[Adresse 3],
[Localité 2]
représentée par Maître Zoran ILIC de la SELARL BKI Origine, avocats au barreau de PARIS, vestiaire : K0137
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président : Virginie POLO, Juge, tenant l’audience des référés par délégation du Président du Tribunal,
Greffier : Pierre CHAUSSONNAUD
Statuant publiquement en dernier ressort par jugement contradictoire mis à disposition au greffe du tribunal, conformément à l’avis donné à l’issue des débats.
La juge déléguée, après avoir entendu les parties présentes ou leurs conseils, à l’audience du 18 Décembre 2024, a mis l’affaire en délibéré à ce jour.
La SAS MICROSOFT France intervient dans le domaine du conseil en systèmes et logiciels informatiques.
La société emploie plus de 1 800 salariés.
Elle est dotée d’un comité social et économique (CSE).
Le CSE de la société MICROSOFT France a voté le 21 octobre 2024 le recours à une expertise pour risque grave, désignant le cabinet SEXTANT pour réaliser cette mission.
Le cabinet SEXTANT a adressé le 25 octobre 2024 à la société sa lettre de mission, une convention d’expertise, le détail des modalités d’intervention envisagées ainsi que le coût prévisionnel de l’expertise.
La SAS MICROSOFT France a assigné le 30 octobre 2024 son CSE devant le Tribunal judiciaire de NANTERRE, selon la procédure accélérée au fond, sollicitant l’annulation de la délibération ordonnant l’expertise.
Aux termes de ses dernières conclusions, la SAS MICROSOFT France sollicite :
In limine litis et à titre principal,
De juger de l’absence de justification tenant au mandatement du secrétaire du CSE par le CSE aux fins de le représenter dans le présent litige ;En conséquence,
De juger irrecevable toute demande formulée par le CSE ;
A titre principal,
De juger que le CSE de la société ne rapporte la preuve d’aucun risque grave, identifié et actuel ;En conséquence,
D’annuler la délibération prise le 21 octobre 2024 par le Comité Social et Economique de la société Microsoft France désignant le cabinet Sextant en vue de mener une expertise « risque grave » sur le fondement de l’article L.2315-94 du code du travail ;
A titre subsidiaire,
De juger que la délibération du Comité Social et Economique revient à déléguer la mission qui lui incombe au Cabinet Sextant aux frais de l’entreprise ;En conséquence,
D’annuler la délibération prise le 21 octobre 2024 par le Comité Social et Economique de la société Microsoft France désignant le cabinet Sextant en vue de mener une expertise « risque grave » sur le fondement de l’article L.2315-94 du code du travail ;
A titre infiniment subsidiaire, si par extraordinaire, la délibération du CSE visant à recourir à une expertise pour risque grave n’était pas annulée :
De juger que le coût global de la mission du cabinet Sextant est manifestement excessif au regard des pratiques en la matière ; En conséquence,
De limiter en tout état de cause le coût global de la mission du cabinet Sextant, lequel est manifestement excessif au regard des pratiques en la matière, à hauteur de 43.500 euros HT au maximum ;
En tout état de cause,
De rappeler l’exécution immédiate et totale de la décision à intervenir.De condamner le CSE de la société Microsoft France et la cabinet Sextant au paiement chacun de la somme de 2.500 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux entiers dépens. De débouter le CSE de la société Microsoft France et la cabinet Sextant de leurs demandes de condamnation sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux entiers dépens.
Dans ses écritures et les observations qu’elle présente à l’audience, la société soutient que le CSE ne démontre pas l’existence d’un risque grave, identifié et actuel ; que la délibération ne fait état d’aucun fait précis et n’est pas délimitée. Elle estime que le CSE a délégué à l’expert ses prérogatives.
Le Comité Social et Economique de la SAS MICROSOFT France, se référant à ses dernières conclusions soutenues à l’audience, demande au Tribunal de :
Débouter la société MICROSOFT FRANCE de l’ensemble de ses demandes ;
Condamner la société MICROSOFT FRANCE à verser au Comité Social et Économique de la société MICROSOFT FRANCE la somme de 5.000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
Condamner la société MICROSOFT FRANCE aux entiers dépens de l’instance.
Dans ses écritures et les observations qu’il présente à l’audience, le CSE considère qu’il a identifié le risque grave actuel afférent aux risques psychosociaux. Il soutient que celui-ci est consécutif à la mise en œuvre de nombreux projets de réorganisation depuis 2019, ayant pour effet un risque pour la santé des salariés caractérisé, outre par le suicide de l’un d’entre eux, par de nombreux indicateurs relevés au travers des rapports d’expertise, par le médecin du travail, et dans le cadre d’une enquête paritaire.
Conformément à ses dernières écritures et aux observations formées à l’audience, la SAS SEXTANT EXPERTISE sollicite de :
Juger la société SEXTANT recevable et bien fondée en ses demandes ;
En conséquence,
Débouter la société MICROSOFT FRANCE SAS de l’ensemble de ses demandes ;
Condamner la société MICROSOFT FRANCE SAS à verser à la Société SEXTANT la somme de 4 000 € au titre de l’article 700 du Code de Procédure Civile ;
Condamner la société MICROSOFT FRANCE SAS aux entiers dépens.
Le cabinet d’expertise soutient que les réorganisations annuelles au sein de la société sont sources de risques psychosociaux. Il expose avoir été désigné pour assister le CSE dans l’analyse et l’évaluation des risques et la proposition d’action de prévention. Il souligne avoir établi une lettre de mission correspondant aux qualifications, compétences et expériences professionnelles de ses consultants et à l’envergure de l’expertise attendue.
Conformément à l’article 455 du code de procédure civile, il est renvoyé aux écritures et plaidoiries des parties pour un exposé plus détaillé de leurs moyens et prétentions.
La décision a été mise en délibéré par mise à disposition au greffe le 30 janvier 2025.
A titre liminaire, il convient de souligner que la société n’a pas soutenu in limine litis l’irrecevabilité soulevée dans ses écritures et l’a explicitement abandonnée à l’audience. Il sera par conséquent exclusivement statué sur le fond du litige.
Sur la demande d’annulation de la délibération
En vertu de l’article L. 2315-94 du code du travail,
« Le comité social et économique peut faire appel à un expert habilité dans des conditions prévues par décret en Conseil d’Etat :
1° Lorsqu’un risque grave, identifié et actuel, révélé ou non par un accident du travail, une maladie professionnelle ou à caractère professionnel est constaté dans l’établissement ;
(…) »
Conformément aux dispositions de l’article L. 2315-86 du code du travail,
« Sauf dans le cas prévu à l’article L. 1233-35-1, l’employeur saisit le juge judiciaire dans un délai fixé par décret en Conseil d’Etat de :
1° La délibération du comité social et économique décidant le recours à l’expertise s’il entend contester la nécessité de l’expertise ;
2° La désignation de l’expert par le comité social et économique s’il entend contester le choix de l’expert ;
3° La notification à l’employeur du cahier des charges et des informations prévues à l’article L. 2315-81-1 s’il entend contester le coût prévisionnel, l’étendue ou la durée de l’expertise ;
4° La notification à l’employeur du coût final de l’expertise s’il entend contester ce coût ;
Le juge statue, en la forme des référés, en premier et dernier ressort, dans les dix jours suivant sa saisine. Cette saisine suspend l’exécution de la décision du comité, ainsi que les délais dans lesquels il est consulté en application de l’article L. 2312-15, jusqu’à la notification du jugement.
En cas d’annulation définitive par le juge de la délibération du comité social et économique, les sommes perçues par l’expert sont remboursées par ce dernier à l’employeur. Le comité social et économique peut, à tout moment, décider de les prendre en charge. »
Il résulte de ces dispositions que le comité doit démontrer, à la date de la délibération, l’existence d’un risque actuel pesant sur la santé ou la sécurité des salariés, préalable à l’expertise et objectivement constaté, que la pénibilité au travail ne peut à elle seule caractériser.
En l’espèce, la délibération votée le 21 octobre 2024 par le CSE est ainsi rédigée :
« Résolution du CSE MICROSOFT FRANCE du 21 octobre 2024 visant à voter une expertise pour un risque grave conformément aux prérogatives du mandat (article L.2315-94 du Code du travail) et désignation de l’expert.
À la suite du décès de Monsieur [N] [D], survenu le 22 mars 2024, le Comité Social et Économique s’est réuni le vendredi 06 septembre pour une présentation des résultats de l’enquête paritaire.
Cette dernière avait pour mission de mettre au jour les éventuels facteurs professionnels intervenant dans le geste tragique du salarié afin de proposer des mesures de prévention.
Des facteurs liés au travail ayant pu contribuer à l’acte suicidaire ont été analysés.
La délégation d’enquête a mis en lumière une intensification problématique du travail. Les amplitudes horaires et l’absence d’évaluation et de régulation de la charge de travail chez la victime ont pu provoquer un épuisement professionnel. A ce titre, le rapport d’expertise sur la Politique sociale et les conditions de travail, présenté en mai 2024, relève que « les entretiens annuels sur la charge de travail des cadres au forfait-jour demandent à être complétés et exploités par les managers/HRBP ». A ce jour, aucun bilan de ces entretiens annuels sur la charge de travail des cadres au forfait-jour n’a été présenté au CSE.
Ce risque est identifié et actuel dans la mesure où des éléments diagnostics provenant de plusieurs expertises attestent d’une exposition à des facteurs de risques psychosociaux. Le CSE constate que l’employeur ne remplit pas ses obligations dans la mesure où le DUERP n’identifie pas les facteurs de RPS et en raison de l’absence de PAPRIPACT. En conséquence, le CSE n’a pas pu rendre d’avis sur le PAPRIPACT dans le cadre de l’information consultation sur la Politique Sociale (Article L2312-27 du Code du Travail).
Les représentants du personnel au CSE s’appuient sur des rapports d’expertise récents pour formuler des avis dont les extraits suivants montrent l’ampleur des maux du travail chez Microsoft France :
« Une baisse des effectifs depuis mi-FY23 qui s’accélère en FY24 avec la RCC, qui suscite beaucoup d’inquiétudes voire de désengagement pour les salariés car elle n’est pas justifiée par une baisse des performances économiques, au contraire. » (extrait de l’avis du CSE sur la politique sociale, juin 2024)
Le mal-être est accentué par les réorganisations annuelles. L’entreprise connaît actuellement une nouvelle suppression de poste source de stress et d’une charge accrue de travail pour s’adapter à l’organisation cible. Les expertises sur la réorganisation FY25 et la politique sociale et les conditions de travail ont montré les insuffisances en termes de prévention des RPS liés à ce nouveau changement :
« Le rapport d’expertise réalisé pour la réorganisation de FY25 a montré une nouvelle fois que l’évaluation des risques engendrés par la réorganisation était lacunaire » (p.12 du rapport d’expertise d’août 2024).
« Les collaborateurs de Microsoft sont des personnes impliquées car passionnées par leur travail. Même s’ils s’inscrivent dans le mode de gouvernance de Microsoft, les changements perpétuels d’organisation, orchestrés chaque année, sans prendre en compte l’activité de travail des salariés et leur avis est délétère pour leur santé. La récurrence de ces réorganisations n’élude pas les difficultés qu’elles représentent et les conséquences qu’elles peuvent avoir. » (extrait de l’avis du CSE sur la réorganisation FY25, aout 2024)
« L’expert relève que le questionnaire Signals ne peut tenir lieu d’évaluation à lui seul des
RPS puisqu’il ne couvre pas, dans son contenu, les questions scientifiquement établies permettant d’évaluer les 6 facteurs de RPS reconnus par les organismes de prévention » (extrait de l’avis du CSE sur la politique sociale, juin 2024)
« Pour améliorer le suivi de la charge de travail, [l’expert recommande de] revoir l’enquête de manière à avoir un socle commun sur les facteurs de RPS (avec des questions qui couvrent l’intensité et la complexité du travail), des questions spécifiques aux divisions qui prennent en compte la précédente réorganisation, des questions sur les conséquences sur la santé. Il est (également) nécessaire de présenter les résultats Signals par rôle au sein des divisions pour juger de l’efficacité des actions déployées » (p. 141 du rapport d’expertise sur la Politique sociale, mai 2024), sans quoi cette enquête ne permet pas d’identifier les salariés et rôles les plus exposés au sein d’une division.
A la suite de l’enquête paritaire dont les conclusions s’inscrivent dans un contexte où les réorganisations se succèdent, et où la politique de prévention des RPS présentent des insuffisances notables, il s’agit maintenant d’élargir le champ d’investigation et de mener une démarche globale de prévention des risques psychosociaux en tenant compte des résultats de l’analyse de l’acte suicidaire. Le CSE suit en cela les recommandations de l’INRS.
Plus d’un mois après la présentation du rapport d’enquête paritaire qui a eu lieu le 6 septembre 2024, le CSE constate qu’aucune des préconisations n’a été mise en place.
Estimant qu’il existe aujourd’hui à Microsoft France un risque grave pour la santé et la sécurité des salariés, le CSE informe la direction de son intention de se faire assister par un expert habilité, chargé d’aider le comité dans sa mission de prévention des risques professionnels, et notamment des risques psychosociaux (RPS) en considérant que des RPS ont été identifiés et sont actuels.
Le drame du 22 mars 2024 appelle une réflexion globale sur la santé physique et mentale des salariés de Microsoft France ainsi que sur le système de prévention des risques professionnels dans l’entreprise. »
Le CSE a confié pour mission au cabinet d’expertise :
« D’aider le CSE à analyser et évaluer les facteurs de risque auxquels sont exposés les salariés notamment les risques psychosociaux ;De permettre au CSE d’avancer des propositions de prévention et de pistes d’amélioration des conditions de travail. »
La délibération repose ainsi sur la charge de travail, les risques psycho-sociaux et le lien entre ces éléments et le décès de Monsieur [D], ainsi que sur l’absence de PAPRIPACT et de mise à jour du DUERP.
Le CSE soutient que le risque grave est caractérisé par la surcharge de travail au fil des réorganisations, qui s’est concrétisé à travers le suicide de Monsieur [D]. Il estime que l’employeur n’a pas mis en œuvre de mesures adaptées face au risque invoqué, soulignant notamment l’absence de PAPRIPACT et de DUERP actualisé et l’absence de mise en œuvre des préconisations du rapport d’enquête paritaire suite au décès de Monsieur [D].
Il justifie de la dégradation de la situation par la production du rapport du cabinet d’expertise STIMULUS de 2022. Il se fonde également sur les rapports de 2023 et 2024 du cabinet d’expertise SEXTANT pour démontrer la charge de travail en raison des différentes organisations et les RPS invoqués. Il verse également le rapport de la médecine du travail de 2023 au soutien de ses allégations.
Il ressort du rapport d’enquête paritaire du 15 juillet 2024 relative au décès de Monsieur [N] [D], que le lien entre son travail et son décès n’est pas établi. En effet, l’enquête conclut à une intensité potentiellement problématique du travail, étant précisé qu’il s’agit d’un facteur de risque. Par ailleurs, le rapport relève que « compte-tenu de la charge importante de monsieur [N] [D] depuis plusieurs mois, la délégation ne peut écarter l’hypothèse d’une situation d’épuisement professionnel ». Le document mentionne également le fait que « les résultats anonymes et collectifs de la dernière enquête interne « Employee Signals » montrent un bon niveau de satisfaction de l’équipe Azure sur l’équilibre de vie personnelle et vie professionnelle. Monsieur [D] le confirme dans son questionnaire sur la charge de travail ». Le rapport d’enquête souligne ainsi l’importante amplitude horaire de Monsieur [D] mais aussi le fait qu’il n’avait jamais émis aucune plainte ni soulevé aucune difficulté en lien avec son rythme et ses conditions de travail.
Ainsi, le rapport d’enquête sur le suicide de Monsieur [D] ne permet pas de conclure à l’existence d’un risque identifié, actuel et immédiat lié au travail ayant concouru à cet évènement tragique, en effet, si une hypothèse ou une potentialité en lien avec la charge de travail sont évoquées, il ressort à l’inverse des éléments au dossier, et notamment ceux émanant directement du salarié qu’aucune alerte en ce sens n’a été formée.
Par ailleurs, le cabinet STIMULUS dans son rapport sur l’évaluation du stress et des risques psychosociaux de 2022 fait état d’une exposition des salariés aux risques psychosociaux globalement élevée, notamment les personnes déclarant se trouver en situation d’hyper-stress, tout en précisant que ces résultats sont variables selon les services. Les facteurs de risque identifiés par le rapport sont les suivants : inquiétudes quant aux perspectives d’avenir, fortes exigences de travail impactant l’équilibre entre vies personnelle et professionnelle. Il convient de souligner que si ce rapport fait état de risques psychosociaux réels au sein de la société, le document date de 2022 et ne mentionne pas la charge de travail parmi les facteurs de risques.
Il est également constant qu’une rupture conventionnelle collective est intervenue en juin 2023. L’accord collectif portant rupture conventionnelle collective au sein de la société MICROSOFT France fait ainsi état de la suppression de 209 postes.
Une réorganisation est aussi intervenue en 2024 impliquant des transferts de salariés entre équipes. Le rapport du Cabinet SEXTANT d’août 2023 relatif à cette réorganisation souligne la volonté de la société de faire plus avec moins de moyens. Le rapport relève que le départ de 13% des effectifs dans le cadre de la rupture conventionnelle collective de 2023 constitue un évènement marquant. Il conclut que l’annonce de la nouvelle réorganisation a été mal vécue par les salariés, et mal accompagnée. Le cabinet d’expertise alerte sur le risque afférent à la charge de travail et aux RPS, et émet des préconisations. Le rapport fait néanmoins état d’un risque potentiel et non avéré.
Le Cabinet SEXTANT a également réalisé un rapport rendu en août 2024 relatif à la réorganisation prévue en 2025. Dans ce rapport il est indiqué que certains salariés sont exposés à de multiples facteurs de risques psycho-sociaux non pris en compte par la direction, notamment un déséquilibre dans la répartition de la charge de travail, une insécurité professionnelle, un DUERP mis à jour dans le cadre du projet mais n’évaluant pas l’intégralité des RPS, un manque d’accompagnement. Il anticipe un possible report de charge de travail et une nécessaire attention sur ce point.
Il convient toutefois de rappeler que le CSE se fonde sur deux rapports du Cabinet SEXTANT pour étayer le risque grave, qui se trouve également être partie au présent litige.
Le Bilan d’activité 2023 du service de santé au travail rappelle que la société emploie 2224 salariés et que 23 demandes liées à des problèmes au travail sont intervenues au cours de l’année. Il expose que 11 salariés l’ayant saisie concernant un mal être personnel ou lié au travail ont également été orientés vers la cellule psychologique. Le document conclut que dans l’ensemble les salariés semblent apprécier leur travail, qu’il est à noter une hausse des problématiques liées au travail, potentiellement en lien avec le plan de rupture conventionnelle collective, source d’inquiétudes. Le Bilan de la médecine du travail en procédure ne permet pas de considérer qu’une problématique grave et significative a été rapportée dans ce cadre concernant les risques invoqués.
Enfin, la société verse par ailleurs des éléments relatifs aux actions d’évaluation, de prévention et de prise en charge des risques psycho-sociaux, et au suivi de la charge de travail, tels que les formations, les outils de suivi de la charge de travail – tableaux et entretiens dédiés, et les enquêtes « Signals » effectuées tous les 6 mois. Elle démontre également que le DUERP était régulièrement mis à jour, ce qui ressort aussi des rapports d’expertise réalisés par la société SEXTANT versés en procédure. La société justifie enfin qu’une démarche d’actualisation du DUERP et de mise en place du PAPRIPACT a été initiée peu de temps après le vote de la délibération, les modalités de mise en œuvre ayant été présentées au CSE le 24 octobre 2024. Or, le CSE ne démontre pas l’existence d’un risque grave de ce fait.
Ainsi, les nombreuses réorganisations, le plan de rupture conventionnelle collective ainsi que le décès de Monsieur [D] ont pu contribuer à déstabiliser les salariés, voire à générer des inquiétudes et être source de risques. Toutefois, les éléments sur lesquels l’expertise litigieuse est fondée, à savoir la charge de travail et les RPS, tels qu’ils sont étayés par les pièces au dossier, constituent des risques potentiels et non avérés, et ne suffisent ainsi pas à caractériser l’existence d’un risque grave au sens de l’article L.2315-94 du code du travail. Par ailleurs, le lien entre le décès survenu et les conditions de travail au sein de la société n’est pas établi, de même que l’absence d’actions d’évaluation et de prévention des RPS par l’employeur.
En conséquence, il convient d’annuler la délibération du CSE de la société MICROSOFT France votant le recours à une expertise pour risque grave en date du 21 octobre 2024.
La demande principale ayant été favorablement accueillie, il n’y a lieu de statuer sur la demande subsidiaire.
Sur les demandes accessoires
Le CSE de la société MICROSOFT France succombant à l’instance, supportera la charge des dépens en application de l’article 696 du code de procédure civile.
L’équité commande que chaque partie conserve la charge de ses frais irrépétibles.
Rien ne justifie d’écarter l’exécution provisoire, conformément aux dispositions de l’article 481-1 6° du code de procédure civile.
La juge déléguée, statuant par jugement contradictoire, publiquement et en dernier ressort :
ANNULE la délibération du comité social et économique de la société MICROSOFT France du 21 octobre 2024 relative au recours à une expertise pour risque grave au titre de l’article L. 2315-94 du Code du travail ;
DIT que chaque partie conserve la charge de ses frais irrépétibles sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;
CONDAMNE le comité social et économique de la société MICROSOFT France aux dépens;
DEBOUTE les parties de leurs demandes plus amples ou contraires ;
RAPPELLE que la présente décision est exécutoire par provision.
FAIT À NANTERRE, le 30 Janvier 2025.
LE GREFFIER
LE PRÉSIDENT
Pierre CHAUSSONNAUD
Virginie POLO, Juge
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