Qualité à agir et portée normative des documents internes en droit du travail

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Qualité à agir et portée normative des documents internes en droit du travail

L’Essentiel : Le litige entre les sociétés de Raffinage pétrochimie et Total Energie a émergé autour des primes d’ancienneté et de quart des salariés en grève. En réponse à une note interne du 16 septembre 2021, qui réduisait ces primes pour les non-représentants du personnel, la société a, en octobre 2023, décidé de revenir sur l’abattement des primes d’ancienneté de manière rétroactive. Cependant, les primes de quart demeurent affectées. Le 19 janvier 2024, la fédération Fédéchimie FO a assigné les sociétés en justice, mais le tribunal a déclaré irrecevable l’action, soulignant la nécessité d’un préjudice personnel pour agir.

Contexte de l’affaire

Les sociétés de l’unité économique et sociale Raffinage pétrochimie, membres du groupe Total Energie, ont été au cœur d’un litige concernant le paiement des primes d’ancienneté et de quart des salariés en grève. Le 16 septembre 2021, la direction a émis une note interne stipulant une réduction proportionnelle de ces primes pour les salariés non représentants du personnel en cas d’absence due à des grèves.

Évolution des mesures

Le 30 octobre 2023, la société Total Energie SE a décidé de revenir sur l’abattement des primes d’ancienneté de manière rétroactive, tout en maintenant l’abattement des primes de quart. Cette décision a été mise en œuvre en 2022 et 2023, suscitant des réactions de la part des syndicats.

Actions en justice

Le 19 janvier 2024, la fédération Fédéchimie FO et M [Y] [J], délégué syndical central, ont assigné les sociétés concernées devant le tribunal judiciaire de Nanterre, demandant l’annulation de la note interne, une injonction à régularisation et une indemnisation. Les défenderesses ont contesté la recevabilité des demandes.

Arguments des défenderesses

Les sociétés de l’unité économique et sociale Raffinage pétrochimie et Total Energie SE ont soutenu que M [J] n’avait pas qualité à agir, n’ayant pas subi de préjudice personnel. Elles ont également affirmé que la note du 16 septembre 2021 n’avait pas de portée normative et que les demandes de régularisation ne relevaient pas de l’intérêt collectif.

Réponse des demandeurs

En réponse, la fédération Fédéchimie FO et M [Y] [J] ont rejeté les fins de non-recevoir, arguant que leurs demandes d’injonction étaient dans l’intérêt collectif et que leur action ne violait pas le droit à un procès équitable. Ils ont également soutenu que la note avait une portée normative et que M [J] avait un intérêt à agir en tant que délégué syndical.

Décision du tribunal

Le tribunal a déclaré irrecevable l’action de M [Y] [J] et la demande de la fédération Fédéchimie FO concernant les primes dues aux salariés grévistes. Il a également débouté les sociétés défenderesses de leurs demandes supplémentaires et a réservé les dépens, renvoyant l’instruction à une audience ultérieure.

Conclusion

La décision a mis en lumière les limites de l’action individuelle des délégués syndicaux et la nécessité de prouver un préjudice personnel pour agir en justice. Les demandes d’injonction ont été jugées non recevables, soulignant la distinction entre l’intérêt collectif et les situations individuelles des salariés.

Q/R juridiques soulevées :

Sur l’intérêt à agir de M [J]

Il résulte des dispositions de l’article L. 2132-3 du code du travail que seuls « les syndicats professionnels ont le droit d’agir en justice » pour défendre « l’intérêt collectif de la profession qu’ils représentent » et, notamment, demander l’application des droits que les salariés tirent de la loi, du règlement ou d’une convention collective.

Ainsi, la seule qualité de délégué syndical de M [J] ne saurait lui permettre de porter des demandes au nom de l’intérêt collectif de la profession.

Il est par ailleurs constant qu’il n’a, à titre personnel, subi aucun abattement de ses primes en raison de sa participation à des mouvements de grève.

Son action doit dès lors être déclarée irrecevable.

Sur la recevabilité de la demande d’annulation

En vertu de l’article L. 2132-3 du code du travail, « les syndicats professionnels ont le droit d’agir en justice. Ils peuvent, devant toutes les juridictions, exercer tous les droits réservés à la partie civile concernant les faits portant un préjudice direct ou indirect à l’intérêt collectif de la profession qu’ils représentent ».

En l’espèce, contrairement à ce que soutiennent les défenderesses, il ressort des termes de la note du 16 septembre 2021 qu’elle ne se borne pas à appliquer les arrêts de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence du 2 avril 2021 mais qu’elle en tire des conséquences générales quant aux règles devant prévaloir, pour l’avenir et au sein de l’ensemble des sociétés du groupe Total Energies, s’agissant de l’abattement des primes d’ancienneté et de quart des salariés participant à des mouvements de grève.

Cette note fixe ainsi des normes génériques et impersonnelles applicables à l’ensemble des travailleurs du groupe.

Dès lors qu’elles considèrent que ces normes leur portent préjudice, les organisations syndicales ont par conséquence qualité, au nom de l’intérêt collectif de la profession, pour en solliciter l’annulation.

La fin de non-recevoir soulevée à ce titre doit dès lors être rejetée.

Sur la qualité à défendre de la société Total Energie SE

En vertu de l’article 31 du code de procédure civile, « l’action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d’une prétention, sous réserve des cas dans lesquels la loi attribue le droit d’agir aux seules personnes qu’elle qualifie pour élever ou combattre une prétention, ou pour défendre un intérêt déterminé ».

L’article 32 du même code précise qu’est « irrecevable toute prétention émise par ou contre une personne dépourvue du droit d’agir ».

En l’espèce, dès lors qu’elle est l’autrice de la note dont il est demandé l’annulation, la société Total Energies SE a bien qualité à défendre à la présente instance.

En outre, contrairement à ce qu’elle soutient, il ressort des termes de l’assignation que sa responsabilité civile n’est pas recherchée au titre des agissements de ses filiales mais à titre direct, à raison de l’émission de la note litigieuse.

Il s’ensuit que la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité à défendre doit être rejetée.

Sur la recevabilité des demandes d’injonction

En vertu de l’article L. 2132-3 du code du travail, « les syndicats professionnels ont le droit d’agir en justice. Ils peuvent, devant toutes les juridictions, exercer tous les droits réservés à la partie civile concernant les faits portant un préjudice direct ou indirect à l’intérêt collectif de la profession qu’ils représentent ».

Il résulte de ces dispositions qu’une organisation syndicale a qualité pour demander en justice la reconnaissance, au bénéfice des salariés dont elle représente l’intérêt commun, d’un droit ou d’un avantage résultant de la loi, du règlement ou d’une convention collective.

Elle n’est en revanche pas recevable à solliciter le paiement de sommes déterminées à des salariés nommément désignés ni à formuler une demande qui implique de déterminer, pour chaque salarié, le contenu et les modalités des avantages particuliers qui lui sont dus.

Sur la conformité de la loi française à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales

L’article 6.1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales énonce que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle ».

L’article 6.4 de la charte sociale européenne proclame quant à lui « le droit des travailleurs et des employeurs à des actions collectives en cas de conflits d’intérêt, y compris le droit de grève, sous réserve des obligations qui pourraient résulter des conventions collectives en vigueur ».

Contrairement à ce que soutiennent les demandeurs, ces stipulations ne s’opposent nullement, directement ou indirectement, à des dispositions d’ordre interne ne permettant pas aux organisations syndicales de solliciter des mesures de régularisation de la situation individuelle des salariés.

Sur l’applicabilité du principe d’effectivité du droit de l’Union européenne

L’article 4.3 du Traité sur l’Union européenne énonce qu’en « vertu du principe de coopération loyale, l’Union et les États membres se respectent et s’assistent mutuellement dans l’accomplissement des missions découlant des traités.

Les États membres prennent toute mesure générale ou particulière propre à assurer l’exécution des obligations découlant des traités ou résultant des actes des institutions de l’Union ».

Il résulte de ce principe de coopération, tel qu’interprété de façon constante par la Cour de justice de l’Union européenne, que les ordres nationaux doivent garantir la protection juridique découlant pour les justiciables de l’effet direct des dispositions du droit communautaire.

S’il appartient à l’ordre juridique interne de chaque État membre de désigner les juridictions compétentes et de régler les modalités procédurales des recours exercés par les justiciables, c’est à la condition que ces dispositions ne rendent pas pratiquement impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique européen.

Toutefois, contrairement à ce que soutiennent les demandeurs, l’exercice du droit de grève n’est pas directement encadré par des dispositions du droit de l’Union européenne.

Si ce dernier, au même titre que le droit interne, proclame le principe de l’égalité de traitement des salariés et prohibe la pratique des discriminations, les normes fixées par la directive européenne n°2000/78 du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail ne visent pas à obliger les Etats membres à instituer un principe de non-discrimination mais à harmoniser les définitions qu’ils retiennent à ce titre et à établir des règles communes s’agissant des exceptions qui peuvent y être admises.

Ainsi, la simple invocation d’une inégalité de traitement ne saurait être regardée comme mettant directement en œuvre le droit de l’Union européenne.

En outre, si la transposition de la directive européenne n°2000/78 du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail a conduit à modifier les dispositions du code du travail relatives à la discrimination, elle n’a pas affecté l’article L. 1132-2 dudit code, prévoyant plus spécifiquement qu’aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire « en raison de l’exercice normal du droit de grève ».

L’action des demandeurs, qui se fonde exclusivement sur la discrimination que subiraient certains salariés grévistes, ne peut dès lors être regardée comme mettant en œuvre le principe d’effectivité du droit de l’Union européenne.

Sur l’existence d’un intérêt collectif de la profession

Il ressort des termes de l’assignation que la fédération Fédéchimie FO sollicite qu’il soit ordonné aux sociétés défenderesses de verser aux salariés non représentants du personnel ayant fait grève au cours des années 2022 et 2023 les sommes qui leur seraient dues au titre des primes de quart et d’ancienneté.

Cette demande implique nécessairement de faire le compte, pour chaque salarié, du nombre effectif de jours de grève et, ainsi, de procéder à un examen individuel de chaque situation.

Elle ne relève donc pas de l’intérêt collectif de la profession et doit dès lors être déclarée irrecevable.

En revanche, la demande tendant à ce que, pour l’avenir, l’ensemble des salariés grévistes se voient attribuer le bénéfice des primes de quart et d’ancienneté tend à la reconnaissance d’un avantage générique et impersonnel.

Elle relève ainsi de l’intérêt collectif de la profession, de sorte que la fin de non-recevoir soulevée doit être rejetée sur ce point.

Sur les dépens et les frais de l’instance

Aucune partie ne pouvant être regardée comme perdante au sein de la présente instance, les demandes présentées sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile doivent être rejetées.

Il convient enfin, en application de l’article 696 du code de procédure civile, de réserver les dépens.

TRIBUNAL JUDICIAIRE DE NANTERRE
Contentieux Collectif du Travail

ORDONNANCE DE MISE EN ETAT
Rendue le 21 Novembre 2024

N° RG 24/02107 – N° Portalis DB3R-W-B7I-ZFFR

N° Minute : 24/00108

AFFAIRE

Fédéchimie CGT FORCE OUVRIERE, [Y] [J]

C/

Société TOTAL ENERGIES SE, S.A.S. TOTALENERGIES RAFFINAGE CHIMIE, S.A. TOTALENERGIES PETROCHEMICALS FRANCE, S.A.S. TOTALENERGIES RAFFINAGE FRANCE, S.A.S. TOTAL ENERGIES FLUIDS

CCC délivrées le :

Me Delphine BORGEL
Me Joël GRANGÉ
Me Philippe ROZEC
A l’audience du 17 Octobre 2024,

Nous, Vincent SIZAIRE, Juge de la mise en état assisté de Pascale GALY, Greffier ;

DEMANDERESSES à l’incident

Société TOTAL ENERGIES SE
[Adresse 1]

représentée par Maître Joël GRANGÉ, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : P0461

S.A.S. TOTALENERGIES RAFFINAGE CHIMIE
SIRET 692 004 807 000 57
[Adresse 1]
[Localité 4]

S.A. TOTALENERGIES PETROCHEMICALS FRANCE
SIRET 428 891 113 000 14
[Adresse 1]

S.A.S. TOTALENERGIES RAFFINAGE FRANCE
SIRET 529 221 749 000 11
[Adresse 1]

S.A.S. TOTAL ENERGIES FLUIDS
SIRET 342 241 908 000 66
[Adresse 1]

représentées par Maître Philippe ROZEC, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : R045

DEFENDEURS à l’incident

Fédéchimie CGT FORCE OUVRIERE
[Adresse 2]

Monsieur [Y] [J]
[Adresse 3]

représentés par Maître Delphine BORGEL, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : D2081

***

ORDONNANCE

Par décision publique, rendue en premier ressort, contradictoire susceptible d’appel dans les conditions de l’article 795 du code de procédure civile, et mise à disposition au greffe du tribunal conformément à l’avis donné à l’issue des débats.

Les avocats des parties ont été entendus en leurs explications, l’affaire a été ensuite mise en délibéré et renvoyée ce jour pour mise à disposition.

Avons rendu la décision suivante :

EXPOSE DU LITIGE

Les sociétés de l’unité économique et sociale Raffinage pétrochimie sont membres du groupe Total Energie, dont la maison-mère est la société Total Energie SE.

Le 16 septembre 2021, la direction de cette société a publié une note interne « relative au paiement du temps de trajet des représentants du personnel en exécution des fonctions représentatives et abattement des primes de quart et d’ancienneté en cas de grève » et prévoyant, notamment, une réduction proportionnelle aux jours d’absence des primes d’ancienneté et de quart des salariés non représentants du personnel.

Le 30 octobre 2023, après avoir mis en œuvre ces mesures en 2022 et 2023, la direction de la société Total Energie SE a accepté de revenir rétroactivement sur l’abattement des primes d’ancienneté mais a maintenu sa position s’agissant des primes de quart.

Le 19 janvier 2024, la fédération Fédéchimie FO et M [Y] [J], délégué syndical central FO au sein de l’unité économique et sociale Raffinage pétrochimie ont assigné les sociétés de l’unité économique et sociale et la société Total Energie SE devant le tribunal judiciaire de Nanterre en annulation de la note interne, injonction à régularisation et indemnisation.

Par conclusions distinctes et séparées, les défenderesses ont soulevé l’irrecevabilité des demandes.

Le 19 septembre 2024, l’examen de ces incidents a été renvoyé à l’audience du 17 octobre 2024.

Dans le dernier état de ses écritures, la société Total Energies SE demande :
De déclarer irrecevable l’action dirigée à son encontre ;De déclarer irrecevable l’action de M [J] ;De déclarer irrecevable la demande d’annulation ;De déclarer irrecevables les demandes d’injonction ;De condamner les demandeurs à lui verser la somme de 2 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi qu’aux entiers dépens.
A l’appui de ses prétentions, elle soutient qu’elle n’a pas qualité à défendre dès lors que seule la société Total Energies Raffinage France a mis en œuvre les abattements contestés. Elle soutient que M [J] n’a pas qualité à agir en l’absence de préjudice propre. Elle soutient que la note du 16 septembre 2021 constitue un document interne sans portée normative. Elle fait enfin valoir que les demandes de régularisation de la situation individuelle des salariés grévistes ne relèvent pas de l’intérêt collectif de la profession et que cette irrecevabilité ne porte atteinte ni au droit au procès équitable tel que garanti par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ni à aucune autre norme européenne.

Dans le dernier état de leurs écritures, les sociétés de l’unité économique et sociale Raffinage pétrochimie demandent :
De déclarer irrecevable l’action de M [J] ;De déclarer irrecevable la demande d’annulation ;De déclarer irrecevables les demandes d’injonction ;De condamner les demandeurs à leur verser la somme de 3 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi qu’aux entiers dépens.
A l’appui de leurs prétentions, elles soutiennent que M [J] n’a pas qualité à agir en l’absence de préjudice propre. Elles soutiennent que la note du 16 septembre 2021 constitue un document interne sans portée normative. Elles font enfin valoir que les demandes de régularisation de la situation individuelle des salariés grévistes ne relèvent pas de l’intérêt collectif de la profession et que cette irrecevabilité ne porte pas atteinte au droit au procès équitable tel que garanti par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et n’est contraire à aucune norme de l’Union européenne.

Dans leurs dernières écritures, la fédération Fédéchimie FO et M [Y] [J] concluent au rejet des fins de non-recevoir soulevées par la défense et sollicitent la condamnation des défenderesses à leur payer la somme de 3 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi qu’aux entiers dépens.

Ils soutiennent que les demandes d’injonction relèvent bien de l’intérêt collectif de la profession dès lors qu’elles tendent à protéger le droit de grève et la liberté syndicale. Ils soutiennent également que leur action ne peut être déclarée irrecevable sans méconnaître le droit à un procès équitable, la charte sociale européenne et le principe d’effectivité du droit de l’Union européenne, qui régit notamment la sanction des discriminations. Ils soutiennent par ailleurs que la note du 16 septembre 2021 a une portée normative et que la responsabilité extracontractuelle de la société Total Energie SE est engagée à ce titre. Ils soutiennent enfin que M [J] à intérêt à agir dès lors qu’il a fait grève et qu’il est délégué syndical central.

MOTIFS DE LA DECISION

Sur l’intérêt à agir de M [J]

Il résulte des dispositions de l’article L. 2132-3 du code du travail que seuls « les syndicats professionnels ont le droit d’agir en justice » pour défendre « l’intérêt collectif de la profession qu’ils représentent » et, notamment, demander l’application des droits que les salariés tirent de la loi, du règlement ou d’une convention collective.

Ainsi, la seule qualité de délégué syndical de M [J] ne saurait lui permettre de porter des demandes au nom de l’intérêt collectif de la profession. Il est par ailleurs constant qu’il n’a, à titre personnel, subi aucun abattement de ses primes en raison de sa participation à des mouvements de grève.

Son action doit dès lors être déclarée irrecevable.

Sur la recevabilité de la demande d’annulation

En vertu de l’article L. 2132-3 du code du travail, « les syndicats professionnels ont le droit d’agir en justice. Ils peuvent, devant toutes les juridictions, exercer tous les droits réservés à la partie civile concernant les faits portant un préjudice direct ou indirect à l’intérêt collectif de la profession qu’ils représentent ».

En l’espèce, contrairement à ce que soutiennent les défenderesses, il ressort des termes de la note du 16 septembre 2021 qu’elle ne se borne pas à appliquer les arrêts de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence du 2 avril 2021 mais qu’elle en tire des conséquences générales quant aux règles devant prévaloir, pour l’avenir et au sein de l’ensemble des sociétés du groupe Total Energies, s’agissant de l’abattement des primes d’ancienneté et de quart des salariés participant à des mouvements de grève. Cette note fixe ainsi des normes génériques et impersonnelles applicables à l’ensemble des travailleurs du groupe. Dès lors qu’elles considèrent que ces normes leur portent préjudice, les organisations syndicales ont par conséquence qualité, au nom de l’intérêt collectif de la profession, pour en solliciter l’annulation.

La fin de non-recevoir soulevée à ce titre doit dès lors être rejetée.

Sur la qualité à défendre de la société Total Energie SE

En vertu de l’article 31 du code de procédure civile, « l’action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d’une prétention, sous réserve des cas dans lesquels la loi attribue le droit d’agir aux seules personnes qu’elle qualifie pour élever ou combattre une prétention, ou pour défendre un intérêt déterminé ». L’article 32 du même code précise qu’est « irrecevable toute prétention émise par ou contre une personne dépourvue du droit d’agir ».

En l’espèce, dès lors qu’elle est l’autrice de la note dont il est demandé l’annulation, la société Total Energies SE a bien qualité à défendre à la présente instance. En outre, contrairement à ce qu’elle soutient, il ressort des termes de l’assignation que sa responsabilité civile n’est pas recherchée au titre des agissements de ses filiales mais à titre direct, à raison de l’émission de la note litigieuse.

Il s’ensuit que la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité à défendre doit être rejetée.

Sur la recevabilité des demandes d’injonction

En vertu de l’article L. 2132-3 du code du travail, « les syndicats professionnels ont le droit d’agir en justice. Ils peuvent, devant toutes les juridictions, exercer tous les droits réservés à la partie civile concernant les faits portant un préjudice direct ou indirect à l’intérêt collectif de la profession qu’ils représentent ». Il résulte de ces dispositions qu’une organisation syndicale a qualité pour demander en justice la reconnaissance, au bénéfice des salariés dont elle représente l’intérêt commun, d’un droit ou d’un avantage résultant de la loi, du règlement ou d’une convention collective. Elle n’est en revanche pas recevable à solliciter le paiement de sommes déterminées à des salariés nommément désignés ni à formuler une demande qui implique de déterminer, pour chaque salarié, le contenu et les modalités des avantages particuliers qui lui sont dus.

En ce qui concerne la conformité de la loi française à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et à la charte sociale européenne

L’article 6.1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales énonce que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle ». L’article 6.4 de la charte sociale européenne proclame quant à lui « le droit des travailleurs et des employeurs à des actions collectives en cas de conflits d’intérêt, y compris le droit de grève, sous réserve des obligations qui pourraient résulter des conventions collectives en vigueur ».

Contrairement à ce que soutiennent les demandeurs, ces stipulations ne s’opposent nullement, directement ou indirectement, à des dispositions d’ordre interne ne permettant pas aux organisations syndicales de solliciter des mesures de régularisation de la situation individuelle des salariés.

En ce qui concerne l’applicabilité du principe d’effectivité du droit de l’Union européenne

L’article 4.3 du Traité sur l’Union européenne énonce qu’en « vertu du principe de coopération loyale, l’Union et les États membres se respectent et s’assistent mutuellement dans l’accomplissement des missions découlant des traités. Les États membres prennent toute mesure générale ou particulière propre à assurer l’exécution des obligations découlant des traités ou résultant des actes des institutions de l’Union ». Il résulte de ce principe de coopération, tel qu’interprété de façon constante par la Cour de justice de l’Union européenne, que les ordres nationaux doivent garantir la protection juridique découlant pour les justiciables de l’effet direct des dispositions du droit communautaire. S’il appartient à l’ordre juridique interne de chaque État membre de désigner les juridictions compétentes et de régler les modalités procédurales des recours exercés par les justiciables, c’est à la condition que ces dispositions ne rendent pas pratiquement impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique européen.

Toutefois, contrairement à ce que soutiennent les demandeurs, l’exercice du droit de grève n’est pas directement encadré par des dispositions du droit de l’Union européenne. Si ce dernier, au même titre que le droit interne, proclame le principe de l’égalité de traitement des salariés et prohibe la pratique des discriminations, les normes fixées par la directive européenne n°2000/78 du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail ne visent pas à obliger les Etats membres à instituer un principe de non-discrimination mais à harmoniser les définitions qu’ils retiennent à ce titre et à établir des règles communes s’agissant des exceptions qui peuvent y être admises. Ainsi, la simple invocation d’une inégalité de traitement ne saurait être regardée comme mettant directement en œuvre le droit de l’Union européenne.
En outre, si la transposition de la directive européenne n°2000/78 du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail a conduit à modifier les dispositions du code du travail relatives à la discrimination, elle n’a pas affecté l’article L. 1132-2 dudit code, prévoyant plus spécifiquement qu’aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire « en raison de l’exercice normal du droit de grève ».

L’action des demandeurs, qui se fonde exclusivement sur la discrimination que subiraient certains salariés grévistes, ne peut dès lors être regardée comme mettant en œuvre le principe d’effectivité du droit de l’Union européenne.

En ce qui concerne l’existence d’un intérêt collectif de la profession

Il ressort des termes de l’assignation que la fédération Fédéchimie FO sollicite qu’il soit ordonné aux sociétés défenderesses de verser aux salariés non représentants du personnel ayant fait grève au cours des années 2022 et 2023 les sommes qui leur seraient dues au titre des primes de quart et d’ancienneté. Cette demande implique nécessairement de faire le compte, pour chaque salarié, du nombre effectif de jours de grève et, ainsi, de procéder à un examen individuel de chaque situation. Elle ne relève donc pas de l’intérêt collectif de la profession et doit dès lors être déclarée irrecevable.

En revanche, la demande tendant à ce que, pour l’avenir, l’ensemble des salariés grévistes se voient attribuer le bénéfice des primes de quart et d’ancienneté tend à la reconnaissance d’un avantage générique et impersonnel. Elle relève ainsi de l’intérêt collectif de la profession, de sorte que la fin de non-recevoir soulevée doit être rejetée sur ce point.

Sur les dépens et les frais de l’instance

Aucune partie ne pouvant être regardée comme perdante au sein de la présente instance, les demandes présentées sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile doivent être rejetées.

Il convient enfin, en application de l’article 696 du code de procédure civile, de réserver les dépens.

PAR CES MOTIFS

Le juge de la mise en état, statuant par ordonnance contradictoire, publiquement et en premier ressort :

DÉCLARE irrecevable l’action de M [Y] [J].

DÉCLARE irrecevable la demande de la fédération Fédéchimie FO tendant à « ordonner à la direction de verser à la collectivité des salariés postés les sommes dues au titre des primes de quart et d’ancienneté les jours de grève en 2022 et 2023 ».

DÉBOUTE les sociétés Total Energies SE, TotalEnergies Raffinage Chimie, TotalEnergies Petrochemicals France, TotalEnergies Raffinage France et TotalEnergies Fluids du surplus de leurs demandes.

DÉBOUTE la fédération Fédéchimie FO et M [Y] [J] de leur demande présentée en application de l’article 700 du code de procédure civile.

RÉSERVE les dépens.

RENVOIE l’instruction du dossier à l’audience de mise en état du 19 décembre 2024 pour présentation des conclusions en défense au fond.

signée par Vincent SIZAIRE, Vice-président, chargé de la mise en état, et par Pascale GALY, Greffier présent lors du prononcé.

LE GREFFIER
Pascale GALY
LE JUGE DE LA MISE EN ETAT
Vincent SIZAIRE


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