Liberté d’expression et limites de la critique syndicale : enjeux de la diffamation dans le secteur public.

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Liberté d’expression et limites de la critique syndicale : enjeux de la diffamation dans le secteur public.

L’Essentiel : Mme [I] [V], directrice des EHPAD de [Localité 3] et [Localité 4], a porté plainte pour diffamation contre Mme [C] [O], représentante syndicale, suite à des accusations de maltraitance et de harcèlement. Le tribunal a condamné Mme [O] le 6 juillet 2023, mais cette dernière a fait appel, soutenant que ses propos étaient fondés sur des plaintes de salariées. La Cour d’appel a retenu l’excuse de bonne foi, affirmant que les accusations s’inscrivaient dans un débat d’intérêt général. Elle a conclu que Mme [O] avait agi dans le cadre de son mandat syndical, sans animosité personnelle.

Contexte de l’affaire

Mme [I] [V] est directrice des EHPAD de [Localité 3] et [Localité 4] dans le Loiret. Le 22 novembre 2022, un communiqué de Mme [C] [O], représentante syndicale de l’USD [1], a été publié sur un site de presse en ligne, accusant la direction de maltraitance et de harcèlement envers les salariés, notamment en les interpellant par mail à des heures inappropriées.

Procédure judiciaire

En réponse à ces accusations, Mme [V] a porté plainte pour diffamation publique envers un fonctionnaire contre Mme [O]. Le tribunal correctionnel a jugé Mme [O] coupable le 6 juillet 2023, lui infligeant une amende de 2 500 euros avec sursis. Mme [O] a fait appel de cette décision, tandis que le ministère public a également interjeté appel.

Arguments de l’appel

L’appel critique l’arrêt en soulignant que la qualité de représentant syndical ne devrait pas conférer un traitement de faveur en matière de diffamation. Il est soutenu que Mme [O] n’a pas mené d’enquête sérieuse pour étayer ses accusations, ce qui aurait dû exclure l’exception de bonne foi. Les arguments avancés insistent sur le fait que les propos de Mme [O] dépassaient les limites de la polémique syndicale, en imputant une infraction pénale à Mme [V].

Réponse de la Cour d’appel

La Cour d’appel a retenu l’excuse de bonne foi, affirmant que les propos de Mme [O] s’inscrivaient dans un débat d’intérêt général concernant les conditions de travail dans les EHPAD. Les juges ont noté que Mme [O] avait été contactée par des salariées se plaignant de leurs conditions de travail et qu’elle avait reçu des pièces justificatives, y compris des plaintes pénales et des attestations de psychologues.

Justification de la décision

La Cour a conclu que Mme [O] avait agi dans le cadre de son mandat syndical pour défendre les intérêts des salariées, avec une base factuelle suffisante et sans animosité personnelle. Bien que ses propos aient été jugés critiques, ils n’ont pas dépassé les limites de la liberté d’expression dans le contexte syndical. La Cour de cassation a confirmé que les propos étaient fondés sur des faits et n’étaient pas motivés par des intentions malveillantes.

Conclusion de la Cour

La Cour a écarté le moyen de l’appel, considérant que l’arrêt était régulier en la forme et que les propos de Mme [O] étaient justifiés dans le cadre d’un débat d’intérêt général sur les conditions de travail dans les EHPAD.

Q/R juridiques soulevées :

Quelles sont les implications de la diffamation publique envers un fonctionnaire dans le cadre de la liberté d’expression ?

La diffamation publique envers un fonctionnaire est régie par les articles 29 et 31 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

L’article 29 stipule que « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne est une diffamation ».

L’article 31 précise que « la diffamation commise envers un fonctionnaire public dans l’exercice de ses fonctions est punie d’une amende de 12 000 euros ».

Dans le cas présent, les propos tenus par Mme [O] ont été jugés comme relevant d’un débat d’intérêt général, ce qui a permis à la cour d’appel de considérer qu’ils ne constituaient pas une diffamation.

La cour a également souligné que la qualité de représentant syndical ne confère pas un régime dérogatoire en matière de diffamation, mais que la bonne foi peut être retenue si les propos sont fondés sur des éléments factuels suffisants.

Ainsi, la jurisprudence rappelle que la liberté d’expression, bien que protégée, doit être exercée dans le respect des droits d’autrui, notamment en évitant les accusations infondées.

Comment la bonne foi est-elle appréciée dans le cadre de la diffamation syndicale ?

L’appréciation de la bonne foi dans le cadre de la diffamation syndicale repose sur plusieurs critères, notamment la véracité des faits avancés et la prudence dans l’expression des propos.

L’article préliminaire du code de procédure pénale stipule que « nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi promulguée antérieurement au fait qu’il lui est imputé ».

Dans le contexte de la diffamation, la bonne foi peut être retenue si le prévenu a agi dans un but légitime, sans animosité personnelle, et s’il dispose d’une base factuelle suffisante.

La cour d’appel a jugé que Mme [O] avait effectivement une base factuelle suffisante, ayant recueilli des témoignages et des documents de salariées se plaignant de leurs conditions de travail.

Cependant, la cour a également noté que l’absence d’une enquête sérieuse pourrait remettre en question cette bonne foi.

Ainsi, la jurisprudence exige que les représentants syndicaux, tout en ayant une certaine latitude dans leurs critiques, doivent agir avec prudence et mesure, surtout lorsqu’ils imputent des infractions pénales.

Quels sont les enjeux de la liberté d’expression dans le cadre des critiques syndicales ?

La liberté d’expression est protégée par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, qui garantit à toute personne le droit à la liberté d’expression.

Cet article précise que « l’exercice de ces libertés comporte des devoirs et des responsabilités », ce qui implique que la liberté d’expression peut être soumise à certaines restrictions, notamment pour protéger la réputation d’autrui.

Dans le cadre des critiques syndicales, la jurisprudence reconnaît un espace de liberté plus large, permettant aux représentants syndicaux de dénoncer des pratiques qu’ils jugent inacceptables.

Cependant, cette liberté n’est pas absolue et doit être exercée dans le respect des droits des personnes visées.

La cour d’appel a considéré que les propos de Mme [O], bien que critiques, s’inscrivaient dans un débat d’intérêt général et étaient fondés sur des éléments factuels.

Ainsi, les enjeux de la liberté d’expression dans le cadre des critiques syndicales résident dans l’équilibre à trouver entre la protection des droits individuels et la nécessité de dénoncer des situations jugées inacceptables.

N° Z 23-87.123 F-D

N° 00014

LR
7 JANVIER 2025

REJET

M. BONNAL président,

R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
________________________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________

ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 7 JANVIER 2025

Mme [I] [V], partie civile, a formé un pourvoi contre l’arrêt de la cour d’appel d’Orléans, chambre correctionnelle, en date du 27 novembre 2023, qui l’a déboutée de ses demandes après relaxe de Mme [C] [O] du chef de diffamation publique envers un fonctionnaire public.

Des mémoires ont été produits, en demande et en défense.

Sur le rapport de M. Hill, conseiller, les observations de la SCP Waquet, Farge et Hazan, avocat de Mme [I] [V], les observations de la SARL Thouvenin, Coudray et Grévy, avocat de Mme [C] [O], et les conclusions de M. Lagauche, avocat général, après débats en l’audience publique du 26 novembre 2024 où étaient présents M. Bonnal, président, M. Hill, conseiller rapporteur, Mme Labrousse, conseiller de la chambre, et Mme Le Roch, greffier de chambre,

la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée en application de l’article 567-1-1 du code de procédure pénale, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Il résulte de l’arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit.

2. Mme [I] [V] est directrice des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) de [Localité 3] et [Localité 4], dans le Loiret.

3. Le 22 novembre 2022, le site de presse en ligne de [2] a relayé un communiqué rédigé par Mme [C] [O], représentante syndicale de l’USD [1], selon lequel « les salariés (de l’EHPAD) sont maltraités, harcelés, dénigrés par une direction déloyale. La directrice interpelle les salariés par mail dès 5h30 le matin et même le week-end et exige que ceux-ci répondent ».

4. Mme [V] a fait citer Mme [O] devant le tribunal correctionnel du chef de diffamation publique envers un fonctionnaire.

5. Par jugement du 6 juillet 2023, le tribunal a déclaré Mme [O] coupable de ce chef et l’a condamnée à 2 500 euros d’amende avec sursis et a prononcé sur les intérêts civils.

6. Mme [O] a relevé appel de cette décision et le ministère public appel incident.

Examen du moyen

Enoncé du moyen

7. Le moyen critique l’arrêt attaqué en ce qu’il a renvoyé Mme [O] des fins de la poursuite et a débouté la partie civile de l’ensemble de ses demandes, alors :

« 1°/ que la qualité de représentant syndical ne donne lieu à aucun régime dérogatoire dans l’appréciation de l’exception de bonne foi permettant d’échapper à la qualification pénale de diffamation ; qu’en retenant, pour écarter le caractère diffamatoire des propos « exagérément critiques et durs vis-à-vis de la partie civile », que « le principe doit être rappelé qu’une liberté d’expression plus grande doit être accordée aux représentants des salariés » pour en déduire que la seule circonstance que la prévenue ait poursuivi un but légitime, sans animosité personnelle et en disposant d’une base factuelle suffisante, suffisait à caractériser l’exception de bonne foi, peu important l’absence d’enquête sérieuse et de prudence et mesure dans l’expression d’un propos constituant à imputer une infraction pénale à la partie civile, la cour d’appel, qui a considéré que les syndicalistes bénéficiaient d’un régime pénal de faveur, a violé les articles 29 et 31 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme ;

2°/ que le respect des limites admissibles de la polémique syndicale, qui participe de la caractérisation de l’exception de bonne foi, suppose, notamment, que le prévenu ait disposé d’une base factuelle suffisante, notion qui recouvre celle d’enquête sérieuse, surtout s’il impute une infraction pénale à la partie civile ; qu’en affirmant, pour juger établie l’exception de bonne foi, que la prévenue disposait d’une base factuelle suffisante dès lors qu’elle s’était entretenue avec les salariées plaignantes et avait examiné leurs pièces justificatives, cependant que la prévenue, qui prétendait dénoncer à la presse des faits constitutifs de l’infraction pénale de harcèlement commis dans un établissement où elle n’exerçait pas, n’avait pas contacté la direction de l’établissement ni pris attache avec les représentants syndicaux locaux pour vérifier la véracité des témoignages et que cette absence d’enquête sérieuse et, partant, de base factuelle suffisante, établissait que les propos dépassaient les limites admissibles de
la polémique syndicale et excluait la bonne foi de leur auteur, la cour d’appel a violé les articles préliminaire du code de procédure pénale, 29 et 31 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme ;

3°/ que le respect des limites admissibles de la polémique syndicale, qui participe de la caractérisation de l’exception de bonne foi, suppose, notamment, que le prévenu ait conservé prudence et mesure dans l’expression de ses propos, surtout s’il impute une infraction pénale à la partie civile ; qu’en affirmant, pour juger établie l’exception de bonne foi, que « les propos proférés publiquement par [C] [O] s’interprètent comme ceux d’une simple polémique syndicale ne dépassant pas les limites admissibles en matière de liberté d’expression », cependant qu’elle constatait que la prévenue avait tenu des propos « exagérément critiques et durs vis-à-vis de la partie civile », motifs qui établissaient que les propos dépassaient les limites admissibles de la polémique syndicale, en particulier s’agissant de l’imputation d’une infraction pénale, la cour d’appel a violé les articles préliminaire du code de procédure pénale, 29 et 31 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme. »

Réponse de la Cour

8. Pour retenir l’excuse de bonne foi, dire que Mme [O] n’a pas commis de faute civile et rejeter les demandes de la partie civile, l’arrêt attaqué énonce que les propos s’inscrivent dans un débat d’intérêt général sur la prise en charge des personnes âgées et dépendantes dans les EPHAD, les conditions de travail et le management de ces établissements.

9. Les juges ajoutent que les propos critiqués ont été proférés après que trois salariées de l’EHPAD d'[Localité 4] ont saisi Mme [O], en sa qualité de représentante syndicale, pour se plaindre de leurs conditions de travail au sein de cet établissement, en imputant à Mme [V] une lourde part de responsabilité dans leurs difficultés et les griefs exprimés.

10. Ils précisent que Mme [O] a établi qu’après s’être entretenue avec ces salariées, elle s’était vu remettre des pièces justificatives de la situation de chacune d’elles, notamment les plaintes pénales déposées par deux d’entre elles, des courriels, des attestations de psychologues, éléments évocateurs de mal-être et d’anxiété.

11. Ils énoncent encore qu’elle a également fait valoir que le mode d’action retenu, la publication d’une lettre d’alerte auprès d’un média régional, avait été choisi après le constat de l’inaction de l’agence régionale de santé et du caractère infructueux de la communication faite auprès d’élus et des plaintes pénales.

12. Ils indiquent qu’en agissant dans le cadre strict de son mandat de représentante syndicale départementale en matière sociale pour dénoncer publiquement les agissements susceptibles d’être reprochés à Mme [V], Mme [O] a poursuivi un but légitime en voulant défendre les intérêts des salariées qui se trouvaient sous la responsabilité de la première avec une base factuelle suffisante et dans des conditions exclusives de toute animosité personnelle.

13. Ils concluent qu’en tenant des propos, certes exagérément critiques et durs vis-à-vis de la partie civile, la prévenue, qui a agi pour la défense des intérêts professionnels, n’a pas dépassé les limites admissibles en matière de liberté d’expression.

14. En prononçant ainsi, la cour d’appel a fait l’exacte application des textes visés au moyen pour les motifs qui suivent.

15. En premier lieu, la Cour de cassation est en mesure de s’assurer que les propos incriminés, qui s’inscrivaient dans un débat d’intérêt général sur les conditions de travail dans les établissements d’accueil pour personnes âgées, reposaient sur une base factuelle suffisante.

16. En second lieu, les propos litigieux, dénués d’animosité personnelle et qualifiés à tort par l’arrêt attaqué « d’exagérément critiques et durs
vis-à-vis de la partie civile », n’ont pas excédé les limites admissibles de la polémique syndicale.

17. Ainsi, le moyen doit être écarté.

18. Par ailleurs, l’arrêt est régulier en la forme.


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