Éditeurs de presse c/ Google : négociation forcée

5/5 - (7 votes)

Il est possible de forcer à négocier un acteur économique en situation de position dominante, son refus de négocier pouvant être qualifié d’abus de position dominante.

L’Autorité de la concurrence a enjoint à Google de négocier avec les éditeurs et agences de presse la rémunération qui leur est due au titre de la loi du 24 octobre 2019relative au droit voisin institué au profit des agences et des éditeurs de presse. Au motif de se conformer à la loi, Google a décidé unilatéralement qu’elle n’afficherait plus les extraits d’articles, les photographies, les infographies et les vidéos au sein de ses différents services (Google Search, Google Actualités et Discover1), sauf à ce que les éditeurs lui en donnent l’autorisation à titre gratuit (ce qui en pratique est le cas par le biais de licences gratuites).  

Injonctions de l’Autorité de la concurrence

Saisie en novembre 2019 par plusieurs syndicats représentant les éditeurs de presse (Syndicat des éditeurs de la presse magazine, l’Alliance de la presse d’information générale) ainsi que par l’Agence France-Presse (AFP) de pratiques mises en œuvre par Google à l’occasion de l’entrée en vigueur de la loi du 24 juillet 2019 sur les droits voisins, l’Autorité de la concurrence a ordonné des mesures d’urgence dans le cadre de la procédure de mesures conservatoires. L’Autorité a estimé que les pratiques de Google à l’occasion de l’entrée en vigueur de la loi sur les droits voisins étaient susceptibles de constituer un abus de position dominante, et portaient une atteinte grave et immédiate au secteur de la presse. L’Autorité enjoint ainsi à Google, dans un délai de trois mois, de conduire des négociations de bonne foi avec les éditeurs et agences de presse sur la rémunération de la reprise de leurs contenus protégés. Cette négociation devra couvrir, de façon rétroactive, les droits dus à compter de l’entrée en vigueur de la loi le 24 octobre 2019.

Les pratiques en cause

La loi du 24 juillet 2019 transpose en droit français la directive sur le droit d’auteur et les droits voisins du 17 avril 2019, et a pour objectif de mettre en place les conditions d’une négociation équilibrée entre éditeurs, agences de presse et plateformes numériques, afin de redéfinir, en faveur des éditeurs et agences de presse, le partage de la valeur entre ces acteurs.

En pratique, la très grande majorité des éditeurs de presse ont consenti à Google des licences pour l’utilisation et l’affichage de leurs contenus protégés, et ce sans négociation possible et sans percevoir aucune rémunération de la part de Google. Au surplus, dans le cadre de la nouvelle politique d’affichage de Google, les licences qui ont été accordées à celle-ci par les éditeurs et agences de presse lui offrent la possibilité de reprendre davantage de contenus qu’antérieurement.

Dans ces conditions, parallèlement à leur saisine au fond, les saisissants ont sollicité le prononcé de mesures conservatoires visant à enjoindre Google d’entrer de bonne foi dans une négociation pour la rémunération de la reprise de leurs contenus.

L’Autorité estime que Google est susceptible d’avoir abusé de sa position dominante sur le marché des services de recherche généraliste en imposant des conditions de transaction inéquitables aux éditeurs et agences de presse. La décision est destinée à protéger les entreprises saisissantes des conséquences de pratiques potentiellement abusives, dans l’attente de la décision au fond, qui sera précédée d’une instruction permettant à l’Autorité de se prononcer sur l’existence d’infractions au droit de la concurrence.

A ce stade de l’instruction, l’Autorité a considéré que Google est susceptible de détenir une position dominante sur le marché français des services de recherche généraliste. En effet, sa part de marché est de l’ordre de 90 % à la fin de l’année 2019. Il existe, par ailleurs, de fortes barrières à l’entrée et à l’expansion sur ce marché, liées aux investissements significatifs nécessaires pour développer une technologie de moteur de recherche, et à des effets de réseaux et d’expérience de nature à rendre la position de Google encore plus difficilement contestable par des moteurs concurrents qui souhaitent se développer.

En l’état de l’instruction, l’Autorité a considéré que les pratiques dénoncées par les saisissants sont susceptibles d’être qualifiées d’abus de position dominante à plusieurs titres i) l’imposition de conditions de transaction inéquitables (à ce stade de l’instruction, Google est susceptible d’avoir imposé aux éditeurs et agences de presse des conditions de transaction inéquitables qui lui auraient permis d’éviter toute forme de négociation et de rémunération pour la reprise et l’affichage des contenus protégés au titre des droits voisins) ; ii) le contournement de la loi (Google a utilisé la possibilité laissée par la loi de consentir, dans certains cas, des licences gratuites pour certains contenus, en décidant que de façon générale, aucune rémunération ne serait versée pour l’affichage de quelque contenu protégé que ce soit). Ce choix paraît difficilement conciliable avec l’objet et la portée de la loi, qui visait à redéfinir le partage de la valeur en faveur des éditeurs de presse vis-à-vis des plateformes, par l’attribution d’un droit voisin devant donner lieu à rémunération, en fonction de critères précis.

Par ailleurs, Google a refusé de communiquer aux éditeurs les informations nécessaires à la détermination de la rémunération et estimé qu’elle pouvait reprendre tous les titres des articles dans leur intégralité, sans solliciter d’accord des éditeurs ; iii) la discrimination. En imposant un principe de rémunération nulle à tous les éditeurs sans procéder à un examen de leurs situations respectives, et des contenus protégés correspondants, à l’aune des critères précis posés par la loi sur les droits voisins, Google est susceptible d’avoir traité de façon identique des acteurs économiques placés dans des situations différentes en-dehors de toute justification objective, et, partant, d’avoir mis en œuvre une pratique discriminatoire.

Les pratiques de Google ont causé une atteinte grave et immédiate au secteur de la presse, alors que la situation économique des éditeurs et agences de presse est par ailleurs fragile, et que la loi visait au contraire à améliorer les conditions de rémunération qu’ils tirent des contenus produits par les journalistes.

Ces pratiques sont rendues possibles par la position dominante que Google est susceptible d’occuper sur le marché des services de recherche généraliste. Cette position conduit Google à apporter un trafic significatif aux sites des éditeurs et agences de presse. Ainsi, d’après les données fournies par les saisissants portant sur 32 titres de presse, et non contestées par Google, les moteurs de recherche – et donc Google pour une large part – représentent, selon les sites, entre 26 % et 90 % du trafic redirigé sur leurs pages. Ce trafic s’avère aussi très important et crucial pour des éditeurs et agences de presse qui ne peuvent se permettre de perdre une quelconque part de leur lectorat numérique du fait de leurs difficultés économiques.

Dans ces conditions, les éditeurs et agences de presse sont placés dans une situation où ils n’ont d’autre choix que de se conformer à la politique d’affichage de Google sans contrepartie financière. En effet, la menace de dégradation de l’affichage est synonyme pour chaque éditeur de presse de pertes de trafic et donc de revenus, aussi bien s’il est seul concerné par cette dégradation que si cette dégradation vise l’ensemble des éditeurs.  C’est la raison pour laquelle la plupart des éditeurs ont été conduits à accepter des conditions qui sont encore plus défavorables pour eux après l’entrée en vigueur de la loi sur les droits voisins que celles qui préexistaient.

Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, l’Autorité constate l’existence d’une atteinte grave et immédiate au secteur de la presse, résultant du comportement de Google, qui, dans un contexte de crise majeure du secteur, prive les éditeurs et agences de presse d’une ressource considérée par le législateur comme vitale pour la pérennité de leurs activités, et ce au moment crucial de l’entrée en vigueur de la loi. En conséquence, l’Autorité a prononcé, en urgence, plusieurs injonctions.

Les mesures d’urgence prononcées

L’objectif des mesures conservatoires prononcées est de permettre aux éditeurs et agences de presse qui le désirent, d’entrer en négociation de bonne foi avec Google en vue de discuter tant des modalités d’une reprise et d’un affichage de leurs contenus que de la rémunération pouvant y être associée.

Pendant la période de négociation, Google devra maintenir l’affichage des extraits de texte, des photographies et des vidéos selon les modalités choisies par l’éditeur ou l’agence de presse concernés. Par ailleurs, afin de garantir une négociation équilibrée, les mesures conservatoires prévoient un principe de neutralité sur la façon dont sont indexés, classés et plus généralement présentés les contenus protégés des éditeurs et agences concernés sur les services de Google.

Enfin, ces mesures conservatoires resteront en vigueur jusqu’à l’adoption par l’Autorité de sa décision au fond. Pendant cette période, et afin de s’assurer de la mise en œuvre effective de ces mesures conservatoires, Google devra adresser à l’Autorité des rapports mensuels sur les modalités de mise en œuvre de la décision.

Les injonctions faites à Google dans le cadre des mesures d’urgence

Google devra négocier de bonne foi avec les éditeurs et agences de presse qui en feraient la demande, et selon des critères transparents, objectifs et non discriminatoires, la rémunération due à ces derniers pour toute reprise des contenus protégés.  Cette négociation devra aussi couvrir, de façon rétroactive, la période commençant dès l’entrée en vigueur de la loi sur les droits voisins, soit le 24 octobre 2019. Cette injonction impose que les négociations aboutissent effectivement à une proposition de rémunération de la part de Google.

➡ Google devra conduire les négociations dans un délai de 3 mois à partir de la demande d’ouverture de négociation émanant d’un éditeur de presse ou d’une agence de presse

➡ Ni l’indexation, ni le classement, ni la présentation des contenus protégés repris par Google sur ses services ne devront en particulier être affectés par les négociations.

➡ Google devra fournir à l’Autorité des rapports mensuels sur la manière dont elle se conforme à la décision.

Ces injonctions demeureront en vigueur jusqu’à la publication de la décision au fond de l’Autorité.

Scroll to Top