RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D’APPEL DE PARIS
Pôle 6 – Chambre 12
ARRÊT DU 02 Juin 2023
(n° 440, 10 pages)
Numéro d’inscription au répertoire général : S N° RG 20/00553 – N° Portalis 35L7-V-B7E-CBI5H
Décision déférée à la Cour : jugement rendu le 10 Décembre 2019 par le Tribunal de Grande Instance de PARIS RG n° 18/02921
APPELANTE
SAS [8]
[Adresse 2]
[Localité 7]
représentée par Me Jacques BELLICHACH, avocat au barreau de PARIS, toque : G0334 substitué par Me Camille FOUQUOIRE, avocat au barreau de PARIS, toque : P0107
INTIMES
Monsieur [N] [I]
[Adresse 3]
[Localité 5]
représenté par Me Guillaume COUSIN, avocat au barreau de PARIS, toque : C0840
CPAM DE SEINE ET MARNE
[Localité 6]
représentée par Me Amy TABOURE, avocat au barreau de PARIS
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l’article 945-1 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 24 Mars 2023, en audience publique, les parties ne s’y étant pas opposées, devant Monsieur Raoul CARBONARO, Président de chambre, chargé du rapport.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
Monsieur Raoul CARBONARO, Président de chambre
Monsieur Gilles REVELLES, Conseiller
Madame Natacha PINOY, Conseillère
Greffier : Madame Claire BECCAVIN, lors des débats
ARRET :
– CONTRADICTOIRE
– prononcé
par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.
-signé par Monsieur Raoul CARBONARO, Président de chambre et par Madame Claire BECCAVIN, greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
La cour statue sur l’appel interjeté par la S.A.S. [8] (la société) d’un jugement rendu le 10 décembre 2019 par le tribunal de grande instance de Paris dans un litige l’opposant à M. [N] [I] (l’assuré) en présence de la Caisse Primaire d’Assurance Maladie de Seine-et-Marne (la caisse).
FAITS, PROCÉDURE, PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
Les circonstances de la cause ayant été correctement rapportées par le tribunal dans son jugement au contenu duquel la cour entend se référer pour un plus ample exposé, il suffit de rappeler que M. [N] [I] (l’assuré), salarié de la S.A.S. [8] (la société) depuis le 22 novembre 2011 en qualité de chauffeur, a été victime le 29 février 2012 d’un accident du travail (douleur au coude gauche montant en équipe un lave linge au 2ème étage) pris en charge au titre de la législation professionnelle, avec consolidation le 31 janvier 2013 et fixation d’un taux d’incapacité de 2 % dont 0 % pour le taux professionnel à compter du 1er février 2013 ; qu’il a bénéficié d’un congé individuel de formation du 26 août 2013 au 9 avril 2014 pour une formation de monteur dépanneur en climatisation ; qu’il a fait l’objet d’une mesure disciplinaire le 9 juillet 2014 (mise à pied de 3 jours) qui sera contestée le 12 août 2014 ; que le vendredi 18 juillet 2014 à 10 heures, M. [N] [I] a déclaré un accident du travail [Adresse 1] à l’occasion d’une livraison d’un réfrigérateur Proli TTP85 (83X47,4X44,7 poids 22 kg) et reprise de l’ancien Proli TTR92SL (85X48X46, poids de 19 kg) ; que la fiche de livraison remise le jour de livraison mentionne « Livreur 1 [I], livreur 2 (et 3) néant, D3E I (livraison no) 4 madame [L] [Adresse 1].reprise, (en mention dactylographiée): « PRIME » « liv partiel suite accident livreur le 1007 report pf Sucy CS 132 » ; que la déclaration d’accident du travail établie le mardi 22 juillet 2014 avec réserves par l’employeur mentionne qu’en descendant un sèche linge, M. [N] [I] a ressenti une douleur dans le coude droit, accident connu le 18 juillet 2014 à 10 h30 décrit par la victime, sans arrêt de travail ; que le certificat médical initial établi le 23 juillet 2014 mentionne : « douleurs du coude droit persistantes suite à un gros effort (port de lourdes) survenu le 18 juillet 2014 » avec un arrêt de travail jusqu’au 25 juillet 2014 ; que M. [N] [I] a été déclaré apte au « poste actuel en mono équipage avec un port de charges limité selon la nonne NF ; qu’il a repris le travail le 1er août 2014 ; que l’accident a été pris en charge au titre de la législation professionnelle suivant décision du 21 août 2014 ; que M. [N] [I] a été licencié pour faute grave le 20 août 2014, sans contestation devant le conseil des prud’hommes ; quel ‘état de santé du salarié a été déclaré consolidé avec séquelles le 2 février 2017, avec la fixation d’un taux d’incapacité de 20 % le 26 avril 2017 ; que le salarié a saisi le tribunal des affaires de sécurité sociale de Paris d ‘une demande de reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur le 18 juillet 2018.
Le dossier a été transféré au tribunal de grande instance de Paris le 1er janvier 2019.
Par jugement en date du 10 décembre 2019, le tribunal a :
– déclaré M. [N] [I] recevable en sa demande de reconnaissance de la faute inexcusable ;
– dit que l’accident du travail dont M. [N] [I] a été victime le 18 juillet 2014 trouve son origine dans une faute inexcusable de la S.A.S. [8] et Fils ;
– ordonné la majoration intégrale de la rente à son maximum en application de l’article L, 452-2 du code de la sécurité sociale ;
– avant dire droit, ordonné une mesure d’expertise relativement à l’évaluation des préjudices ;
– débouté M. [N] [I] du surplus de ses demandes ;
– rappelé que les indemnités telles qu’elles seront liquidées et la majoration de la rente, évaluée par la Caisse, seront versées directement à M. [N] [I] par la Caisse Primaire d’Assurance Maladie de Seine-et-Marne qui en récupérera les montants auprès de l’employeur, la S.A.S. [8] (le cas échéant via l’assureur de l’employeur) ;
– condamné la S.A.S. [8] à payer à M. [N] [I] la somme provisionnelle de 1 200 euros au titre des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile ;
– rejeté toutes autres demandes des parties ;
– ordonné l’exécution provisoire sur la mesure d’expertise et la consignation d’expertise ;
– réservé les dépens.
Le tribunal a retenu que la question des livraisons par un seul salarié avait été abordée en comité d’entreprise le 27 janvier 2012 et que le représentant de la société avait indiqué qu’il les maintiendrait pour des livraisons en RDC pour un poids inférieur ou égal à 50 kilogrammes. Il a en outre retenu la liste des accidents du travail pour le 3ème trimestre 2014 qui mentionne pour le seul mois de juillet 2014, 9 accidents du travail avant celui de M. [N] [I] survenu le 18 juillet 2014, dont 3 dans des circonstances identiques, ceci corroborant le nombre important d’ accidents du travail survenus dans le cadre des mono équipages courant 2012 et 2013 ; que le document unique d’évaluation des risques « édité le 4 novembre 2015 » après les faits mentionne en page 22 39, en ce qui concerne les chauffeurs livreurs, les risques liés lors de « la manutention manuelle lors des chargements et déchargements des produits chez les clients, de mauvaises postures, avec comme mesure de prévention « travail en binôme », port de chaussures de sécurité, formation gestes et postures, diable à disposition ; que la livraison en équipe est donc la règle et les livraisons en mono équipage l’exception lorsque plusieurs conditions sont réunies dont l’accessibilité des lieux et l’existence de contraintes. Il a souligné que la société ne conteste pas l’absence de formation obligatoire prévue au document unique d’évaluation des risques de 2015, « gestes et postures » délivrée à M. [N] [I], celui ci n’a en tout état de cause pas reçu de formation gestes et postures à la suite de son accident du 27 février 2012, survenu peu après son embauche, pendant sa présence au sein de l’entreprise soit entre le 1er février et le 26 août 2013 puis entre le 10 avril 2014 et le 18 juillet 2014 ; qu’en ce qui concerne la livraison de Madame [L], au [Adresse 1], contrairement aux affirmations de la société selon lesquelles l’immeuble disposait d’un ascenseur, cette fiche mentionne expressément : « étage 3, ascenseur 0 ». Dès lors, indépendamment du poids excessif du produit à reprendre, de la présence de 5 marches évoquées par l’employeur, de l’absence de sangles ou non, de la mention prime dactylographiée figurant sur la fiche de livraison et dans la mesure où la société ne conteste pas le fait que l’accident a eu lieu en descendant le réfrigérateur à reprendre dans les escaliers depuis le troisième étage, la société est mal fondée à se prévaloir de la possibilité dans certains cas, compte tenu des conditions d’accessibilité du logement à livrer, du poids et des dimensions du produit de réaliser certaines de ces livraisons par un seul livreur. Le logiciel système GEM mis en oeuvre par la société a donc nécessairement failli ou n’a pas été appliqué en dépit de la réponse explicite au questionnaire qualifiant du client lors de la vente en magasin ou sur internet précisant l’absence d’ascenseur. La société devait donc mettre en place un bi équipage, dès lors que ce type de livraison s’imposait en application de ses propres critères. L’argument tiré du droit de retrait est inopposable au salarié dès lors que l’accident a eu lieu au retour et que cette possibilité n’élude pas le manquement de la société à la règle qu’elle a elle même prescrite dans son document unique d’évaluation des risques à l’aune des risques encourus.
Le jugement a été notifié par lettre recommandée avec demande d’accusé de réception remise le 17 décembre 2019 à la S.A.S. [8] et Fils qui en a interjeté appel par lettre recommandée avec demande d’accusé de réception adressée le 16 janvier 2020.
Par conclusions écrites visées et développées oralement à l’audience par son avocat, la S.A.S. [8] et Fils demande à la cour de :
– dire qu’elle n’a commis aucune faute inexcusable ;
– dire qu’il n’y a pas lieu de majorer la rente versée par la Caisse Primaire d’Assurance Maladie de Seine-et-Marne ;
– condamner M. [N] [I] à la somme de 1 200 Euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
– condamner M. [N] [I] aux entiers dépens, dont le montant pourra être recouvré par Maître Jacques Bellichach conformément aux dispositions de l’article 699 du Code de procédure civile.
Elle expose que faute de pouvoir recourir à des aides mécaniques, les salariés ne peuvent pas porter de façon habituelle des charges supérieures à 55 kg sans avis médical dans la limite maximale de 105 kg ; qu’en revanche, ces limites peuvent être dépassées lorsque des aides mécaniques peuvent être mises en ‘uvre ; que la norme NF X35-109 recommande que le port de charges ne soit pas supérieur à 25 kg ; que telles sont les règles appliquées justement au sein de la société [8], et qui délimitent le risque encouru dont elle pouvait avoir conscience, risques d’ailleurs repris dans le document unique de la société ; que la conscience du risque, parce que ce risque a été étudié, porte donc sur les livraisons supérieures à 25 kg ; que toute les mesures prévues au document unique d’évaluation des risques professionnels ont été mises en oeuvre à l’exception du travail en binôme ; qu’il avait été relevé par l’association [9] venue auditer le travail des chauffeurs-livreurs, que ceux-ci supportaient un poids moyen de livraison par client de 26,77 kg, soit un poids bien inférieur à celui considéré par le code du travail, mais aussi un poids relativement proche de la norme NF qui s’établit à 25 kg ; que les pistes d’amélioration de la [9] en vue d’améliorer les conditions de sécurité et notamment «le risque de troubles musculosquelettiques » dont se prévaut M. [N] [I] sont sans aucun rapport avec les circonstances de son accident ; que du 22 novembre 2011 au 25 août 2014, date de son licenciement, la salarié n ‘a travaillé que 217 jours pour 1005 jours travaillés sur la période ; que compte tenu du très faible nombre de jours travaillés par celui-ci, il était alors difficile d’organiser une session de formation, puis de le contraindre à suivre ces formations ; qu’incidemment, il doit être relevé que les 24 novembre et 23 décembre 2011, soit au moment de son embauche, M. [N] [I] a reçu, avec ses documents contractuels, les consignes de sécurité livraison ; que le réfrigérateur livré pesait 22 kg ; que le réfrigérateur enlevé chez la cliente pesait 19 kg ; que, dans les deux cas, au moment de l’accident, il manipulait donc des éléments d’électroménager dont le poids était inférieur à la norme NF ; que le travail demandé était parfaitement compatible avec l’avis du médecin du travail ; que si l’on prend en compte le fait que l’accident serait survenu lors de la livraison au client [L] à 10 h 30, force est de constater que M. [N] [I] a tout de même opéré quatre autre livraisons par la suite ; que le diable mis à disposition est largement suffisant pour la plupart des livraisons, puisqu’il permet de réaliser des « tirer/pousser » ; qu’il n’existe, en tout état de cause, aucune solution alternative au diable ; qu’elle bien mis en ‘uvre toutes les mesures nécessaires pour que, dans le cadre de certaines livraisons, lesdites livraisons puissent s’effectuer en mono-équipage sans aucun risque pour la santé et la sécurité des salariés ; que le mono-équipage est validé par le médecin du travail lorsque le salarié, équipé d’un diable, n’a pas à porter l’élément livrable, mais seulement à le pousser/tirer, ce qui fut justement le cas de la livraison litigieuse effectuée par son salarié ; que le lieu de livraison comportait un ascenseur, seules 5 marches d’escalier relativement basses étaient présentes à l’entrée du bâtiment, ce qui permettait l’usage du diable ; que la mention, sur le bordereau de livraison « étage 3 ascenseur 0 » signifie que la mention « ascenseur » est cochée et donc qu’il y avait un ascenseur dans l’immeuble ; qu’il existe dans le logiciel que M. [N] [I] critique et qui est pourtant très efficace, un agrégat intitulé « retours liés au mono-équipage » et qui prévoit que le livreur est parfaitement en droit de revenir de sa tournée sans avoir livré ou enlevé certains appareils pour 3 motifs, lorsque le livreur ne peut livrer seul le produit, lorsque le livreur ne peut enlever seul un produit, lorsque le livreur ne mettre en service seul un produit ; que l’expertise médicale réalisée fait planer un doute plus que sérieux sur la réalité des douleurs dont se plaint M. [N] [I] et donc sur la réalité de cet accident du travail, et donc sur la faute inexcusable qui aurait été prétendument commise par la elle ; qu’elle n’achète pas la santé de ses salariés par des primes.
Par conclusions écrites visées et développées oralement à l’audience par son avocat, M. [N] [I] demande à la cour de :
– confirmer le jugement de première instance en ce qu’il a :
– constaté que l’accident du travail dont il a été victime le 18 juillet 2014 est dû à une faute inexcusable de la S.A.S. [8] et Fils ;
– alloué à M. [N] [I] la majoration de la rente qui lui est versée par la Caisse Primaire d’Assurance Maladie ;
– alloué à M. [N] [I] une première provision de 5 000 euros ;
l’infirmer pour le surplus et :
– allouer à M. [N] [I] une provision complémentaire de 10 000 euros, à valoir sur son préjudice ;
– dire que la CPAM fera l’avance de cette somme ;
– ordonner un complément d’expertise médicale, confié au Docteur [O], avec la mission d’expertise suivante :
– donner une appréciation sur le déficit fonctionnel permanent, à savoir les atteintes aux fonctions physiologiques de la victime, mais aussi la douleur permanente qu’elle ressent, la perte de la qualité de vie, la perte d’autonomie personnelle et les troubles dans les conditions d’existence qu’elle rencontre au quotidien après sa consolidation ;
– renvoyer ce dossier devant le Tribunal Judiciaire de Paris pour la liquidation du préjudice ;
– condamner la S.A.S. [8] à lui payer la somme de 3 000 euros, en application de l’article 700 du Code de Procédure Civile, et la condamner aux dépens d’exécution ;
– le renvoyer devant l’organisme compétent pour la liquidation de ses droits.
Il expose que la société ne pouvait ignorer qu’il avait été victime le 29 février 2012 d’un accident du travail dans des circonstances similaires ; qu’en juillet 2014, avant son accident, trois de ses collègues livreurs avaient été victimes d’accidents liés à des efforts de soulèvement ; qu’il effectuait une livraison en mono-équipage ; que la question de la formation des livreurs aux gestes et postures était l’objet de la réunion du CHSCT du 12 décembre 2012 ; que le document unique d’évaluation de risques mentionne la question des mauvaises postures ; qu’un audit a rappelé cette difficulté, mentionnant des poids moyens dans les livraisons supérieurs à 25 kilogrammes et auxquels doivent être appliqués des coefficients minorants ; que la société est malvenue d’essayer d’expliquer qu’elle a conscience d’un danger lié au port de charges, mais à condition que ces dernières soient supérieures à 25 kg, c’est-à-dire la recommandation de la norme AFNOR NF X35-109 ; que sa tournée de livraison impliquait qu’il livre seul plus de 300 kg de marchandises ; que, dans le cas de son accident, l’employeur savait donc que l’accès à l’appartement de la cliente était difficile, notamment en raison des 10 marches à gravir ; qu’il n’a pas reçu de formation appropriée ; que s’agissant d’une formation occupant une demi-journée, il apparaît que les 217 jours de présence dans l’entreprise, ses absences étant dues à un précédent accident du travail, étaient amplement suffisants, ce d’autant plus qu’il a reçu d’autres formations durant cette même période ; qu’il était indispensable de former en priorité aux gestes et postures un salarié déjà victime d’un accident du travail à l’occasion d’un effort de soulèvement ; qu’en violation de l’article R. 4121-2 du code du travail, la société n’a pas inscrit au DUER la modification des modalités de livraison, désormais en mono-équipage ; que les risques n’ont pas été évalués, si bien qu’aucune mesure de sécurité adaptée ne figure dans le DUER ; que ce document prévoit que le travail en binôme est l’une des mesures de sécurité pour protéger les livreurs des risques liés à la manutention manuelle ; qu’au regard de l’accessibilité du lieu de livraison, il ne pouvait effectuer la livraison seul ; que la société ne démontre pas qu’elle a mise en place la procédure de retour en mono-équipage ; que rien n’indique le type de matériel mis à disposition ; qu’il sollicite que la mission d’expertise soit complétée par l’évaluation de son déficit fonctionnel permanent et qu’au regard des premières conclusions de l’expert, une provision complémentaire lui soit accordée.
Par conclusions développées oralement à l’audience par son avocat, la Caisse Primaire d’Assurance Maladie de Seine-et-Marne s’en rapporte à droit quant à la faute inexcusable, demande que soit rappelée son action récursoire et sollicite que la provision soit réduite à de plus justes proportions.
SUR CE,
Sur la faute inexcusable
L’employeur est tenu envers son salarié d’une obligation légale de sécurité et de protection de la santé, notamment en cas d’accident du travail ou de maladie professionnelle. Il a, en particulier, l’obligation de veiller à l’adaptation des mesures de sécurité pour tenir compte des circonstances et tendre à l’amélioration des situations existantes. Il doit éviter les risques et évaluer ceux qui ne peuvent pas l’être, combattre les risques à la source, adapter le travail à l’homme, en particulier en ce qui concerne la conception des postes de travail ainsi que le choix des équipements de travail et des méthodes de travail, planifier la prévention en y intégrant, dans un ensemble cohérent, la technique, l’organisation du travail, les conditions du travail, les relations sociales et l’influence des facteurs ambiants. Les articles R.4121-1 et R.4121-2 du code du travail lui font obligation de transcrire et de mettre à jour au moins chaque année, dans un document unique les résultats de l’évaluation des risques pour la santé et la sécurité des travailleurs.
Le manquement à cette obligation de sécurité a le caractère d’une faute inexcusable, au sens de l’article L.452-1 du code de la sécurité sociale, lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié, et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver. Il est indifférent que la faute inexcusable commise par l’employeur ait été l’origine déterminante de l’accident du travail subi par le salarié, mais il suffit qu’elle en soit une cause nécessaire pour que la responsabilité de l’employeur soit engagée, alors même que d’autres fautes y compris la faute d’imprudence de la victime, auraient concouru au dommage.
Il incombe au salarié de prouver que son employeur, qui devait ou qui aurait dû avoir conscience du danger auquel il était exposé, n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver, étant rappelé que la simple exposition au risque ne suffit pas à caractériser la faute inexcusable de l’employeur ; aucune faute ne peut être établie lorsque l’employeur a pris toutes les mesures en son pouvoir pour éviter l’apparition de la lésion compte tenu de la conscience du danger qu’il pouvait avoir.
La conscience du danger, dont la preuve incombe à la victime, ne vise pas une connaissance effective du danger que devait en avoir son auteur. Elle s’apprécie in abstracto par rapport à ce que doit savoir, dans son secteur d’activité, un employeur conscient de ses devoirs et obligations.
En l’espèce, le salarié a été embauché par contrat à durée déterminée le 22 novembre 2011 en qualité de chauffeur-livreur débutant puis par contrat à durée indéterminée le 23 décembre 2011. Le 1er mars 2012, il déclare un premier accident du travail le 29 février : alors qu’il montait un lave linge au deuxième étage, il aurait ressenti une douleur au coude.
Le 22 juillet 2014, son employeur déclare un second accident du travail survenu le 18 juillet 2014 à 10 heures. L’assuré déclare avoir ressenti une douleur dans le coude droit en descendant un sèche linge. Cet accident a été pris en charge le 21 août 2014 par la Caisse.
Les visites médicales à la médecine du travail ont conclu à l’aptitude au travail.
L’article R. 4541-5 du code du travail dispose que :
« Lorsque la manutention manuelle ne peut pas être évitée, l’employeur : »
« 1° Evalue les risques que font encourir les opérations de manutention pour la santé et la sécurité des travailleurs ; »
« 2° Organise les postes de travail de façon à éviter ou à réduire les risques, notamment dorso-lombaires, en mettant en particulier à la disposition des travailleurs des aides mécaniques ou, à défaut de pouvoir les mettre en ‘uvre, les accessoires de préhension propres à rendre leur tâche plus sûre et moins pénible ».
L’article R. 4541-9 du même code énonce en outre que :
« Lorsque le recours à la manutention manuelle est inévitable et que les aides mécaniques prévues au 2° de l’article R. 4541-5 ne peuvent pas être mises en ‘uvre, un travailleur ne peut être admis à porter d’une façon habituelle des charges supérieures à 55 kilogrammes qu’à condition d’y avoir été reconnu apte par le médecin du travail, sans que ces charges puissent être supérieures à 105 kilogrammes. »
« Toutefois, les femmes ne sont pas autorisées à porter des charges supérieures à 25 kilogrammes ou à transporter des charges à l’aide d’une brouette supérieures à 40 kilogrammes, brouette comprise. »
Les procès-verbaux des CHSCT antérieurs à l’accident mettent en évidence des examens périodiques des accidents du travail et une consultation dès le 14 mars 2012 sur les modalités d’organisation des livraisons en mono-équipage. Il est prévu la mise à disposition de camions à hayon et de diables plus légers. La question des difficultés d’accès est abordée et il est rappelé par l’employeur que les livreurs doivent appeler les clients pour s’assurer de la possibilité d’assurer les livraisons par un agent seul. Le procès-verbal du 26 septembre 2012 porte en partie sur les livraisons en mono-équipage et rappelle le nombre d’accident, le fait qu’il intervienne lors de la reprise d’anciens appareils et la nécessité d’une formation aux gestes et postures. Le CHSCT du 12 décembre 2012, qui rappelle la nécessité de la formation, fait état d’une préconisation de la DRH logistique d’une formation sur l’utilisation de sangles pour porter les appareils, notamment dans les escaliers.
Dès lors, la société avait conscience du danger auquel elle exposait ses salariés du fait de la livraison par agent seul.
L’article R. 4541-7 du code du travail dispose que :
« L’employeur veille à ce que les travailleurs reçoivent des indications estimatives et, chaque fois que possible, des informations précises sur le poids de la charge et sur la position de son centre de gravité ou de son côté le plus lourd lorsque la charge est placée de façon excentrée dans un emballage ».
L’article R. 4541-8 ajoute que :
« L’employeur fait bénéficier les travailleurs dont l’activité comporte des manutentions manuelles : »
« 1° D’une information sur les risques qu’ils encourent lorsque les activités ne sont pas exécutées d’une manière techniquement correcte, en tenant compte des facteurs individuels de risque définis par l’arrêté prévu à l’article R. 4541-6 ; »
« 2° D’une formation adéquate à la sécurité relative à l’exécution de ces opérations. Au cours de cette formation, essentiellement à caractère pratique, les travailleurs sont informés sur les gestes et postures à adopter pour accomplir en sécurité les manutentions manuelles. ».
Relativement aux mesures prises, les procès-verbaux rappellent l’existence d’un processus de finalisation de la livraison par lequel le salarié doit s’assurer par téléphone de la possibilité d’accéder par agent seul au lieu de la prestation.
Le document unique d’évaluation de risques professionnels opposé par la société est postérieur à l’accident et ne saurait démontrer que le mesures préconisées à la date de l’accident étaient suffisantes.
S’agissant des mesures prises, la société dépose le projet qu’elle a produit au CHSCT du 27 janvier 2012 indiquant avoir mis en place un logiciel de gestion des tournées avec des mentions relatives à l’accessibilité des logements, le petit gabarit étant un produit dont le poids est inférieur ou égal à 30 kg et la taille maximale inférieure ou égale à 40 ». Le gabarit moyen est défini pour un produit pesant plus de 30 kg mais dont le poids est inférieur ou égal à 50 kg, dont la hauteur est inférieure ou égale à 160 cm et dont la taille est inférieure ou égale à 40 ». Trois causes de retour sont définies, lorsque l’accès est impossible, lorsque la reprise est impossible à un livreur du fait du gabarit ou lorsque la mise en service est impossible. Sur question d’un représentant du personnel, il a été précisé que la livraison en mono équipage concernait les livraison en rez-de-chaussée pouvant comporter jusqu’à trois marches pour des colis de gabarit petit ou moyen.
En l’espèce, la livraison durant laquelle l’assuré a été blessé se déroulait dans un logement pour lequel l’accessibilité en ascenseur est cochée par la mention d’un cercle signifiant oui, la lecture de l’ensemble de la fiche de tournée permettant de voir la mention n pour signifier non pour un logement non accessible par ascenseur.
Toutefois, la société ne démontre pas avoir satisfait aux obligations de formation édictées à l’article R. 4541-8 du code du travail, ou que son salarié s’y soit soustrait et a été sanctionné de ce fait, de telle sorte qu’elle ne prouve pas que les préconisations arrêtées dans le plan présenté au CHSCT ont été présentées aux salariés et qu’ils ont été formés aux livraisons en mono-équipage. Elle ne peut s’abriter derrière les absences de l’assuré dont il n’est pas contesté qu’il a été placé en arrêt de travail pour un précédent accident du travail lors d’une livraison. Il est ainsi intéressant de relever que le DUER établi postérieurement à l’accident du travail de l’assuré mentionne comme mesure de prévention des accident liés au chargement /déchargement des produits chez le client le travail en binôme.
Les photographies déposées par l’assuré démontrent en outre que l’accès au hall de l’immeuble nécessitait de monter plus de trois marches, de telle sorte que s’il avait été informé par sa formation du fait qu’au-delà de ce nombre de marches, il pouvait refuser la livraison en mono-équipage ou demander à être assisté d’un collègue, il n’aurait pas effectué la livraison seul. En conséquence, l’assuré démontre le lien de causalité entre la faute et le dommage.
Ces seuls moyens étant retenus, la société a donc commis une faute inexcusable à l’origine de l’accident du travail dont a été victime son salarié le 18 juillet 2014.
Les autres moyens seront écartés car inopérants.
Le jugement déféré sera donc confirmé sur ce point.
Sur les conséquences de la faute
La rente n’indemnisant pas le déficit fonctionnel permanent, ce poste de préjudice n’est pas indemnisé au titre du livre IV. Il et donc nécessaire de compléter la mission d’expertise sur ce point, l’assuré s’étant vu octroyer un taux d’incapacité permanente partielle de 20 % et ayant une limitation dans ses activités, ce qui laisse supposer l’existence d’un tel poste de préjudice caractérisé par des atteintes aux fonctions physiologiques de la victime, mais aussi la douleur permanente qu’elle ressent, la perte de la qualité de vie, la perte d’autonomie personnelle et les troubles dans les conditions d’existence qu’elle rencontre au quotidien après sa consolidation. Il conviendra de compléter la mesure d’expertise, ajoutant au jugement déféré.
L’expert judiciaire évalue un préjudice de la douleur à 1,5/7, le préjudice esthétique à 0,5/7, un léger préjudice sexuel du fait de la gêne dans certaines posture et une gêne temporaire partielle du 18 juillet 2014 au 2 février 2017 de classe II. Il retient en outre la nécessité d’une aide sur la durée du déficit fonctionnel temporaire pendant 5 heures par jour.
Il sera donc fait droit à la demande de provision complémentaire de 10 000 euros.
L’action récursoire de la caisse n’est pas contestée et le jugement sera complété en ce qu’il a omis de statuer sur la demande de condamnation de la société à son profit.
Les parties seront renvoyées devant le tribunal judiciaire pour la liquidation de leur préjudice.
La S.A.S. [8], qui succombe, sera condamnée aux dépens ainsi qu’au paiement au profit de M. [N] [I] de la somme de 2 500 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
LA COUR,
DÉCLARE recevable l’appel de la S.A.S. [8] ;
CONFIRME le jugement rendu le 10 décembre 2019 par le tribunal de grande instance de Paris ;
Y additant ;
ORDONNE un complément d’expertise ;
DÉSIGNE pour procéder à l’expertise judiciaire :
le Docteur [O],
demeurant [Adresse 4] ;
DONNE mission à l’expert :
– d’entendre tout sachant et, en tant que de besoin, les médecins ayant suivi la situation médicale de M. [N] [I] ;
– de convoquer les parties par lettre recommandée avec accusé de réception,
– d’examiner M. [N] [I] ,
– d’entendre les parties ;
DIT qu’il appartient à l’assuré de transmettre sans délai à l’expert ses coordonnées (téléphone, adresse de messagerie, adresse postale) et tous documents utiles à l’expertise, dont le rapport d’évaluation du taux d’IPP ;
DIT qu’il appartiendra au service médical de la Caisse Primaire d’Assurance Maladie de Seine-et-Marne de transmettre à l’expert sans délai tous les éléments médicaux ayant conduit à la prise en charge de l’accident, et notamment le rapport d’évaluation du taux d’IPP ;
DIT qu’il appartiendra au service administratif de la Caisse Primaire d’Assurance Maladie de Seine-et-Marne de transmettre à l’expert sans délai le dossier administratif et tous documents utiles à son expertise ;
RAPPELLE que M. [N] [I] devra répondre aux convocations de l’expert et qu’à défaut de se présenter sans motif légitime et sans en avoir informé l’expert, l’expert est autorisé à dresser un procès-verbal de carence et à déposer son rapport après deux convocations restées infructueuses;
DIT que l’expert devra :
– indiquer si, après la consolidation, la victime subit un déficit fonctionnel permanent défini comme une altération permanente d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles ou mentales, ainsi que des douleurs permanentes ou tout autre trouble de santé, entraînant une limitation d’activité ou une restriction de participation à la vie en société subie au quotidien par la victime dans son environnement ; en évaluer l’importance et en chiffrer le taux ; dans l’hypothèse d’un état antérieur préciser en quoi l’accident a eu une incidence sur cet état antérieur et décrire les conséquences ;
– fournir tous éléments utiles de nature médicale à la solution du litige.
DIT que l’expert constatera le cas échéant que sa mission est devenue sans objet en raison de la conciliation des parties et, en ce cas, en fera part au magistrat chargé du contrôle de l’expertise;
DIT que la Caisse Primaire d’Assurance Maladie de Seine-et-Marne devra consigner à la régie de la Cour avant le 2 juillet 2023 une provision de 900 euros à valoir sur la rémunération de l’expert, et qu’à défaut la désignation de l’expert sera caduque ;
DIT que l’expert devra communiquer ses conclusions aux parties dans un pré-rapport, leur impartir un délai pour présenter leurs observations, y répondre point par point dans un rapport définitif, et remettre son rapport au greffe et aux parties dans les quatre mois de sa saisine ;
RAPPELLE que si l’expert ne dépose pas son rapport dans le délai prévu au premier alinéa du présent article, il peut être dessaisi de sa mission par le président de la Chambre sociale à moins qu’en raison de difficultés particulières, il n’ait obtenu de prolongation de ce délai.
FIXE la provision complémentaire à valoir sur l’indemnisation du préjudice de M. [N] [I] à la somme de 10 000 euros ;
DIT que la Caisse Primaire d’Assurance Maladie de Seine-et-Marne fera l’avance des sommes dues à M. [N] [I] ;
CONDAMNE la S.A.S. [8] à rembourser à la Caisse Primaire d’Assurance Maladie de Seine-et-Marne toutes les sommes dont cette dernière sera tenu de faire l’avance à M. [N] [I] en application des articles L.452-2 et L.452-3 du code de la sécurité sociale, ainsi que le coût de l’expertise ;
CONDAMNE la S.A.S. [8] à payer à M. [N] [I] la somme de 2 500 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile ;
ORDONNE le renvoi de l’affaire au tribunal judiciaire de Paris pour statuer sur la liquidation des préjudices;
CONDAMNE la S.A.S. [8] aux dépens.
La greffière Le président
Laisser un commentaire