Cour de cassation, 8 janvier 2025, Pourvoi n° 23-80.226
Cour de cassation, 8 janvier 2025, Pourvoi n° 23-80.226

Type de juridiction : Cour de cassation

Juridiction : Cour de cassation

Thématique : Liberté d’expression et limites des actions militantes dans les transports publics

Résumé

Contexte de la manifestation

Le 24 octobre 2018, une vingtaine de personnes, dont cinq en fauteuil roulant, ont bloqué une voie de chemin de fer à la gare de [Localité 4] pour revendiquer le respect des droits des personnes handicapées dans les transports ferroviaires. Cette action a entraîné un retard de près de deux heures pour un train, affectant environ cinq cents passagers.

Interruption de la circulation aérienne

Le 14 décembre 2018, à l’aéroport de [6], des membres d’une association, dont certains en fauteuil roulant, ont interrompu la circulation aérienne en occupant des pistes dans une zone restreinte. Après vérification de leur identité, le trafic aérien a été rétabli après une heure, mais cela a causé des retards et des annulations pour 1 857 passagers.

Poursuites judiciaires

Mme [I] et M. [A] ont été poursuivis pour entrave à la mise en marche d’un train, tandis que Mme [G] a été poursuivie uniquement pour ce chef d’accusation. Treize autres personnes ont été poursuivies pour entrave à la circulation aérienne. Les juges du premier degré ont déclaré les prévenus coupables et ont prononcé des peines d’emprisonnement avec sursis et des amendes.

Appel des décisions

Les prévenus ainsi que le ministère public ont interjeté appel de la décision. Les moyens soulevés critiquent la déclaration de culpabilité, arguant que leur comportement s’inscrivait dans une démarche de protestation politique, ce qui constituerait une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression.

Arguments des prévenus

Les prévenus soutiennent que leur action militante visait à dénoncer le non-respect des droits des personnes handicapées et que les retards causés étaient minimes par rapport à l’importance de leur message. Ils affirment que les peines infligées sont disproportionnées par rapport à la gravité des faits.

Réponse de la Cour

La Cour a examiné les moyens soulevés et a rappelé que l’exercice de la liberté d’expression peut être soumis à des restrictions. Elle a souligné que les actions des prévenus, bien que pacifiques, ont causé des perturbations significatives dans les transports, justifiant ainsi les sanctions.

Proportionnalité des sanctions

La Cour a conclu que les peines prononcées n’étaient pas disproportionnées, tenant compte du contexte des manifestations et des préjudices causés aux usagers et aux entreprises de transport. Les juges ont noté que les actions des prévenus, bien qu’inscrites dans un cadre de protestation, ont eu des conséquences notables sur la circulation ferroviaire et aérienne.

Conclusion de la Cour

La Cour a écarté les moyens des prévenus, considérant que les décisions de la cour d’appel étaient justifiées et que les peines prononcées étaient appropriées au regard des circonstances des faits. L’arrêt a été jugé régulier en la forme.

N° C 23-80.226 FS-B+R

N° 00002

GM
8 JANVIER 2025

REJET

M. BONNAL président,

R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
________________________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________

ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 8 JANVIER 2025

Mmes [PP] [G], [OK] [I], M. [T] [A], Mmes [U] [V], [O] [E], épouse [H], [P] [L], [B] [RB], épouse [D], [R] [GR] et [K] [BR], épouse [J], MM. [S] [Y], [M] [F], [Z] [W], [YV] [N], [C] [CU] et [X] [FA] ont formé des pourvois contre l’arrêt de la cour d’appel de Toulouse, chambre correctionnelle, en date du 27 octobre 2022, qui, pour entrave à la mise en marche ou à la circulation d’un train, a condamné la première à 750 euros d’amende avec sursis, pour entrave à la mise en marche ou à la circulation d’un train et entrave à la navigation ou à la circulation d’un aéronef, a condamné la deuxième à 2 000 euros d’amende dont 1 400 euros avec sursis et le troisième à 1 200 euros d’amende avec sursis et, pour entrave à la navigation ou à la circulation d’un aéronef, a condamné les autres prévenus à 1 200 euros d’amende avec sursis et a prononcé sur les intérêts civils.

Les pourvois sont joints en raison de la connexité.

Des mémoires ont été produits, en demande et en défense.

Sur le rapport de Mme Leprieur, conseiller, les observations de la SCP Ricard, Bendel-Vasseur, Ghnassia, avocat des demandeurs, les observations de la société Matuchansky, Poupot, Valdelièvre, Rameix, avocat de la société [3], et les conclusions de Mme Chauvelot, avocat général référendaire, les avocats ayant eu la parole en dernier, après débats en l’audience publique du 23 octobre 2024 où étaient présents M. Bonnal, président, Mme Leprieur, conseiller rapporteur, M. de Larosière de Champfeu, Mme Labrousse, MM. Cavalerie, Maziau, Turbeaux, Seys, Dary, Mme Thomas, MM. Laurent, Gouton, Brugère, Mme Chaline-Bellamy, MM. Hill, Tessereau, conseillers de la chambre, MM. Violeau, Mallard, Mmes Merloz, Guerrini, M. Pradel, Mme Diop-Simon, conseillers référendaires, Mme Chauvelot, avocat général référendaire, et M. Maréville, greffier de chambre,

la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Il résulte de l’arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.

2. Le 24 octobre 2018, à la gare de [Localité 4], une vingtaine de personnes, dont cinq en fauteuil roulant, ont pris position sur une voie de chemin de fer et ont bloqué un train, afin de manifester pour le respect des droits des personnes handicapées dans les transports ferroviaires. Des policiers ont contrôlé sur place Mmes [OK] [I] et [PP] [G] ainsi que M. [T] [A]. Le départ du train, prévu à 11 heures 48, a été retardé à 13 heures, ce qui a affecté environ cinq cents passagers.

3. Le 14 décembre 2018, à 16 heures 12, la circulation aérienne a été interrompue à l’aéroport de [6] par suite de l’action de membres ou de sympathisants d’une association dénommée « [2] », dont certains en fauteuil roulant, qui se trouvaient en bordure de pistes, dans une zone à accès restreint. Après discussion, les personnes occupant les pistes ont été conduites, avec leur accord, dans les locaux de gendarmerie aux fins de vérification de leur identité, sans mesure de placement en garde à vue. Le trafic aérien a été rétabli à 17 heures 15. Mille huit cent cinquante-sept passagers ont subi des annulations, déroutements ou retards de vols.

4. Mme [I] et M. [A] ont été cités des chefs d’entrave à la mise en marche ou à la circulation d’un train et d’entrave à la navigation ou à la circulation d’un aéronef. Mme [G] a été poursuivie seulement pour le premier de ces chefs, tandis que treize autres personnes l’ont été seulement pour le second.

5. Les juges du premier degré ont déclaré les prévenus coupables, condamné Mme [I] à six mois d’emprisonnement avec sursis, Mme [G] à une amende de 750 euros avec sursis, M. [A] à quatre mois d’emprisonnement avec sursis et les autres prévenus à deux mois d’emprisonnement avec sursis. Ils ont également prononcé sur les intérêts civils.

6. Les prévenus et le ministère public ont relevé appel de cette décision.

Réponse de la Cour

9. Les moyens sont réunis.

10. Selon l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, toute personne a droit à la liberté d’expression, et l’exercice de cette liberté peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, notamment à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui.

11. Ainsi que le juge la Cour de cassation, l’incrimination d’un comportement constitutif d’une infraction pénale peut, dans certaines circonstances, constituer une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression, compte tenu de la nature et du contexte de l’agissement en cause (Crim., 26 octobre 2016, pourvoi n° 15-83.774, Bull. crim. 2016, n° 278 ; Crim., 26 février 2020, pourvoi n° 19-81.827, publié au Bulletin ;
Crim., 22 septembre 2021, pourvoi n° 20-85.434, publié au Bulletin ;
Crim., 18 mai 2022, pourvoi n° 21-86.685, publié au Bulletin).

12. Lorsque le prévenu invoque une atteinte disproportionnée à sa liberté d’expression, il appartient au juge, après s’être assuré, dans l’affaire qui lui est soumise, du lien direct entre le comportement incriminé et la liberté d’expression sur un sujet d’intérêt général, de vérifier le caractère proportionné de la déclaration de culpabilité, puis de la peine. Ce contrôle de proportionnalité nécessite un examen d’ensemble, qui doit prendre en compte, concrètement, entre autres éléments, les circonstances des faits, la gravité du dommage ou du trouble éventuellement causé.

13. La Cour européenne des droits de l’homme, s’agissant des manifestations pacifiques, considère que la question de la liberté d’expression est difficilement séparable de celle de la liberté de réunion (CEDH, arrêt du 3 février 2009, Women on waves et autres c. Portugal, n° 31276/05, § 28).

14. Dans son arrêt du 15 octobre 2015, ladite Cour a rappelé qu’une situation illégale, telle que l’organisation d’une manifestation sans autorisation préalable, ne justifie pas nécessairement une ingérence dans l’exercice par une personne de son droit à la liberté d’expression. En l’absence d’actes de violence de la part des manifestants, il est important que les pouvoirs publics fassent preuve d’une certaine tolérance pour les rassemblements pacifiques, afin que la liberté de réunion garantie par l’article 11 de la Convention ne soit pas vidée de sa substance (CEDH, arrêt du 15 octobre 2015, Kudrevicius et autres c. Lituanie, n° 37553/05, § 150).

15. En revanche, lorsque des manifestants perturbent intentionnellement la vie quotidienne et les activités licites d’autrui, ces perturbations, lorsque leur ampleur dépasse celles qu’implique l’exercice normal de la liberté de réunion pacifique, peuvent être considérées comme des « actes répréhensibles » au sens de la jurisprudence de la Cour et pareil comportement peut donc justifier l’imposition de sanctions, y compris de nature pénale (arrêt Kudrevicius et autres c. Lituanie, précité, § 173).

16. Il s’en déduit que, dans le cas particulier d’une poursuite pour entrave à la circulation dans le cadre d’une manifestation pacifique, la proportionnalité de l’ingérence dans la liberté d’expression, interprétée à la lumière de la liberté de réunion, doit être appréciée en prenant en compte divers éléments, tels, notamment, le contexte de la manifestation, le lien direct entre les modalités d’action et l’objet de la contestation, la gravité des faits poursuivis, le comportement des manifestants, l’ampleur des perturbations, les risques et le préjudice causés, le comportement des autorités avant, pendant et après la manifestation, dont les conditions d’une éventuelle interpellation ainsi que les modalités des poursuites.

17. En l’espèce, pour déclarer les prévenus coupables et les condamner aux peines d’amende précitées, partiellement ou en totalité assorties du sursis, l’arrêt énonce notamment que l’incrimination d’un comportement constitutif d’une infraction pénale peut, dans certaines circonstances, constituer une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression compte tenu de la nature et du contexte de l’agissement en cause.

18. Les juges relèvent que la situation et le respect des droits des personnes en situation de handicap est un sujet d’intérêt général, tant en ce qui concerne les principes de respect de droits essentiels qu’en termes de solidarité nationale. Ainsi, ils retiennent qu’une personne dépendante de son fauteuil roulant ne dispose pas des libertés de déplacement et de circulation de chacun dans un aéronef ou dans un train. Dès lors, selon la cour d’appel, des actions visant les aéroports et les gares, qui ont notamment pour but d’alerter sur l’absence d’équipements adaptés en ces lieux et dans ces moyens de transports, parce qu’elles sont en lien avec la défense de la liberté d’aller et venir des personnes en situation de handicap, s’inscrivent dans la démarche militante que les prévenus revendiquent.

19. Les juges constatent toutefois que les incriminations contestées ont pour finalité de réprimer des comportements qui portent notamment atteinte à la liberté de circulation, de nombreuses personnes étant affectées avec pour conséquence la désorganisation de tout un ensemble de moyens de transport. En outre, selon la cour d’appel, les agissements des prévenus ont causé des retards et des annulations qui représentent un coût très important pour les centaines de voyageurs et les entreprises de transport concernés et occasionnent des préjudices nombreux.

20. Les juges ajoutent que l’acte qui consiste à bloquer une voie de chemin de fer et des pistes d’aéroport renvoie à une symbolique de la sécurité des moyens de transport dont la portée, en termes de protection publique, est essentielle.

21. Ils concluent que les délits, en raison du contexte dans lequel ils ont été commis, présentent un degré de gravité modéré mais ne doivent toutefois pas être banalisés car ils sont susceptibles de donner l’idée à d’autres de procéder de même, et de rendre les circulations ferroviaire et aérienne complexes et risquées, voire dangereuses.

22. En se déterminant ainsi, la cour d’appel a fait l’exacte application des textes visés au moyen pour les motifs qui suivent.

23. En premier lieu, la Cour de cassation est en mesure de s’assurer que les actions menées par les prévenus se sont inscrites dans le cadre de manifestations pacifiques portant sur un sujet d’intérêt général, qui peuvent être considérées comme une expression au sens de l’article 10 précité.

24. En second lieu, les déclarations de culpabilité et les peines prononcées ne sont pas disproportionnées.

25. En effet, la cour d’appel a constaté que, si les manifestations se sont déroulées sans actes de violence ou dégradations, dans des lieux en lien direct avec l’objet de la contestation, la présence de manifestants sur une voie de chemin de fer et en bordure de pistes de l’aéroport, dans une zone à accès restreint, a entraîné le blocage d’un train ainsi que de la circulation aérienne et engendré des préjudices certains pour les usagers et compagnies de transport. Elle a, en outre, fait ressortir que le comportement des autorités, pendant et après les manifestations, caractérisé notamment par l’absence de mesure de coercition, avait été adapté. Elle a enfin prononcé des peines d’amende en totalité ou en partie assorties du sursis.

26. Dès lors, les moyens doivent être écartés.

27. Par ailleurs, l’arrêt est régulier en la forme.

 


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