Cour d’appel de Toulouse, 25 octobre 2024, n° RG 22/02401
Cour d’appel de Toulouse, 25 octobre 2024, n° RG 22/02401

Type de juridiction : Cour d’appel

Juridiction : Cour d’appel de Toulouse

Thématique : Licenciement économique et respect des critères d’ordre : une évaluation des motifs et des conséquences dans le cadre d’une réorganisation d’entreprise.

 

Résumé

Dans le cadre d’une réorganisation de la SA Espes, M. [T] [F] a été licencié pour motif économique, une décision contestée par le salarié. La cour d’appel a confirmé la réalité des difficultés économiques de l’entreprise, justifiant la suppression de son poste. Cependant, elle a relevé que les critères d’ordre des licenciements n’avaient pas été respectés, notamment en ce qui concerne l’évaluation des qualités professionnelles. En conséquence, la société a été condamnée à verser 35 000 euros à M. [F] pour cette violation, tout en maintenant la validité du licenciement sur d’autres aspects.

REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

25 octobre 2024
Cour d’appel de Toulouse
RG n°
22/02401

25/10/2024

ARRÊT N°2024/251

N° RG 22/02401 – N° Portalis DBVI-V-B7G-O3NG

NB/CD

Décision déférée du 12 Mai 2022 – Conseil de Prud’hommes – Formation paritaire de TOULOUSE ( 21/01402)

J.RASSAT,

Section Industrie

ARRET :

– CONTRADICTOIRE

– prononcé publiquement par mise à disposition au greffe après avis aux parties

– signé par M. DARIES, conseillère faisant fonction de présidente, et par C. DELVER, greffière de chambre

***

MOTIFS DE LA DECISION :

– Sur la nullité du licenciement :

Selon l’article L. 1132-1 du code du travail, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte (…)en raison de son origine, de son âge, de son état de santé, de sa perte d’autonomie ou de son handicap.

M. [F], qui conteste par ailleurs que son poste ait été supprimé, soutient qu’il a été licencié en raison de son état de santé, ayant été reconnu travailleur handicapé par une décision de la MDPH du 23 mai 2019 dont l’employeur avait connaissance.

La Sas Districlos, qui affirme n’avoir eu connaissance de la qualité de travailleur handicapé de M. [F] que le jour de l’entretien préalable, soutient en réponse que le licenciement de ce dernier n’a pas de caractère discriminatoire, la suppression de deux postes de caristes sur les trois qui existaient dans l’entreprise ayant reçu l’approbation des représentants du personnel lors d’une réunion extraordinaire du comité social et économique du 25 mai 2020.

Il résulte des pièces versées aux débats qu’une première réorganisation de l’activité de la société Espes est intervenue au mois de juin 2020 impliquant le transfert de l’activité serrurerie de [Localité 6] à [Localité 7] et le transfert de la totalité de l’activité de pose au sein de la société [Adresse 4] à [Localité 5].

Dans ce cadre, il a été envisagé la suppression de deux postes de chauffeurs/caristes dans l’unité de fabrication qui en comptait trois, occupés par [T] [F], [S] [N] et [E] [R].

M. [F] soutient qu’il a été remplacé dans son poste par M. [B] [U], peintre, qui travaillait auparavant dans le service de plastification. Il résulte cependant de l’attestation de M. [U] versée aux débats par l’appelant que si M. [U] a effectué certaines tâches dévolues à M. [F] pendant l’absence maladie de ce dernier, du 19 mars au 18 mai 2020, qui correspondait à la période de confinement liée au COVID, M. [F] a repris les tâches qui lui étaient dévolues lors de son retour, pendant l’exécution de son préavis (pièce n° 27 de l’appelant), avant la suppression effective du service de plastification.

Le licenciement de M. [F] a été envisagé par la direction de la société Espes alors qu’elle ignorait sa qualité de travailleur handicapé, le salarié n’établissant pas, par la production de l’attestation de Mme [J] (pièce n° 29) que la société employeur en avait eu connaissance auparavant. Mme [J], assistante de gestion, indique en effet que M. [F] lui avait demandé de donner des papiers en même temps que ses heures supplémentaires dans une enveloppe, sans préciser la date de cette remise, et quel était le contenu de l’enveloppe.

Il résulte des observations qui précèdent que M. [F] n’établit pas que son licenciement ait un caractère discriminatoire et doit dès lors être débouté de sa demande de nullité du licenciement.

– Sur le caractère économique du licenciement :

M. [F] conteste la réalité des difficultés économiques de la société Espes, laquelle appartient à un groupe, et l’absence de recherche loyale de reclassement au sein de ce dernier.

La société Districlos soutient en réponse que les difficultés économiques rencontrées par la société Espes sont avérées, et justifient la réorganisation de l’entreprise ; qu’elle a respecté son obligation de reclassement, ayant proposé à M. [F] trois postes, dont un dans la région sud ouest, à [Localité 5].

M. [F] a été licencié en raison de la suppression de son poste de cariste dans le cadre de la réorganisation de la société entraînant la cessation de l’activité de fabrication de panneaux et de grillages à la fin juin 2020, le regroupement de l’activité de serrurerie à [Localité 7] et le transfert de l’activité de pose dans une autre filiale du groupe [G], rendue nécessaire par la sauvegarde de la compétitivité de la société Espes.

Selon l’article L. 1233-3 du code du travail, dans sa rédaction alors applicable,

‘ Constitue un licenciement pour motif économique le licenciement effectué par un employeur pour un ou plusieurs motifs non inhérents à la personne du salarié résultant d’une suppression ou transformation d’emploi ou d’une modification, refusée par le salarié, d’un élément essentiel du contrat de travail, consécutives notamment :

3° A une réorganisation de l’entreprise nécessaire à la sauvegarde de sa compétitivité ;

La nécessité de sauvegarder la compétitivité de l’entreprise s’apprécie au niveau de cette entreprise si elle n’appartient pas à un groupe et dans le cas contraire, au niveau du secteur d’activité commun au sien et à celui des entreprises du groupe auquel elle appartient, établies sur le territoire national.

Pour l’application du présent article, le groupe est défini, lorsque le siège de l’entreprise dominante est situé sur le territoire français, comme l’ensemble des entreprises implantées sur le territoire français.

Le secteur d’activité permettant d’apprécier la cause économique du licenciement est caractérisé, notamment, par la nature des produits bien sou services délivrés, la clientèle ciblée, les réseaux et modes de distribution se rapportant à un même marché.’

La société Espes appartient à un groupe ([G]) qui comprend plusieurs autres sociétés implantées sur le territoire français, et notamment les sociétés [Adresse 4] et la société Places Clôtures implantée dans le nord de la France, lesquelles exercent une activité similaire.

Elle verse aux débats le compte de résultat de la Sas Espes pour l’exercice 2020 (pièce n° 32), qui fait mention d’un résultat d’exploitation déficitaire (- 1 328 189), en nette diminution par rapport à celui de l’année 2019 qui était déjà déficitaire (- 552 546), soit une diminution de 21% par rapport à l’exercice précédent, ainsi que celui de la société Les Compagnons du Portail (pièce n° 33), également fortement déficitaire (- 376 585), soit une diminution de 71% par rapport à l’exercice précédent, et de la société Places Clôtures(pièce n° 34), également en diminution par rapport à l’exercice précédent. Seules les sociétés [W] et [G] (société holding) connaissent une progression de leurs résultats (pièces n° 36, 37 et 38).

Les difficultés économiques qui affectent depuis l’année 2015 l’activité de la société Etablissements Espes, lesquelles ont justifié, à la fin de l’année 2018, sa reprise par le groupe [G], et qui ont persisté au cours du second semestre de l’année 2020, à l’origine de la suppression de six nouveaux postes (pièce n°11 de l’intimée), impliquent l’existence d’une menace sur la compétitivité de l’entreprise ou le secteur d’activité du groupe nécessitant une anticipation des risques et le cas échéant, des difficultés à venir. Ce faisant, le projet de restructuration envisagé (suppression de 6 postes, dont 2 postes de caristes au sein de la société Etablissements Espes) apparaît nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité de l’entreprise.

Le jugement déféré doit dès lors être confirmé en ce qu’il a jugé que le licenciement de M. [F] reposait sur un motif économique.

– Sur la recherche de reclassement :

Selon l’article L. 1233-4 du code du travail, dans sa rédaction alors applicable, ‘le licenciement pour motif économique d’un salarié ne peut intervenir que lorsque tous les efforts de formation et d’adaptation ont été réalisés et que le reclassement de l’intéressé ne peut être opéré sur les emplois disponibles, situés sur le territoire national dans l’entreprise ou les autres entreprises du groupe dont l’entreprise fait partie et dont l’organisation, les activités ou le lieu d’exploitation assurent la permutation de tout ou partie du personnel.

Pour l’application du présent article, la notion de groupe désigne le groupe forme par une entreprise appelée entreprise dominante et les entreprises qu’elle contrôle dans les conditions définies a l’article L. 233-1, aux I et II de l’article L. 233-3 et à l’article L. 233-16 du code de commerce.

Le reclassement du salarié s’effectue sur un emploi relevant de la même catégorie que celui qu’il occupe ou sur un emploi équivalent assorti d’une rémunération équivalente. A défaut, et sous réserve de l’accord express du salarie, le reclassement s’effectue sur un emploi d’une catégorie inférieure.

L’employeur adresse de manière personnalisée les offres de reclassement à chaque salarié ou diffuse par tout moyen une liste des postes disponibles à l’ensemble des salariés, dans des conditions précisées par décret.

Les offres de reclassement proposées au salarié sont écrites et précises.’

L’employeur doit proposer au salarié des postes de même niveau et de niveau moindre, même si celui-ci peut les refuser.

En l’espèce, la société Espes a proposé à M. [F], par courrier du 17 juin 2020, trois postes de reclassement impliquant une diminution conséquente de sa rémunération, dont l’un au sein de la société [W] située à [Localité 5]. Elle lui a également communiqué une liste exhaustive des postes disponibles au sein du groupe (pièce n°22).

Ni la société Espes ni la société [W] n’ont procédé, concomitamment au licenciement de M. [F], à l’embauche de caristes (pièces n° 40 et 41).

Il résulte de l’ensemble des observations qui précèdent que la société Etablissements Espes a satisfait à son obligation de recherche de reclassement.

Le licenciement de M. [F] doit dès lors être confirmé sur ce point.

– Sur l’application des critères d’ordre :

Selon l’article L. 1233-5 du code du travail, lorsque l’employeur procède à un licenciement collectif pour motif économique et en l’absence de convention ou accord collectif applicable il définit les critères retenus pour fixer l’ordre des licenciements, après consultation du comité social et économique :

Ces critères prennent notamment en compte :

1° les charges de famille, en particulier celles des parents isolés ;

2° l’ancienneté de service dans l’établissement ou l’entreprise ;

3° la situation des salariés qui présentent des caractéristiques sociales rendant leur réinsertion professionnelle particulièrement difficile, notamment celle des personnes handicapées et des salariés âgés ;

4° les qualités professionnelles appréciées par catégorie.

L’employeur peut privilégier un de ces critères, à condition de tenir compte de l’ensemble des autres critères prévus au présent article.

M. [F] soutient que les critères d’ordre du licenciement n’ont pas été respectés, et que le critère d’évaluation des qualités professionnelles, qui a été survalorisé par l’entreprise, n’est pas objectif, le salarié ayant obtenu qu’un point là où ses deux collègues ont respectivement obtenu 24 points (M. [R]) et 16 points (M. [N]), alors même qu’aucun compte rendu d’entretien professionnel ou d’évaluation n’est produit et que la directrice générale atteste de son professionnalisme.

La société Districlos soutient en réponse que l’ordre des licenciements a été respecté, et que dans l’appréciation des qualités professionnelles, il a été légitimement tenu compte des compétences des salariés en matière d’informatique et de leur capacité à travailler sur les différentes lignes de production et de serrurerie.

Elle produit aux débats un tableau intitulé ‘étude des critères’ après l’entretien préalable du 10/06/2020 (pièce n° 25) qui détaille la note attribuée à chacun des trois caristes :

– M. [E] [R], 45 ans, célibataire sans enfant, dont le poste a été maintenu, obtient une note de 47 se décomposant comme suit :

* charges de famille : 1

* ancienneté : 16

* difficultés de réinsertion professionnelle : 6 (salarié de plus de 45 ans sans handicap)

* qualités professionnelles : 24, dont 12 pour la maîtrise des logiciels, et 12 pour ses compétences au poste et polyvalence.

– M. [S] [N], 58 ans, en couple sans enfant à charge, dont le poste a été supprimé, obtient une note de 37 se décomposant comme suit :

* charges de famille : 2

* ancienneté : 16

* difficultés de réinsertion professionnelle : 6 (salarié de plus de 45 ans sans handicap)

* qualités professionnelles : 13, dont 1 pour la maîtrise des logiciels, et 12 pour ses compétences au poste et polyvalence.

M. [T] [F], 50 ans, seul avec des personnes à charge, dont le poste a été supprimé, obtient une note de 46 se décomposant comme suit :

* charges de famille : 12

* ancienneté : 16

* difficultés de réinsertion professionnelle : 16 (salarié de plus de 45 ans reconnu handicapé par la CDAPH)

* qualités professionnelles : 2, dont 1 pour la maîtrise des logiciels, et 1 pour ses compétences au poste et polyvalence.

Lors de son licenciement, M. [F] avait 24 ans d’ancienneté au sein de la société Espes. Il verse aux débats de très nombreuses attestations de collègues de travail, qui louent unanimement sa disponibilité, sa polyvalence et ses compétences.

Mme [A] [I], secrétaire, indique que ‘cette personne est polyvalente, serviable et connaît bien son travail ; Il s’occupe de la préparation des commandes, du chargement et déchargement des marchandises, réception et expédition des marchandises (pièce n° 13);

Mme [X] [H], directrice financière, partie en retraite en juin 2018, atteste que ‘M. [F] a toujours été à la hauteur du service logistique, dévoué pour le bien de l’entreprise, respectueux envers ses collègues, serviable, volontaire, disponible.’ Elle précise toutefois qu’il n’a jamais été formé au logiciel informatique (pièce n° 30) ;

Mme [V] [O], directrice générale de la société Espes, a remis le 10 juillet 2020 à M. [F], une lettre de recommandation dans laquelle elle insiste sur ses facultés d’adaptation, son implication, sa responsabilité et son professionnalisme (pièce n° 38) ;

Pour justifier sa préférence donnée à M. [R], la société employeur produit une seule attestation de M. [L] [D], responsable des systèmes d’information et acheteur pour Espes, qui loue les compétences de M. [R] et sa maîtrise du logiciel de gestion (depuis quelques mois). Il indique n’avoir jamais observé les compétences transversales (surtout concernant l’utilisation de l’outil informatique) de M. [F] (pièce n°30).

Cette unique attestation ne permet pas d’expliquer la différence de points attribués au titre des qualités professionnelles entre M. [R] (24 points) et M. [F] (2 points).

Il est ainsi manifeste que si la société Espes a formé M. [R] (et non les deux autres caristes) sur le logiciel informatique de gestion quelques mois avant la première vague de licenciement pour motif économique, c’est en raison de sa volonté de ne garder dans ses effectifs que M. [R], sans prise en compte de l’ensemble des critères d’ordre.

La note de 1 attribuée à M.[F] au titre de sa polyvalence apparaît en contradiction avec l’ensemble de son parcours professionnel, et a été volontairement minorée pour privilégier M. [R].

La société Espes ne fournit dès lors pas de données précises, objectives et vérifiables quant à l’appréciation des qualités professionnelles de M. [F]. Il y a lieu en conséquence de juger que les critères d’ordre des licenciements n’ont pas été respectés.

La violation des critères d’ordre n’a pas pour effet de priver le licenciement de M. [F] de cause réelle et sérieuse. Ce dernier peut toutefois prétendre à des dommages et intérêts qu’au regard de son âge et de son ancienneté, il y a lieu de fixer à la somme de 35 000 euros.

– Sur les autres demandes :

M. [F] ne justifie pas que les conséquences de son licenciement, qui n’est pas dépourvu de cause réelle et sérieuse, revêtent un caractère vexatoire et sera dès lors débouté de sa demande formée à ce titre.

Le jugement déféré sera infirmé en ce qu’il a condamné M. [F] aux entiers dépens.

La société Districlos, venant aux droits de la société Espes, qui succombe pour une part de ses prétentions, sera condamnée aux dépens de première instance et d’appel.

Il serait en outre inéquitable de laisser à la charge de M. [T] [F] les frais exposés non compris dans les dépens ; il y a lieu de faire droit, en cause d’appel, à sa demande formée au titre de l’article 700 du code de procédure civile à hauteur d’une somme de 4 000 euros.

PAR CES MOTIFS :

La cour, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort,

Infirme le jugement rendu par le conseil de prud’hommes de Toulouse le 12 mai 2022 en ce qu’il a jugé que les critères d’ordre des licenciements avaient été respectés, a débouté M. [T] [F] de ses demandes formées à ce titre et l’a condamné aux entiers dépens.

Et, statuant de nouveau sur les points infirmés et y ajoutant :

Dit que la société Etablissements Espes n’a pas respecté l’application des critères d’ordre.

Condamne la société Districlos, venant aux droits de la société Etablissements Espes, à payer à M. [T] [F] la somme de 35 000 euros à titre de dommages et intérêts.

Confirme le jugement déféré dans ses autres dispositions non contraires.

Condamne la société Districlos, venant aux droits de la société Etablissements Espes, aux entiers dépens de première instance et d’appel.

Condamne la société Districlos, venant aux droits de la société Etablissements Espes, à payer à M. [T] [F] une somme de 4 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

La déboute de sa demande formée à ce même titre.

Le présent arrêt a été signé par M. DARIES, présidente, et par C. DELVER, greffière.


 


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