Type de juridiction : Cour d’appel
Juridiction : Cour d’appel de Rouen
→ RésuméM. [A] [J], propriétaire d’un élevage de canards depuis 1994, a été assigné en justice par ses voisins, M. [C] [F] et Mme [L] [N], pour nuisances sonores et olfactives. Le tribunal d’Evreux a condamné M. [J] à verser 1 500 euros pour préjudice moral, mais a rejeté d’autres demandes. En appel, la cour a partiellement infirmé cette décision, le condamnant à 3 300 euros pour préjudice de jouissance lié à des troubles sonores, tout en déboutant les plaignants concernant les nuisances olfactives. M. [J] doit également couvrir les frais de procédure, totalisant 3 000 euros.
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M. [A] [J] est propriétaire de parcelles cadastrées depuis 1994, contiguës à celles de M. [C] [F] et de Mme [L] [N], qui se plaignent de nuisances dues à l’élevage de canards de M. [J]. En juin 2021, ils l’ont assigné en justice pour faire cesser cet élevage, ainsi que des constructions non autorisées, et demander des dommages-intérêts. Le tribunal a condamné M. [J] à verser 1 500 euros pour préjudice moral, tout en rejetant d’autres demandes et sa demande reconventionnelle. M. [J] a fait appel de ce jugement en février 2023, contestant l’existence d’un trouble de voisinage et demandant des indemnités pour préjudice moral. Il soutient que son élevage, existant depuis 1994, ne cause pas de nuisances anormales et que les plaintes des voisins sont infondées. M. et Mme [F] répliquent en affirmant que l’élevage a été intensifié depuis 2016, causant des nuisances sonores et olfactives, et qu’il enfreint les normes urbanistiques et sanitaires. Ils demandent des dommages-intérêts pour préjudice de jouissance. La clôture de l’instruction a été ordonnée pour avril 2024.
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REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
Cour d’appel de Rouen
RG n°
23/00602
COUR D’APPEL DE ROUEN
1ERE CHAMBRE CIVILE
ARRET DU 28 AOUT 2024
DÉCISION DÉFÉRÉE :
21/01882
Tribunal judiciaire d’Evreux du 10 janvier 2023
APPELANT :
Monsieur [A] [J]
né le [Date naissance 13] 1960 à [Localité 19]
[Adresse 14]
[Localité 19]
représenté et assisté par Me Jean-Yves PONCET de la SCP PONCET DEBOEUF BEIGNET, avocat au barreau de l’Eure
INTIMES :
Monsieur [C] [F]
né le [Date naissance 6] 1965 à [Localité 16] (Belgique)
[Adresse 2]
[Localité 19]
représenté et assisté par Me Vincent MESNILDREY de la SCP MESNILDREY LEPRETRE, avocat au barreau de l’Eure
Madame [L] [N] épouse [F]
née le [Date naissance 3] 1965 à [Localité 17]
[Adresse 2]
[Localité 19]
représentée et assistée par Me Vincent MESNILDREY de la SCP MESNILDREY LEPRETRE, avocat au barreau de l’Eure
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l’article 805 du code de procédure civile, l’affaire a été plaidée et débattue à l’audience du 15 mai 2024 sans opposition des avocats devant Mme DEGUETTE, conseillère, rapporteur,
Le magistrat rapporteur a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour composée de :
Mme Edwige WITTRANT, présidente de chambre
Mme Magali DEGUETTE, conseillère
Mme Anne-Laure BERGERE, conseillère
GREFFIER LORS DES DEBATS :
M. GUYOT
DEBATS :
A l’audience publique du 15 mai 2024, où l’affaire a été mise en délibéré au 28 août 2024
ARRET :
CONTRADICTOIRE
Prononcé publiquement le 28 août 2024, par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile,
signé par Mme WITTRANT, présidente et par Mme CHEVALIER, greffier présent lors de la mise à disposition.
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EXPOSÉ DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE
Depuis 1994, M. [A] [J] est propriétaire des parcelles cadastrées section C n°[Cadastre 8] et [Cadastre 9] situées [Adresse 14]. Celles-ci sont contiguës de celles appartenant depuis 2002 à M. [C] [F] et à son épouse Mme [L] [N], situées au 13 de la même rue et cadastrées section C n°[Cadastre 10], [Cadastre 4], et [Cadastre 5].
Suivant acte d’huissier de justice du 25 juin 2021, M. et Mme [F], se plaignant de nuisances générées par l’élevage de canards installé par leur voisin sur une partie de sa propriété, l’ont fait assigner devant le tribunal judiciaire d’Evreux aux fins de suppression sous astreinte de cet élevage, et de la volière et des mares construites sans autorisation d’urbanisme et en contradiction avec les documents locaux d’urbanisme, et aux fins d’indemnisation de leurs préjudices.
Par jugement du 10 janvier 2023, le tribunal a :
– condamné M. [A] [J] à verser la somme de 1 500 euros à M. [C] [F] et à Mme [L] [N] épouse [F] au titre de leur préjudice moral,
– débouté M. [C] [F] et Mme [L] [N] épouse [F] de leur demande en réparation au titre du préjudice de jouissance,
– rejeté la demande reconventionnelle de M. [A] [J],
– condamné M. [A] [J] aux dépens dont distraction au profit de la Scp Mesnildrey Lepretre,
– condamné M. [A] [J] à verser la somme de 1 500 euros à M. [C] [F] et à Mme [L] [N] épouse [F] au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
– rejeté le surplus des prétentions des parties,
– rappelé l’exécution provisoire de la présente décision.
Par déclaration du 16 février 2023, M. [J] a formé un appel contre le jugement.
EXPOSÉ DES PRÉTENTIONS ET DES MOYENS DES PARTIES
Par dernières conclusions notifiées le 12 mai 2023, M. [A] [J] demande de voir :
– infirmer le jugement en ce qu’il a retenu l’existence d’un trouble de voisinage et l’a condamné à verser la somme de 1 500 euros à M. et Mme [F] au titre de leur préjudice moral,
– statuant à nouveau, débouter M. et Mme [F] de l’ensemble de leurs demandes,
– infirmer le jugement en ce qu’il a écarté sa demande reconventionnelle et y faisant droit :
– condamner in solidum M. et Mme [F] au paiement d’une somme de
15 000 euros en réparation de son préjudice moral,
– condamner les mêmes in solidum au paiement d’une somme de 5 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi qu’aux entiers dépens de première instance et d’appel.
Il indique que son élevage de canards appelants, qu’il utilise pour la chasse au gabion, existait depuis 1994 ; que M. et Mme [F] ont réalisé d’importants travaux d’agrandissement de leur propriété à partir de 2004 qui ont eu pour effet de rapprocher leur lieu de vie de sa propriété ; que leur situation conflictuelle de voisinage est aujourd’hui réglée puisqu’il a vendu sa propriété le 15 mai 2022.
Il souligne que le tribunal a écarté implicitement toute référence au plan local d’urbanisme intercommunal et au règlement sanitaire départemental du 13 mai 1980, invoqués par M. et Mme [F], et n’a retenu que l’application du principe de la responsabilité extracontractuelle de l’article 1240 du code civil et les principes applicables en matière de troubles excédant les inconvénients normaux du voisinage ; que le non-respect du règlement sanitaire départemental, notamment ses dispositions relatives à l’hygiène, n’est pas démontré ; que la disposition sur l’implantation n’est pas applicable à son élevage qui est familial.
Il fait valoir comme en première instance que les pièces produites par M. et Mme [F], les caractéristiques rurales des lieux, et le fait que seuls ces derniers se plaignent de la situation ne permettent pas d’objectiver un trouble d’une intensité anormale gênant le voisinage.
Il précise que le tribunal a implicitement considéré que le cancanement des canards ne pouvait être un grief justifié au titre d’un tel trouble ; qu’il a créé un abri pour rentrer ses canards la nuit mettant un terme aux nuisances nocturnes invoquées par ses voisins ; qu’il a d’ailleurs été relaxé pour ces faits par le tribunal de police dont la décision a autorité de chose jugée erga omnes.
Il expose par ailleurs que, contrairement à ce qu’a jugé le tribunal, l’existence d’un trouble olfactif n’est pas prouvée ; qu’à l’issue de leur enquête sur place, les gendarmes n’ont pas considéré devoir poursuivre un comportement contraventionnel ; que les témoignages produits par les intimés ne caractérisent pas l’odeur (son importance, sa gravité, et la gêne qu’elle provoque) et sont combattus par ceux qu’il verse aux débats ; que, dans son procès-verbal de constat du 2 mars 2021, Me [X], huissier de justice, se limite à décrire les lieux et n’évoque pas d’odeurs gênantes ; que les photographies produites par M. et Mme [F] sont nécessairement orientées et que l’odeur ne peut pas être déduite de la couleur de l’eau déversée au sol argileux, ni de la vidéo versée aux débats réalisée par M. ou Mme [F] et qui le montre en train de vider la mare avec un seau dont il a jeté le contenu sur sa parcelle et non pas vers la propriété de ses voisins, comme le confirment les photographies qu’il produit.
Il fait enfin valoir, au soutien de sa demande d’indemnisation de son préjudice moral, qu’il a été victime de la part de Mme [F], également maire de [Localité 19], d’injures, de critiques, et de reproches permanents, d’une action règlementaire constituant un véritable excès de pouvoir, et d’actions judiciaires contraignantes devant les juridictions pénale et civile. Il ajoute avoir été épié et filmé à l’intérieur de sa propriété privée. Il précise enfin qu’étant affecté par cette situation stressante quotidienne et pour sortir d’un imbroglio juridique mais surtout de cette relation de voisinage délétère, il n’a pas eu d’autre choix que de vendre sa maison.
Par dernières conclusions notifiées le 21 août 2023, M. et Mme [F] sollicitent de voir en vertu des articles 1240 et suivants du code civil, du règlement sanitaire départemental de l’Eure mis à jour par arrêté préfectoral du 10 janvier 1985, et des articles L.421-1 et suivants, L.610-1, L.480-4, du code de l’urbanisme, et R.334-34 du code de la santé publique :
– réformant et infirmant le jugement du 10 janvier 2023 en ce qu’il les a déboutés de leur demande de réparation au titre du préjudice de jouissance,
– constater les troubles anormaux de jouissance qu’ils ont subis depuis 2016 et condamner M. [J] au règlement de la somme de 15 000 euros à titre de dommages et intérêts,
– confirmer le jugement pour le surplus,
– condamner M. [J] au règlement de la somme de 4 500 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile en cause d’appel, en plus des entiers dépens de première instance et d’appel dont distraction au profit de la Scp Mesnildrey Lepretre.
Ils indiquent que, depuis des années, M. [J] avait un petit élevage de canards qui n’engendrait pas de nuisances particulières, mais qu’il l’a augmenté pour en faire un élevage intensif depuis 2016 notamment de canards appelants utilisés pour la chasse au gabion afin d’attirer les canards sauvages par leurs cris incessants et aux fins de commerce ; que les volières d’environ 158 m² n’existaient pas en 2002 ; que cet élevage, situé en limite immédiate de leur propriété, est source de nuisances sonores et olfactives incessantes de jour comme de nuit et qu’il est illégal ; qu’en outre,
M. [J] vide régulièrement les mares des eaux qui sont souillées des déjections des volatiles à travers la clôture mitoyenne vers la rangée de leurs thuyas, de sorte que ceux-ci et le grillage sont enduits de fiente séchée potentiellement dangereuse pour la santé humaine.
Ils font remarquer que la décision de relaxe ne concerne que M. [F], qui s’est seul constitué partie civile devant le tribunal de police, et ne porte que sur un laps de temps et sur un seul type de trouble de voisinage.
Ils font valoir, d’une part, que l’élevage clandestin de M. [J] ne respectait pas les normes urbanistiques et sanitaires, qu’il a ainsi enfreint le plan local d’urbanisme du fait de l’existence de ses diverses cabanes et de sa volière implantées sur son fonds situé en zone résidentielle Ub2 ; qu’il n’a pas respecté le règlement sanitaire départemental en ses dispositions sur l’évacuation des fumiers et des eaux usées, sur la prévention de l’introduction des rongeurs, de germes pathogènes, ou de nuisances pour l’homme, et sur la distance d’implantation d’un élevage professionnel de volatiles à moins de 50 mètres des habitations ; qu’il a minimisé le nombre de ses volatiles pour échapper à l’application de la réglementation sanitaire à partir de 50 unités équivalentes imposant des obligations de déclaration, d’autorisation, et de distance avec le voisinage qu’il ne respecte pas.
Ils soulignent que M. [J] ne rapporte pas la preuve de la préexistence de son activité similaire aux conditions actuelles de nature à l’exonérer de sa responsabilité.
Ils avancent, d’autre part, qu’ils justifient des troubles sonores et olfactifs générés par l’élevage de canards de leur voisin qui excèdent les inconvénients normaux de voisinage ; que l’appelant ne peut pas leur reprocher d’avoir volontairement installé leur terrasse à côté de son élevage laquelle existait déjà avant leur achat en 2002, qu’ils en ont seulement changé le revêtement ; que ces troubles anormaux de voisinage ont eu pour eux des conséquences morales et médicales et leur ont causé un préjudice de jouissance sonore et olfactif depuis 2016 dans l’usage de leur terrasse, de leur piscine, et de leurs chambres immédiatement contiguës à l’élevage de M. [J].
Ils répondent, s’agissant de la réclamation indemnitaire de ce dernier, que leur action contre lui n’est pas abusive ; que c’est M. [J] qui les a menacés pour qu’ils se taisent, que ces menaces ont amené le conciliateur de justice et la présidente du tribunal judiciaire d’Evreux à interrompre la conciliation ; qu’il a lancé contre eux une cabale sur les réseaux sociaux et dans la presse qui ont abouti à des menaces de mort à leur encontre ; que c’est lui qui avait saisi le tribunal administratif de Rouen d’un recours en annulation de l’arrêté municipal d’interdiction des canards appelants en zone résidentielle de la commune et qu’il s’en est au final désisté ; qu’ils ne sont pas à l’origine de la procédure pénale engagée contre M. [J] à l’initiative du sous-préfet de [Localité 15] qui, à la réception d’une lettre menaçante de ce dernier, avait alerté le procureur de la République d’Evreux lequel a fait diligenter une enquête ; que la décision de M. [J] de vendre sa maison relève de son choix personnel.
Pour un plus ample exposé des faits et des moyens, il est renvoyé aux écritures des parties ci-dessus.
La clôture de l’instruction a été ordonnée le 24 avril 2024.
Sur la demande indemnitaire de M. et de Mme [F]
1) les troubles et les non-respects règlementaires dénoncés
Selon l’article 544 du code civil, le propriétaire a le droit de jouir et de disposer de sa chose de la manière la plus absolue, sauf usage prohibé par la loi ou les règlements.
En application de l’article 651 du même code, la loi assujettit ainsi les propriétaires à différentes obligations l’un à l’égard de l’autre, indépendamment de toute convention, notamment celle de ne causer à la propriété d’autrui aucun trouble dépassant les inconvénients normaux du voisinage.
Le demandeur doit justifier d’un préjudice anormal pour engager la responsabilité de l’auteur de ce trouble, sans avoir à prouver la faute de celui-ci, indifféremment de toute intention nocive ou d’abus de la part de ce dernier. Les juges du fond apprécient souverainement en fonction des circonstances notamment de temps et de lieu la limite de la normalité des troubles de voisinage. A cette fin, il pèse sur le demandeur la charge d’établir concrètement la réalité des faits propres à démontrer les troubles et leur caractère anormal.
L’article 1240 du code précité prévoit que tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
En l’espèce, aux termes de son procès-verbal établi le 2 mars 2021, Me [X], huissier de justice mandatée par M. et Mme [F], a constaté que l’élevage de canards, implanté par M. [J] à l’extrémité de sa parcelle C [Cadastre 8] sur toute sa largeur et en bordure de la clôture séparative de la parcelle C [Cadastre 10] appartenant à
M. et Mme [F], était à cette date constitué d’un enclos à ciel ouvert grillagé situé à environ 15 mètres de la façade de la maison de ces derniers. Elle a également noté la présence d’un petit abri devant cet enclos. Elle a dénombré entre 40 et 50 canards dans cet enclos qui caquetaient à plusieurs reprises de façon intermittente, ainsi que des oies, et y a relevé l’existence d’une mare artificielle à côté de la clôture séparative.
Lors de l’enquête pénale diligentée fin 2021-début 2022 contre M. [J] pour émission de bruit portant atteinte à la tranquillité du voisinage ou à la santé de l’homme, les gendarmes ont constaté les 6 et 7 décembre 2021 qu’une cinquantaine de canards cancanaient par intermittence avec un volume sonore très raisonnable dans le parc de M. [J].
M. [J] justifie, au moyen de plusieurs attestations de proches et/ou de voisins, qu’il a créé son élevage sur sa propriété dès après son acquisition en 1994 lequel comportait entre 40 à 50 canards, moyenne toujours conservée depuis, évoluant dans une grande volière édifiée dans le fond de sa cour.
En revanche, ces témoins ne précisent pas si, dès 1994, les canards étaient appelants, c’est-à-dire utilisés comme appât pour leurs cris, particulièrement la nuit, afin d’attirer les oiseaux sauvages dans le cadre de la pratique de la chasse au gibier d’eau. L’hypothèse d’une acquisition postérieure de ces volatiles sélectionnés pour leurs cris et étalée dans le temps est compatible avec le témoignage de l’ancienne propriétaire de la maison des intimés qui atteste qu’elle n’a jamais entendu de canards d’appel pour gibier d’eau ni de nuit, ni de jour, jusqu’à son départ en février 2002. Elle est également cohérente avec les témoignages de deux personnes employées chez M. et Mme [F] respectivement en 2002 et une dizaine d’années jusqu’en 2017 selon lesquelles elles n’entendaient pas de cris de canards.
Dès lors, le grief opposé à M. et Mme [F] selon lequel la préexistence de l’élevage de M. [J] ne leur permet pas de dénoncer les cris des canards le composant n’est pas fondé. Les désagréments sonores dénoncés ont donc pu survenir plusieurs années après l’acquisition en 2002 de leur propriété par M. et Mme [F].
De même, n’est pas fondé le reproche qui leur est fait d’avoir procédé progressivement à des aménagements de leur propriété, notamment à l’arrière de leur maison par l’édification d’une piscine, puis d’une terrasse jouxtant la clôture séparative, qui ont eu pour effet de rapprocher leur lieu de vie de la propriété de
M. [J]. Une telle initiative, correspondant au plein exercice de leur droit de propriété, n’est pas fautive dès lors qu’elle ne porte pas atteinte à autrui. En tout état de cause, elle n’est pas de nature à exonérer la responsabilité de l’auteur d’un trouble anormal de voisinage avéré.
En outre, la loi nº2021-85 du 29 janvier 2021, visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises auquel se réfère tacitement
M. [J], se limite à introduire la notion de ‘sons et odeurs’ des milieux naturels dans le code de l’environnement, à confier aux services de l’inventaire général du patrimoine culturel la mission d’étudier l’identité culturelle des territoires, et à demander au gouvernement un rapport examinant la possibilité d’introduire dans le code civil le principe de la responsabilité de celui qui cause à autrui un trouble anormal de voisinage.
Plusieurs amis, membres de la famille, et/ou proches de M. et de Mme [F], ainsi qu’une voisine, Mme [ST] domiciliée au [Adresse 7], attestent avoir entendu les cris de canards notamment la nuit provenant de l’élevage voisin de
M. [J].
Mme [SW] veuve [M] précise ainsi que les canards sont actifs la nuit et bavards, qu’ils cancanent beaucoup, et qu’elle a passé quelques nuits blanches lors de ses séjours chez M. et Mme [F]. Mme [ST] évoque, en journée et/ou tard le soir, un vrai tintamarre. Lors de son audition par les gendarmes le 18 décembre 2021, elle a estimé que le bruit des canards lui occasionnait une gêne et, que l’été, ils faisaient du bruit quasiment toute la journée. Mme [K] épouse [GV] fait état d’une nuisance sonore particulièment importante, Mme [MF] épouse [YF] : de cris de canards très bruyants, M. [YB] : d’un bruit fort de caquetage, Mme [S] épouse [W] : de cris stridents et insupportables, Mme [N] épouse [T] : de cris continus, M. [MG] : de cris très forts, Mme [MF] épouse [MJ] : d’un vacarme des canards, Mme [H] : d’un vacarme important des canards et d’une multitude de canards hurlants, Mme [GT]-[E] épouse [V] : de cris de canards répétitifs et intensifs, et M. [SO] : d’un bruit incessant de canards qui cancanent.
Si ces constatations ne sont pas datées, sauf celles de M. [YB] et de Mme [H] qui les situent pendant l’été 2020, elles corroborent les enregistrements vocaux des cris de canards réalisés par M. et Mme [F] qu’ils versent aux débats.
Pour combattre ces éléments, M. [J] produit les attestations suivantes et des pièces de l’enquête pénale à l’issue de laquelle il a été relaxé par le tribunal de police d’Evreux le 16 décembre 2022.
Mme [YE], voisine mitoyenne de M. [J] et domiciliée au [Adresse 1] depuis le 1er mars 2020, indique que celui-ci rentre ses canards tous les soirs depuis début mai 2021 et que, de ce fait, elle ne subit aucune nuisance.
Cette constatation, postérieure à l’été 2020, ne contredit pas les attestations de M. et de Mme [F].
Mme [I], habitante de la commune effectuant une marche quotidienne dans la [Adresse 22], certifie n’avoir entendu aucun cancanement, ni aucun bruit provenant d’une basse-cour. M. [GX], propriétaire d’un gîte situé au [Adresse 11] depuis quatre ans, précise que ses clients ne se sont pas plaints de bruits.
Ces indications ne comportent aucune donnée temporelle. De plus, les premières ont trait à des passages très ponctuels devant l’entrée de la propriété de M. [J] et, les secondes, à une absence de constatation personnelle par M. [GX].
Lors de l’enquête de voisinage les 6 et 7 décembre 2021, M. [BI] dit [R] domicilié au [Adresse 12] en face de chez M. [J], Mme [Y] habitant au 4, et M. [G] occupant le gîte de M. [GX] depuis deux mois, ont indiqué aux gendarmes ne pas être dérangés par le bruit des canards de leur voisin. M. [P], habitant à cette date au 3, a précisé entendre parfois les canards en fonction de la direction du vent.
Ces déclarations ne sont pas de nature à écarter les éléments probants des intimés, le trouble anormal de voisinage étant apprécié in concreto.
La concordance des descriptions précitées des cris et du caractère très bruyant des canards appelants réunis d’année en année par M. [J] sur son fonds et à proximité immédiate de la propriété de M. et de Mme [F] fait la preuve de l’existence, de la multiplicité, et de l’importance en volume sonore des troubles que ces derniers ont éprouvés. Même si le plan local d’urbanisme invoqué par les intimés n’est pas versé aux débats, ces cris dépassent les bruits habituellement émis par les animaux de basses-cours dans une commune rurale, notamment la nuit, et tolérés entre voisins, ceux-ci pouvant survenir en l’espèce à toute heure du jour ou de la nuit.
Du fait de leur intensité sonore et de leur nombre même s’il n’est pas démontré qu’ils étaient permanents, ils constituent des troubles anormaux de voisinage ouvrant droit à une indemnisation au profit de M. et Mme [F] à la charge de M. [J], lequel n’est pas exonéré de sa responsabilité civile par la décision pénale de relaxe du 16 décembre 2022. La décision du premier juge ayant rejeté cette réclamation sera infirmée.
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S’agissant des troubles olfactifs dénoncés, M. et Mme [F] produisent 15 attestations d’amis et/ou de membres de leur famille faisant état de l’existence de nuisances olfactives provenant avec certitude de l’élevage de canards de M. [J] :
– M. [SS] explique qu’il prenait l’apéritif sur la terrasse de M. et de Mme [F] un dimanche midi, mais que l’odeur pestilentielle les a obligés à rentrer dans la maison ; que Mme [F] lui a expliqué que, lorsque leur voisin qui avait des canards à 5-6 mètres changeait l’eau des bassins, il la jetait puante et pleine d’excréments chez eux à travers le grillage,
– Mme [SV] épouse [B] indique avoir constaté, lors de ses promenades dans la [Adresse 22] pendant la période estivale, des odeurs nauséabondes dues aux canards. Ce même qualificatif a été utilisé par M. [V], Mme [MF] épouse [MJ], Mme [GU] [F], et Mme [GT]-[E] épouse [V],
– Mme [SW] veuve [M] évoque l’impossibilité de rester sur la terrasse à cause de l’odeur pestilentielle extrême provenant de l’eau croupie de la mare dans laquelle des dizaines de canards se trouvaient,
– M. [YB] fait état, lors de l’été 2020, d’une odeur désagréable de déchets due aux canards,
– Mme [N] épouse [T] évoque des odeurs nauséabondes et pestilentielles de l’élevage et l’existence de déjections marrons et d’un ruissellement le long de la haie de M. et de Mme [F],
– M. [MG] atteste avoir senti lors de ses balades matinales devant la maison de
M. [J] la puanteur de l’élevage jusqu’à la route,
– Mme [D] épouse [SO] indique que les flaques dans lesquelles les canards pataugeaient était malodorantes et que le terrain de M. et de Mme [F] le long du grillage sentait mauvais,
– M. [U] évoque une forte odeur due à un nombre important de canards par rapport à la superficie du terrain,
– Mme [H] fait état, lors de l’été 2020, d’une odeur intenable avec la chaleur, des amas de fiente se trouvant dans la haie,
– M. [SO] atteste d’odeurs permanentes nauséabondes liées à la présence de nombreux canards dans un enclos et une volière contigus à la propriété de M. et de Mme [F],
– Mme [Z] [F] indique que l’eau lancée sur les thuyas par M. [J] était putride avec une forte odeur de lisier et que ça empestait jusque dans la maison.
Si l’existence de nuisances olfactives est ainsi justifiée, leur caractère anormal n’est toutefois pas objectivé.
Les constatations précitées, sauf celles de M. [YB] et de Mme [H] qui les datent à l’été 2020, et les photographies produites par les intimés ne donnent aucune précision sur la date et/ou la période des faits dénoncés.
La multiplicité et la persistance des désagréments, critères à prendre en considération pour caractériser l’anormalité du trouble de voisinage, ne sont pas démontrées.
L’enregistrement vidéo non daté effectué par les intimés, duquel a été extrait un cliché photographique, montre M. [J] en train de nettoyer l’eau de la mare des canards en la projetant sur son propre fonds, et non pas sur celui de M. et de Mme [F].
De plus, lors de sa venue chez Mme [F] en compagnie du vice-président en charge de l’eau et du développement durable, M. [O], directeur de l’environnement à la communauté de communes de [Localité 21] Val de Risle, n’a pas constaté l’existence de mauvaises odeurs, alors qu’il a noté l’absence d’une installation de traitement des eaux usées de l’élevage et l’existence d’un trou à cet effet sans traitement à proximité de la haie et qu’il a fait état d’eaux semblant polluées de fientes de canards.
Dans son procès-verbal du 2 mars 2021, Me [X] a constaté qu’entre le pied de la haie élaguée et la clôture, soit sur le fonds de M. et de Mme [F], le sol était recouvert de terre semblable au sol de l’élevage de canards voisin. Par contre, elle n’a évoqué aucune odeur.
De même, sur place le 6 décembre 2021, les gendarmes n’ont senti aucune odeur nauséabonde émanant de l’élevage de canards. Les voisins de M. [J], interrogés sur ce point par les enquêteurs à la même date et le lendemain (M. [BI] dit [R], Mme [Y], M. [G], Mme [YE], et Mme [ST]), ont indiqué ne pas souffrir d’une gêne olfactive du fait des canards de celui-ci.
Enfin, 25 amis, membres de la famille, et/ou proches de M. [J], attestent de l’absence d’odeurs provenant de son élevage de canards ou de la proximité de ceux-ci dans la cour et/ou dans leur parc, ou provenant de l’eau rejetée de leur mare quand M. [J] la changeait, celle-ci étant absorbée dans les tranchées faites sur son fonds. Aucun tas de fumier n’a été observé. Quelques témoins précisent que les voisins derrière la haie faisaient des barbecues l’été et profitaient de leur piscine.
N’apportant pas la preuve d’un trouble olfactif excédant les inconvénients normaux du voisinage, M. et Mme [F] seront déboutés de leur réclamation présentée à ce titre. Ils le seront également au titre du non-respect de la réglementation sanitaire et urbanistique dès lors qu’ils réclament uniquement la réparation d’un préjudice de jouissance né des troubles anormaux de voisinage.
Le jugement du tribunal ayant accordé une indemnité de 1 500 euros en réparation d’un préjudice moral au titre de ce trouble olfactif sera infirmé.
2) le montant de la réparation
La gêne occasionnée par les nuisances sonores causées par l’élevage de canards appelants de M. [J] dans l’occupation paisible de leur propriété par M. et Mme [F] est établie par intermittences sur la période de l’été 2020 à début mai 2021, date indiquée par Mme [YE] comme étant celle où elle ne subissait aucune nuisance car M. [J] rentrait ses canards le soirs. La preuve de la persistance de la gêne au-delà de cette date n’est pas apportée par les intimés, dont la plupart des pièces ne contiennent aucune indication de date des faits dénoncés.
Le Sms adressé le 1er janvier 2022 par Mme [ST] à Mme [F], selon lequel elle entendait les canards, pièce datée la plus récente, est une constatation faite à son domicile et non pas depuis le domicile de Mme [F]. De plus, les pièces médicales des intimés visées dans les paragraphes ci-dessous ont été établies dans la période retenue.
Ce dommage a généré de manière certaine des épisodes de troubles du sommeil de M. et de Mme [F] du fait des cris nocturnes très bruyants des canards appelants. Ceux-ci ont ainsi contribué partiellement au syndrome anxio-dépressif sévère diagnostiqué en lien avec ces troubles par le Dr [GW], médecin, lors d’une consultation de Mme [F] le 26 avril 2021 qui les a rattachés aux soucis majeurs avec son voisin. Un traitement anxyolitique et antidépresseur lui a été prescrit.
En revanche, le compte-rendu de l’hospitalisation de Mme [F] le 30 août 2020 au groupe hospitalier [Localité 18] pour céphalée ne fait pas la preuve du lien de causalité avec les troubles sonores de voisinage causés par M. [J]. Aucune allusion n’y est faite.
En définitive, le préjudice de jouissance né de la pollution sonore excédant les troubles anormaux de voisinage sera réparé par le versement par M. [J] aux intimés d’une indemnité de 3 300 euros (300 euros × 11 mois).
Sur la demande indemnitaire de M. [J]
Les dispositions de l’article 1240 du code civil ont été spécifiées ci-dessus.
En l’espèce, M. [J] ne démontre pas la réalité des injures, des critiques, et des abus, dont il aurait été l’objet de la part de Mme [F] en ses qualités de voisine et de maire de la commune.
Au contraire, il est établi qu’il est à l’origine de la publicité donnée à ce conflit dans la presse et sur les réseaux sociaux.
D’abord, M. [J] s’est désisté de l’action qu’il avait lui-même initiée le 15 novembre 2021 devant le tribunal administratif de Rouen aux fins d’annulation de l’arrêté municipal du 17 septembre 2021 portant réglementation des élevages familiaux de volailles.
Ensuite, l’action pénale diligentée contre lui l’a été à l’initiative du procureur de la République d’Evreux décidant en octobre 2021 d’une enquête préliminaire concernant la situation de voisinage conflictuelle entre les parties relative à des nuisances sonores, des tapages, et des menaces diverses. Étaient visés, dans la synthèse de leur saisine par les gendarmes, une lettre adressée par M. [J] à la sous-préfète de [Localité 15] le 12 août 2021 lui demandant d’intervenir ‘avant que cela ne dégénère, ma patience a des limites.’ et un courrier de M. [F] adressé le 27 septembre 2021 au juge de la mise en état du tribunal judiciaire d’Evreux l’informant qu’il n’acceptait pas la médiation proposée en raison notamment de la médiatisation de cette affaire dans la presse locale à la suite de la tentative de conciliation en mars 2021, point de départ de messages haineux et d’appels à la violence contre lui et son épouse sur les réseaux sociaux.
Aux termes de son procès-verbal de constat d’échec de la tentative de conciliation établi le 7 mai 2021, le conciliateur de justice a précisé que l’article de presse paru le 23 mars 2021 dans le journal ‘L’Eveil de [Localité 21]’ sur ce litige de voisinage l’avait été à l’initiative de M. [J] révélant le nom des parties et la qualité de maire de Mme [F]. Il a également souligné le caractère violent de M. [J] qui n’avait de cesse de parler de sa qualité de chasseur et des armes qu’il possédait.
M. et Mme [F] justifient de la teneur des messages agressifs et injurieux échangés sur les réseaux sociaux (Facebook, site [Localité 20]-Normandie) à leur encontre, notamment par M. [J] et des membres de sa famille.
En outre, M. [J] a pour partie succombé dans le cadre de cette instance civile.
Enfin, à défaut de preuve contraire, la décision de vendre sa maison est un choix personnel.
En revanche, M. [J] a été filmé et photographié à son insu dans sa propriété comme il ressort des pièces produites par les intimés, même si son visage a été caché sur le cliché photographique sur lequel il apparaît.
Mais, ces pièces, produites dans le strict cadre de cette instance judiciaire, n’ont fait que confirmer son explication selon laquelle il rejetait l’eau de la mare de ses canards sur sa propriété et non sur celle de ses voisins. Elles ne lui ont pas porté préjudice.
En définitive, M. [J] sera débouté de sa demande de dommages et intérêts. La décision du tribunal ayant statué en ce sens sera confirmée.
Sur les demandes accessoires
Les dispositions du jugement sur les dépens et les frais de procédure seront confirmées.
Partie perdante, M. [J] sera condamné aux dépens d’appel avec bénéfice de distraction au profit de l’avocat des intimés.
Il est équitable de le condamner également à payer à M. et Mme [F], pris ensemble, la somme de 3 000 euros au titre de leurs frais non compris dans les dépens.
La cour, statuant par arrêt contradictoire, mis à disposition au greffe,
Confirme le jugement entrepris, sauf en ce qu’il a :
– condamné M. [A] [J] à verser la somme de 1 500 euros à M. [C] [F] et à Mme [L] [N] épouse [F] au titre de leur préjudice moral,
– débouté M. [C] [F] et Mme [L] [N] épouse [F] de leur demande en réparation au titre du préjudice de jouissance,
Statuant à nouveau sur les chefs infirmés et y ajoutant,
Condamne M. [A] [J] à payer à M. [C] [F] et à Mme [L] [N] épouse [F], pris ensemble, la somme de 3 300 euros en réparation de leur préjudice de jouissance causé par les troubles sonores anormaux de voisinage provenant de son élevage de canards,
Déboute M. [C] [F] et Mme [L] [N] épouse [F] de leur demande de réparation de leur préjudice de jouissance né de troubles olfactifs anormaux de voisinage provenant de l’élevage de canards de M. [A] [J],
Condamne M. [A] [J] à payer à M. [C] [F] et à Mme [L] [N] épouse [F], pris ensemble, la somme de 3 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile au titre de la procédure d’appel,
Déboute les parties du surplus des demandes,
Condamne M. [A] [J] aux dépens d’appel avec bénéfice de distraction au profit de la Scp Mesnildrey Lepretre, avocats, en application de l’article 699 du code de procédure civile.
Le greffier, La présidente de chambre,
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