Cour d’appel de Rouen, 25 octobre 2024, RG n° 21/02843
Cour d’appel de Rouen, 25 octobre 2024, RG n° 21/02843

Type de juridiction : Cour d’appel

Juridiction : Cour d’appel de Rouen

Thématique : Responsabilité de l’employeur et évaluation des préjudices : un cas de faute inexcusable et ses conséquences financières

 

Résumé

L’affaire concerne un accident du travail survenu le 16 octobre 2015, impliquant Mme [R] et la RATP, reconnue responsable de faute inexcusable. La cour a ordonné une expertise pour évaluer les préjudices de Mme [R], incluant le déficit fonctionnel temporaire et permanent, ainsi que les souffrances physiques et morales. Mme [R] a demandé des indemnités spécifiques pour divers préjudices, tandis que la RATP a contesté certaines demandes. Finalement, la cour a condamné la RATP à verser des sommes significatives à Mme [R] pour compenser ses préjudices, tout en lui imposant les dépens et des frais d’expertise.

REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

25 octobre 2024
Cour d’appel de Rouen
RG n°
21/02843

N° RG 21/02843 – N° Portalis DBV2-V-B7F-I2PJ

COUR D’APPEL DE ROUEN

CHAMBRE SOCIALE ET DES AFFAIRES DE

SECURITE SOCIALE

ARRET DU 25 OCTOBRE 2024

DÉCISION DÉFÉRÉE :

19/00418

Jugement du POLE SOCIAL DU TJ D’EVREUX du 01 Juillet 2021

APPELANTE :

Madame [V] [L]

[Adresse 1]

[Localité 2]

représentée par Me Gontrand CHERRIER de la SCP CHERRIER BODINEAU, avocat au barreau de ROUEN substitué par Me Nicolas BODINEAU, avocat au barreau de ROUEN

INTIMEES :

CAISSE DE COORDINATION AUX ASSURANCES SOCIALES DE LA RATP

[Adresse 3]

[Localité 6]

non comparante ni représentée

E.P.I.C. REGIE AUTONOME DES TRANSPORTS PARISIENS

[Adresse 4]

[Localité 5]

représenté par Me Thomas ANDRE, avocat au barreau de PARIS substitué par Me Béryl OBER, avocat au barreau de PARIS

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions de l’article 945-1 du Code de procédure civile, l’affaire a été plaidée et débattue à l’audience du 05 Septembre 2024 sans opposition des parties devant Madame DE BRIER, Conseillère, magistrat chargé d’instruire l’affaire.

Le magistrat rapporteur a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour composée de :

Madame BIDEAULT, Présidente

Madame ROGER-MINNE, Conseillère

Madame DE BRIER, Conseillère

GREFFIER LORS DES DEBATS :

Mme WERNER, Greffière

DEBATS :

A l’audience publique du 05 septembre 2024, où l’affaire a été mise en délibéré au 25 octobre 2024

ARRET :

REPUTE CONTRADICTOIRE

Prononcé le 25 Octobre 2024, par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du Code de procédure civile,

signé par Madame BIDEAULT, Présidente et par Mme WERNER, Greffière.

* * *

FAITS ET PROCÉDURE :

Il est renvoyé, pour l’exposé des faits et de la procédure, à l’arrêt rendu le 22 mars 2024 par la cour, qui a infirmé le jugement rendu le 1er juillet 2021 par le tribunal judiciaire d’Evreux, pôle social et, statuant à nouveau et y ajoutant, a notamment :

– dit que la RATP avait commis une faute inexcusable à l’origine de l’accident du travail de Mme [R],

– ordonné la majoration au taux maximum de la rente versée par la caisse à Mme [R] et dit que la majoration de rente suivra l’aggravation du taux d’incapacité permanente partielle dans les mêmes proportions,

Avant dire droit sur l’indemnisation des préjudices allégués par Mme [R] :

– ordonné une expertise et désigné pour y procéder le docteur [T] [N], en lui confiant mission de :

* recueillir les déclarations des parties et éventuellement celles de toute personne informée, prendre connaissance de tous documents utiles,

* examiner Mme [R], décrire son état, décrire les lésions dont elle est atteinte qui sont imputables à l’accident du travail dont elle a été victime le 16 octobre 2015, en mentionnant l’existence d’éventuels états antérieurs dont les effets se seraient déjà révélés avant l’accident du travail,

* donner à la cour tous éléments aux fins d’évaluation des préjudices allégués par la victime au titre :

1. du déficit fonctionnel temporaire,

2. de la nécessité de l’assistance d’une tierce personne avant consolidation, et en quantifier le besoin en heure/jour ou par semaine,

3. des souffrances, physiques et morales, endurées avant consolidation de son état,

4. du préjudice esthétique, temporaire et définitif,

5. du préjudice d’agrément qui pourrait être allégué par la victime en donnant un avis médical sur l’impossibilité de se livrer à des activités spécifiques sportives ou de loisir, et son caractère définitif, sans prendre position sur l’existence ou non d’un préjudice afférent à cette allégation,

6. du préjudice sexuel,

7. du déficit fonctionnel permanent dans ses dimensions de souffrances physiques et psychologiques, d’atteinte aux fonctions physiologiques de la victime et de troubles dans les conditions d’existence, en chiffrant, par référence au « Barème indicatif des déficits fonctionnels séquellaires en droit commun » le taux éventuel du déficit imputable à l’accident du travail ; dans l’hypothèse d’un état antérieur, préciser en quoi l’accident a eu une incidence sur celui-ci et décrire les conséquences de cette situation,

8. de l’aménagement de son véhicule, et en chiffrer le coût,

9. de l’aménagement de son logement, et en chiffrer le coût,

– fixé à 1 400 euros la provision à valoir sur ses honoraires devant être versée par la caisse de coordination aux assurances de la RATP à la régie d’avances et de recettes de la cour,

– fixé à 5 000 euros la provision à valoir sur l’indemnisation des préjudices de Mme [R] et dit que cette somme serait avancée par la caisse de coordination aux assurances de la RATP,

– condamné la RATP aux dépens d’ores et déjà exposés,

– condamné la RATP à payer à Mme [R] la somme de 3 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile.

L’expert a communiqué aux parties un pré-rapport puis a déposé au greffe un rapport à la teneur identique, en l’absence de dires formulés par les parties.

PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES :

Soutenant oralement ses conclusions (remises au greffe le 2 juin 2023), Mme [R] demande à la cour de :

– condamner la CPAM à faire l’avance des sommes de :

* 4 580,60 euros au titre de l’assistance tierce personne temporaire,

* 6 656,80 euros au titre du déficit fonctionnel temporaire,

* 8 000 euros au titre des souffrances endurées,

* 5 000 euros au titre du préjudice esthétique temporaire,

* 30 600 euros au titre du déficit fonctionnel permanent,

* 4 000 euros au titre du préjudice esthétique permanent,

– condamner l’employeur au paiement de la somme de 3 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile et à supporter les dépens.

Dans le cadre d’une note en délibéré à la demande de la cour, l’avocat de Mme [R] a communiqué à celle-ci le justificatif de la transmission à la caisse de coordination aux assurances de la RATP, par LRAR reçue le 8 août 2024, de ses conclusions après expertise aux fins de liquidation des préjudices.

Soutenant oralement ses conclusions (remises au greffe le 2 septembre 2024), l’EPIC Régie Autonome des Transports Parisiens (la RATP) demande à la cour de :

– prendre acte de ce qu’elle s’en remet aux conclusions de l’expert du 15 juillet 2024 et aux demandes de Mme [R] concernant l’assistance à tierce personne, les souffrances endurées, le préjudice esthétique temporaire,

– fixer à 4 438 euros le montant de l’indemnisation de Mme [R] au titre du déficit fonctionnel temporaire,

– fixer à 2 000 euros le montant de l’indemnisation de Mme [R] au titre du préjudice esthétique permanent,

– débouter Mme [R] de sa demande indemnitaire au titre du déficit fonctionnel permanent,

– débouter Mme [R] de sa demande sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

La caisse de coordination aux assurances de la RATP (la caisse), bien que convoquée à l’audience après expertise par la notification de l’arrêt du 22 mars 2014 (accusé de réception tamponné du 27 mars 2024), n’était ni comparante ni représentée.

MOTIFS DE LA DÉCISION :

I. Sur la liquidation des préjudices

1. sur l’assistance à tierce personne avant consolidation, les souffrances endurées avant consolidation, le préjudice esthétique temporaire

Mme [R] fonde ses demandes sur l’avis de l’expert. S’agissant de l’assistance à tierce personne, elle se prévaut de la pratique consistant à retenir un coût horaire minimal de 20 euros de l’heure pour une aide à domicile non qualifiée. S’agissant des souffrances endurées, elle fait valoir le retentissement psychologique particulier des faits litigieux.

La RATP ne formule pas d’observations sur ces postes de préjudices, s’en remettant à l’appréciation de l’expert et aux demandes de la salariée.

Sur ce,

L’expert a évalué les souffrances endurées par Mme [R] à 4/7 compte tenu de sa longue prise en charge psychologique et psychiatrique, des conséquences morphologiques du syndrome dépressif subi, ayant rendu nécessaire deux interventions chirurgicales (sleeve et abdominoplastie), de la prise en charge psychiatrique et des différents traitements antalgiques, antidépresseurs, anxiolytiques et hypnotiques pris.

Il a évalué le préjudice esthétique temporaire à 3,5/7 à son paroxysme, au regard d’une importante prise de poids (38 ou 48 kg en 18 mois, jusqu’à un poids de 110 kg), visible au premier regard pour les personnes connaissant Mme [R], additionnée à des cicatrices d’abdominoplastie et de sleeve.

En l’absence d’opposition sur les montants réclamés, il convient d’allouer à Mme [R] des dommages et intérêts à hauteur de 4 580,60 euros au titre de l’assistance tierce personne temporaire, 8 000 euros au titre des souffrances endurées et 5 000 euros au titre du préjudice esthétique temporaire.

2. sur le déficit fonctionnel temporaire

Mme [R] estime qu’au regard de la jurisprudence et de l’importance de l’altération de la qualité de sa vie pendant les périodes litigieuses, il y a lieu de fixer son indemnité sur la base de 30 euros par jour.

La RATP ne conteste pas les dates et taux de déficit fonctionnel retenus par l’expert, mais estime que l’indemnité doit être calculée sur la base de 20 euros par jour conformément au barème judiciaire et ainsi que le recommandent les associations de victime.

Sur ce,

Le déficit fonctionnel temporaire inclut pour la période antérieure à la consolidation la perte de qualité de vie et des joies usuelles de la vie courante durant la maladie traumatique.

L’expert retient que dans les suites du conflit professionnel avec son supérieur hiérarchique ayant atteint son paroxysme le 16 octobre 2015, le moral de Mme [R] a été fortement atteint avec fléchissement thymique, syndrome dépressif, pleurs, idées noires sans idéation suicidaire ; que cela a entraîné une boulimie avec prise de 38 kg en 18 mois, à l’origine d’une indication chirurgicale de type sleeve réalisée le 26 avril 2018, opération efficace mais qui a rendu nécessaire une longue réadaptation ; qu’elle a été suivie par son médecin traitant et un psychiatre de façon mensuelle, avec un traitement anxiolytique et antidépresseur ; qu’elle a bénéficié d’une rééducation et d’une auto-rééducation ; que les soins ont ensuite été continus, un an après la sleeve ; qu’elle a continué de bénéficier d’un suivi psychologique avec traitement antidépresseur. Il est par ailleurs noté que Mme [R] a deux enfants qui au moment des faits étaient âgés de 3 et 6 ans. Elle vivait dans une maison avec étage.

L’expert retient un déficit fonctionnel temporaire :

– à 20 % du 16 octobre 2015 au 17 mars 2017, période de stress majeur sous traitement psychotrope, suivi psychiatrique, fléchissement thymique, syndrome dépressif, pleurs, idées noires,

– à 15 % du 18 mars 2017 au 25 avril 2018, période de stress avec reprise temporaire des activités professionnelles jusqu’à son licenciement,

– à 100 % du 26 au 30 avril 2018, du fait de l’hospitalisation pour sleeve,

– à 15 % du 1er mai 2018 au 25 avril 2019, période de suivi par son médecin traitant et un psychiatre de façon mensuelle avec un traitement anxiolytique et antidépresseur et une rééducation fonctionnelle.

Au regard des indications apportées par l’expert, il est justifié de fonder l’appréciation de l’indemnité due à Mme [R] sur la base de 30 euros par jour, de sorte que c’est de manière justifiée que celle-ci réclame paiement de la somme de 6 656,80 euros.

3. sur le déficit fonctionnel permanent

Mme [R] se prévaut des arrêts rendus le 20 janvier 2023 par l’assemblée plénière de la Cour de cassation qui élargissent au déficit fonctionnel permanent le périmètre des préjudices indemnisables en matière de faute inexcusable. Elle fait valoir qu’elle avait 30 ans et 5 mois à la date de la consolidation fixée par le Dr [N], de sorte qu’il est juste et équitable de retenir comme valeur de point d’incapacité, selon le barème Mornet 2023, le chiffre de 2 550 euros.

La RATP prend acte de ce que l’expert fixe ce déficit à 12 %, mais soutient que selon la Cour de cassation, le déficit fonctionnel permanent est réparé par la rente majorée attribuée à la victime d’une faute inexcusable, et que le revirement de jurisprudence consiste simplement à faciliter la preuve de l’existence d’un déficit fonctionnel permanent qui ne serait pas déjà couvert par cette rente. Elle souligne que le tribunal judiciaire d’Evreux a déjà fixé au maximum légal la rente servie à Mme [R].

Sur ce,

Il est désormais admis que la rente ne répare pas le déficit fonctionnel permanent, de sorte qu’en application de l’article L. 452-1 du code de la sécurité sociale et de l’article L. 452-3 tel qu’interprété par le Conseil constitutionnel dans sa décision 2010-8 QPC du 18 juin 2010, Mme [R] est en droit d’obtenir une indemnisation à ce titre.

Il est rappelé à cet égard que ce poste de préjudice indemnise la réduction définitive, après consolidation, du potentiel physique, psychosensoriel, ou intellectuel résultant de l’atteinte à l’intégrité anatomo-psychologique, à laquelle s’ajoutent les phénomènes douloureux et les répercussions psychologiques, et notamment le préjudice moral et les troubles dans les conditions d’existence, personnelles, familiales et sociales.

En l’espèce, l’expert a retenu un taux de déficit fonctionnel permanent de 12 %.

Compte tenu de l’âge de Mme [R], née en novembre 1988, à la date de la stabilisation de son état de santé, retenue par l’expert au 26 avril 2019, et d’un prix du point de 2 550 euros, le préjudice est indemnisé par une somme de 30 600 euros.

4. sur le préjudice esthétique permanent

Mme [R] fait valoir que l’expert évalue ce préjudice à 2/7.

La RATP fait valoir qu’au regard du référentiel Mornet, l’estimation du préjudice à 2/7 justifie une indemnisation entre 2 000 et 4 000 euros. S’appuyant sur le rapport de l’expert, il considère que Mme [R] doit se voir allouer la somme de 2 000 euros.

Sur ce,

L’expert justifie son appréciation à 2/7 en évoquant d’une part une cicatrice d’abdominoplastie d’excellente qualité, quasi-invisible à deux mètres mais sensible, longue, additionnée de quatre cicatrices de c’lioscopie et d’une cicatrice ombilicale d’excellente qualité, et, d’autre part, la sensibilité de la cicatrice d’abdominoplastie, étant noté que les quatre cicatrices de c’lioscopie et de sleeve sont indolores. Il considère que l’ensemble des cicatrices est d’excellente qualité.

Au vu de ces éléments non contestés, il est justifié d’allouer à Mme [R] une indemnité de 2 800 euros.

II. Sur les frais du procès

La RATP, partie perdante, est condamnée aux dépens de première instance et d’appel, en ce compris les frais de l’expertise judiciaire.

Par suite, elle est condamnée à payer à Mme [R] la somme de 1 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, en supplément de la somme accordée dans l’arrêt du 22 mars 2024.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant publiquement, par arrêt réputé contradictoire, rendu en dernier ressort,

Vu l’arrêt rendu le 22 mars 2024 par la présente cour,

Condamne la caisse de coordination aux assurances de la RATP à avancer à Mme [R] les sommes suivantes au titre de l’indemnisation de son préjudice résultant de la faute inexcusable de la RATP :

* 4 580,60 euros au titre de l’assistance tierce personne temporaire,

* 6 656,80 euros au titre du déficit fonctionnel temporaire,

* 8 000 euros au titre des souffrances endurées,

* 5 000 euros au titre du préjudice esthétique temporaire,

* 30 600 euros au titre du déficit fonctionnel permanent,

* 2 800 euros au titre du préjudice esthétique permanent,

Condamne la RATP aux dépens de première instance et d’appel,

Condamne la RATP à payer Mme [R] la somme de 1 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, en supplément de la somme déjà allouée par l’arrêt du 22 mars 2024.

LE GREFFIER LA PRESIDENTE


 


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