Cour d’appel de Rennes, 26 novembre 2024, RG n° 24/01960
Cour d’appel de Rennes, 26 novembre 2024, RG n° 24/01960

Type de juridiction : Cour d’appel

Juridiction : Cour d’appel de Rennes

Thématique : Inaliénabilité testamentaire : enjeux de validité et de propriété dans le cadre d’une donation.

Résumé

Mme [Y] [E] est décédée à [Localité 7] le [Date décès 4] 2021. Dans son testament, elle a désigné sa sœur, Mme [V] [E], comme légataire universelle, tout en imposant une clause d’inaliénabilité sur sa maison de [Localité 5]. En avril 2022, Mme [V] [E] a demandé la mainlevée de cette clause, mais le tribunal de Quimper a rejeté sa demande. En 2024, le procureur général a précisé que la clause n’était pas absolue. Finalement, la cour a annulé la clause d’inaliénabilité, laissant les dépens à la charge de Mme [V] [E].

1ère chambre

ARRÊT N°

N° RG 24/01960

N° Portalis DBVL-V-B7I-UU7Z

(Réf 1ère instance : 22/00707)

Mme [V] [D] [S] [E]

C/

Infirme la décision déférée dans toutes ses dispositions, à l’égard de toutes les parties au recours

Copie exécutoire délivrée

le :

à :

Me Luc BOURGES

RÉPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D’APPEL DE RENNES

ARRÊT DU 26 NOVEMBRE 2024

COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ

Président : Madame Véronique VEILLARD, présidente de chambre

Assesseur : Monsieur Philippe BRICOGNE, président de chambre

Assesseur : Madame Caroline BRISSIAUD, conseillère, rapporteur lors de l’audience

GREFFIER

Madame Morgane LIZEE lors des débats et lors du prononcé

MINISTÈRE PUBLIC

M. Yves DELPERIE avocat général auquel l’affaire a été régulièrement communiquée.

DÉBATS

En chambre du conseil le 17 septembre 2024

ARRÊT

Contradictoire, prononcé hors la présence du public le 26 novembre 2024 par mise à disposition au greffe comme indiqué à l’issue des débats

****

APPELANTE

Madame [V] [D] [S] [E]

Née le [Date naissance 2] 1947 à [Localité 7]

[Adresse 1]

[Localité 3]

Représentée par Me Jean-claude GOURVES de la SELARL CABINET GOURVES, D’ABOVILLE ET ASSOCIES, Plaidant, avocat au barreau de QUIMPER

Représentée par Me Luc BOURGES de la SELARL LUC BOURGES, Postulant, avocat au barreau de RENNES

EXPOSÉ DU LITIGE

Mme [Y] [E] est décédée à [Localité 7] le [Date décès 4] 2021.

Aux termes d’un testament olographe du 17 avril 2004 et d’un avenant du 12 février 2021, Mme [Y] [E] a institué pour légataire universelle sa s’ur, Madame [V] [E].

L’avenant comportait la clause suivante : « ma maison de [Localité 5] ne doit pas être vendu, jamais sous aucun prétexte, elle sera donné en héritage à une association, si personne de la famille ne l’accepte elle devra être restaurée à l’identique (…) Qu’elle serve de relais pour les besoins des femmes battues, ou de refuge pour animaux non bruyant mais jamais vendu, c’est le seul bien que je n’ai jamais possédé, le notaire ou un autre homme de loi la reprendrais pour la rediriger vers un autre milieu respectueux de mes souhaits. Ceci fait partie de mes dernières volontés. Ma s’ur cité plus haut reste ma légataire universel dans ce temps jusqu’au choix qu’elle fera plus tard en respectant mes souhaits.»

Arguant de cette clause d’inaliénabilité, Mme [V] [E] a, par requête enregistrée le 7 avril 2022, saisi le tribunal judiciaire de Quimper, au visa de l’article 900-1 du code civil, aux fins de voir :

– donner mainlevée de la clause d’inaliénabilité dès lors qu’elle est entachée de nullité,

– dire et juger que le jugement à intervenir sera assorti de l’exécution provisoire,

– dire que les dépens seront employés en frais privilégiés de procédure.

Par jugement rendu en matière gracieuse en date du 20 septembre 2022, le tribunal judiciaire de Quimper a :

– débouté Madame [V] [E] de sa demande,

– laissé les dépens à la charge de Madame [V] [E].

Par déclaration du 7 novembre 2023, Mme [V] [E] a interjeté appel de cette décision.

L’examen de l’affaire a été fixé à l’audience du 17 septembre 2024.

Le 28 juin 2024, le procureur général a rendu l’avis suivant : ‘L’article 900-1 du code civil ne s’applique pas en l’espèce, dans la mesure où il ne s’agit pas d’une clause d’inaliénabilité absolue, mais d’une simple interdiction de céder le bien à titre onéreux.’

Aux termes de ses conclusions, transmises au greffe et notifiées le 29 juillet 2024, auxquelles il est renvoyé pour l’exposé détaillé, Mme [E] demande à la cour d’infirmer le jugement déféré et statuant à nouveau de :

– donner mainlevée de la clause d’inaliénabilité dès lors qu’elle est entachée de nullité,

– dire que les dépens seront employés en frais privilégiés de procédure.

Mme [E] fait valoir qu’un élément nouveau est intervenu depuis le jugement, ayant appris que le bien reçu en donation était en réalité un bien en indivision entre elle-même (pour 1/3) et la testatrice (pour 2/3).

Se fondant sur les dispositions de l’article 900-1 du code civil, elle plaide de plus fort la nullité de la clause d’inaliénabilité, comme n’étant pas limitée dans le temps, ainsi que le démontre l’utilisation réitérée par la testatrice du terme ‘jamais’ et en ce que cette interdiction ne répond pas à l’exigence d’un intérêt sérieux et légitime, puisque la testatrice a pris des dispositions concernant un bien dont elle n’était pas la seule propriétaire.

Elle ajoute que la décision entreprise a pour conséquence que la maison, et donc le tiers dont elle est propriétaire, devient lui-même inaliénable sauf à ce qu’elle consente, ce qui n’est pas le cas, à faire donation de la maison, laquelle est indivisible.

MOTIVATION DE LA COUR

1°/ Sur la demande principale

En droit, l’article 900-1 du ode civil dispose que ‘Les clauses d’inaliénabilité affectant un bien donné ou légué ne sont valables que si elles sont temporaires et justifiées par un intérêt sérieux et légitime. Même dans ce cas, le donataire ou le légataire peut être judiciairement autorisé à disposer du bien si l’intérêt qui avait justifié la clause a disparu ou s’il advient qu’un intérêt plus important l’exige.

Les dispositions du présent article ne préjudicient pas aux libéralités consenties à des personnes morales ou même à des personnes physiques à charge de constituer des personnes morales.’

Ainsi, pour être valable, la clause d’inaliénabilité doit être temporaire et justifiée par un intérêt sérieux et légitime. Ces deux conditions sont cumulatives. A défaut de l’une ou de l’autre, la clause est nulle.

Sur le caractère temporaire de la clause

En l’espèce, comme l’a retenu le tribunal, la clause d’inaliénabilité insérée dans les dispositions testamentaires de [Y] [E] n’est effectivement pas absolue dans la mesure où la volonté clairement exprimée de la donatrice était seulement d’empêcher une aliénation à titre onéreux de la maison. En effet, la clause n’interdit pas les actes de disposition à titre gratuit, y compris à des tiers, ‘si personne de la famille ne l’accepte.’

La question est cependant de savoir si l’interdiction faite à la donataire d’aliéner est limitée dans le temps. A cet égard, la jurisprudence considère que n’a pas de caractère temporaire la prohibition d’aliéner devant s’appliquer pendant toute la vie du gratifié.

En l’occurrence, il ne peut se déduire de l’utilisation à deux reprises du terme ‘jamais’ que la donatrice aurait entendu exclure toute aliénation du vivant de sa s’ur. En effet, cet adverbe n’est utilisé que s’agissant de la vente de la maison, marquant ainsi l’interdiction stricte d’une aliénation à titre onéreux.

En revanche, l’aliénation à titre gratuit est envisagée par la donatrice y compris du vivant de la donataire et non pas seulement après le décès de cette dernière, dès lors que [Y] [E] a précisé dans son testament : ‘Ma s’ur cité plus haut reste ma légataire universel dans ce temps jusqu’au choix qu’elle fera plus tard en respectant mes souhaits.’

Il s’en infère que cette clause n’impose nullement à Mme [V] [E] de conserver le bien donné sa vie durant, celle-ci ayant toujours la possibilité d’en disposer à titre gratuit à tout moment.

La clause d’inaliénabilité litigieuse présente bien un caractère temporaire.

Sur l’existence d’un motif sérieux et légitime justifiant la clause

Par cette clause, la testatrice a manifestement souhaité le maintien du bien dans sa famille, sa s’ur étant légataire universelle, et à défaut le don à des associations d’intérêt général. Le tribunal a retenu à juste titre que la clause litigieuse était donc justifiée par un intérêt moral sérieux et légitime de conservation du bien dans la famille et à défaut, d’utilité publique.

Toutefois, il résulte d’un acte de vente reçu le 9 novembre 1978 par Me [L], notaire à [Localité 7], publié au bureau des hypothèques de [Localité 7] Vol 1867 n°23, que la maison de [Localité 6] objet de la donation, a en réalité été acquise en indivision par les deux s’urs.

Aux termes de cet acte, [Y] [E] en était propriétaire pour deux tiers et Mme [V] [E] pour un tiers.

La légataire ayant accepté son legs, le bien n’est plus indivis à ce jour. Mme [V] [E] en est en effet devenue pleinement propriétaire.

Au regard de cet élément, il convient de considérer que la défunte, qui n’a finalement pu léguer à sa s’ur que sa quote-part indivise du bien, ne pouvait stipuler sans l’accord de sa co-indivisaire une clause d’inaliénabilité portant sur la maison toute entière.

En outre, il ne peut être considéré que cette clause ne s’appliquerait en définitive qu’aux droits indivis donnés par la défunte. En effet, compte tenu de l’indivisibilité de la maison, les effets de la clause d’inaliénabilité s’étendent nécessairement aux droits propres détenus par la requérante sur cette maison avec pour conséquence de priver cette dernière de la possibilité de disposer librement de sa propriété, en lui imposant de ne pouvoir la céder qu’à titre gratuit.

La cour considère que l’atteinte ainsi portée au droit de propriété de la donataire, en sa qualité de co-indivisaire de la maison, prive la clause litigieuse de sa légitimité.

L’une des conditions posées par l’article 900-1 du code civil précité faisant défaut, la clause litigieuse encourt la nullité.

Après infirmation du jugement, la clause litigieuse sera déclarée nulle et de nul effet.

La nullité de la clause étant prononcée, celle-ci est réputée non écrite et non advenue. Par conséquent, il n’y a pas lieu d’en donner mainlevée.

2°/ Sur les dépens

Le jugement sera confirmé s’agissant des dépens. Les dépens d’appel seront également laissés à la charge de la requérante.

PAR CES MOTIFS

La cour,

Infirme le jugement rendu à titre gracieux par le tribunal judiciaire de Quimper le 20 septembre 2022 sauf en ce qu’il a laissé les dépens à la charge de Mme [V] [E],

Statuant de nouveau,

Déclare nulle et de nul effet la clause contenue dans l’ avenant du 12 février 2021 rédigée par [Y] [E], de la manière suivante : ‘ma maison de [Localité 5] ne doit pas être vendu, jamais sous aucun prétexte, elle sera donné en héritage à une association, si personne de la famille ne l’accepte elle devra être restaurée à l’identique (…) Qu’elle serve de relais pour les besoins des femmes battues, ou de refuge pour animaux non bruyant mais jamais vendu, c’est le seul bien que je n’ai jamais possédé, le notaire ou un autre homme de loi la reprendrais pour la rediriger vers un autre milieu respectueux de mes souhaits. Ceci fait partie de mes dernières volontés. Ma s’ur cité plus haut reste ma légataire universel dans ce temps jusqu’au choix qu’elle fera plus tard en respectant mes souhaits.’

Laisse les dépens d’appel à la charge de Mme [V] [E].

LA GREFFIÈRE LA PRÉSIDENTE

 


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