Cour d’appel de Paris, 16 octobre 2024, RG n° 22/02313
Cour d’appel de Paris, 16 octobre 2024, RG n° 22/02313

Type de juridiction : Cour d’appel

Juridiction : Cour d’appel de Paris

Thématique : L’insuffisance professionnelle du salarié : les critères à connaître

 

Résumé

L’insuffisance professionnelle se définit comme l’incapacité durable d’un salarié à exécuter son travail de manière satisfaisante. Dans le cas de Madame [V], son licenciement a été justifié par des insuffisances tant sur le plan éditorial que managérial, notamment un manque d’idées novatrices et des difficultés relationnelles avec ses équipes. Malgré ses contestations, les preuves fournies par l’employeur, incluant des attestations de collègues, ont établi des manquements significatifs. La cour a confirmé que les motifs de licenciement étaient réels et sérieux, déboutant ainsi Madame [V] de sa demande d’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

16 octobre 2024
Cour d’appel de Paris
RG n°
22/02313

Copies exécutoires REPUBLIQUE FRANCAISE

délivrées le : AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D’APPEL DE PARIS

Pôle 6 – Chambre 9

ARRET DU 16 OCTOBRE 2024

(n° , 12 pages)

Numéro d’inscription au répertoire général : N° RG 22/02313 – N° Portalis 35L7-V-B7G-CFGYE

Décision déférée à la Cour : Jugement du 04 Octobre 2021 -Conseil de Prud’hommes – Formation paritaire de PARIS – RG n°19/11382

APPELANTE

Madame [L] [V]

[Adresse 1]

[Localité 2]

Représentée par Me Sophie BOURGUIGNON, avocat au barreau de PARIS, toque : J095

INTIMEE

S.A.S. CMI PUBLISHING

[Adresse 4]

[Adresse 4]

[Localité 3]

Représentée par Me Michael AMADO, avocat au barreau de PARIS, toque : E0448

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 03 Juin 2024, en audience publique, les avocats ne s’y étant pas opposés, devant Madame Nelly CHRETIENNOT, conseillère, chargée du rapport.

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, entendu en son rapport, composée de :

Monsieur Stéphane MEYER, président de chambre

Monsieur Fabrice MORILLO, conseiller

Madame Nelly CHRETIENNOT, conseillère

Greffier, lors des débats : Monsieur Jadot TAMBUE

ARRET :

– contradictoire,

– par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.

– signé par Monsieur Stéphane MEYER, président de chambre et par Madame Marika WOHLSCHIES, greffier, à qui la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

EXPOSE DU LITIGE

Madame [V] a initialement été engagée par contrat à durée indéterminée, à compter du 18 mai 2006 par les Editions Charles Massin à [Localité 5], en qualité de secrétaire de rédaction du Magazine Art & Décoration.

La convention collective applicable à Madame [V] est celle des journalistes.

A compter du 1er février 2013, elle en est devenue la rédactrice en chef

Le 1er octobre 2018, le magazine « Art & Décoration » a été repris par la société HACHETTE FILIPACCHI ASSOCIES, devenue CMI PUBLISHING, avec possibilité pour les journalistes de faire valoir leur clause de cession. Madame [V] est restée rédactrice en chef du magazine.

En février 2019, une nouvelle directrice a été nommée, Madame [K] [R].

Madame [V] a été convoquée à un entretien préalable à une mesure de licenciement par courrier du 27 septembre 2019 et dispensée d’activité.

Son licenciement lui a été notifié le 18 octobre 2019 et elle a été dispensée d’exécuter son préavis de deux mois.

Le 20 décembre 2019, Madame [V] a saisi le conseil de prud’hommes de Paris des demandes suivantes :

– indemnité pour non-respect des dispositions sur la durée du travail : 22.680 €,

– indemnité pour travail dissimulé : 45.357 €,

– dommages et intérêts pour manquement à l’obligation de sécurité : 22.680 €,

– dommages et intérêts pour manquement à l’obligation de loyauté : 22.680 €,

– dommages et intérêts pour manquement à l’obligation de formation : 15.120 €,

– rappel de salaire : 11.640,72 €,

– congés payés sur rappel de salaire : 1.164,07 €

– dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse : 86.935 €,

– article 700 du code de procédure civile : 5.000 €,

– exécution provisoire de la décision à intervenir,

– publication du jugement dans le magazine Art et Décoration,

– intérêt légal et capitalisation.

Par jugement du 4 octobre 2021, le conseil de prud’hommes de Paris a :

-Condamné la société CMI PUBLISHING à verser à Madame [V] les sommes suivantes :

-7.500 € à titre de dommages et intérêts pour absence de formation avec intérêts au taux légal à compter du jour du prononcé du jugement,

-1.000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile,

– Débouté Madame [V] du surplus de ses demandes,

– Débouté la société CMI PUBLISHING de sa demande reconventionnelle au titre des frais de procédure,

– Condamné la société CMI PUBLISHING aux dépens.

Madame [L] [V] a régulièrement interjeté appel de ce jugement par déclaration du 14 février 2022, en visant expressément les dispositions critiquées.

Par écritures récapitulatives notifiées électroniquement le 2 mai 2024, Madame [V] demande à la cour de :

-Infirmer le jugement déféré, sauf en ce qu’il a condamné la société CMI à lui verser les sommes suivantes :

-dommages et intérêts pour manquements à l’obligation de formation : 7.500 €,

-frais de procédure : 1.000 €,

– Infirmer le jugement qui l’a déboutée des demandes ci-dessous et condamner la société CMI à lui verser les sommes suivantes :

-indemnité pour non-respect des dispositions sur la durée du travail : 22.680 €,

-indemnité pour travail dissimulé : 45.357 €,

-dommages et intérêts pour manquement à l’obligation de sécurité : 22.680 €,

-dommages et intérêts pour manquement à l’obligation de loyauté : 22.680 €,

-dommages et intérêts pour manquements à l’obligation de formation : 15.120 €,

-rappel de salaire : 11.640, 72 €,

-congés payés sur rappel de salaire : 1.164,07 €,

-dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle ni sérieuse : 86.935 €,

-article 700 du code de procédure civile : 5.000 €,

Avec intérêt légal et capitalisation des intérêts,

-Condamner la société CMI à la publication du jugement dans le magazine Art et Décoration.

Par écritures récapitulatives notifiées électroniquement le 25 avril 2024, la société CMI demande à la cour de :

-Confirmer le jugement rendu par le conseil de prud’hommes de Paris le 4 octobre 2021, sauf en ce qu’il a condamné la société CMI PUBLISHING (devenue CMI FRANCE) au paiement de dommages et intérêts pour absence de formation,

Statuant de nouveau,

-Débouter Madame [V] de l’ensemble de ses demandes,

-A titre subsidiaire, ramener l’éventuelle indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse à de plus justes proportions en application des dispositions de l’article L 1235-3 du code du travail,

-Condamner Madame [V] au paiement de la somme de 2.000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile,

-Condamner Madame [V] aux entiers dépens.

L’ordonnance de clôture a été prononcée le 7 mai 2024.

Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure et des prétentions des parties, la cour se réfère à leurs dernières conclusions.

MOTIFS

Sur le licenciement

Aux termes de l’article L.1232-1 du code du travail, le licenciement pour motif personnel doit être justifié par une cause réelle et sérieuse.

L’insuffisance professionnelle se définit comme l’incapacité objective et durable d’un salarié à exécuter de façon satisfaisante un emploi correspondant à sa qualification. Elle se caractérise par une mauvaise qualité du travail due soit à une incompétence professionnelle, soit à une inadaptation à l’emploi.

Si l’appréciation des aptitudes professionnelles et de l’adaptation à l’emploi relève du pouvoir de l’employeur, pour justifier le licenciement, les griefs doivent être suffisamment pertinents, matériellement vérifiables et perturber la bonne marche de l’entreprise ou être préjudiciables aux intérêts de celle-ci.

Aux termes de l’article L.1235-1 du code du travail, le juge, pour apprécier le caractère réel et sérieux des motifs de licenciement invoqués par l’employeur, forme sa conviction au vu des éléments fournis par les parties, et au besoin après toutes mesures d’instruction qu’il estime utiles, et, si un doute persiste, il profite au salarié.

En l’espèce, la lettre de licenciement du 18 octobre 2019, qui fixe les limites du litige en application des dispositions de l’article L.1232-6 du code du travail, faisait état des griefs suivants :

-Insuffisances professionnelles, sur un plan éditorial et managérial a fortiori, caractérisées par : un manque d’idées novatrices, une exigence éditoriale peu élevée, des difficultés à travailler avec les autres équipes dont la collaboration est pourtant essentielle (équipe commerciale, équipe en charge des réseaux sociaux), service désorganisé, management infantilisant ou à l’inverse charge trop importante confiée à des personnes dont ce n’est pas la tâche, frustration des équipes ;

-Insuffisances comportementales : attitude irrespectueuse des autres dont de sa hiérarchie.

La salariée conteste la réalité de ces griefs.

– Sur les insuffisances professionnelles, sur un plan éditorial et managérial

Les insuffisances soulevées par l’employeur sur le plan éditorial, à savoir un manque d’idées novatrices et une exigence éditoriale peu élevée, sont contredites par des évaluations positives sur plusieurs années, sans aucune remontée négative de ce type, le caractère inadapté du contenu des magazines en lui-même n’étant pas démontré.

S’agissant en revanche des relations avec les autres équipes, commerciales et en charge des réseaux sociaux, l’employeur produit plusieurs pièces faisant état de difficultés.

Pour l’équipe commerciale, il verse aux débats une attestation de Monsieur [A] [I], directeur commercial, qui indique :

 » Peu de communication/échanges avec la régie, changements de sujets prévus au calendrier sans avertir la régie alors que le contexte a été  » vendu  » en pub.

Peu de communication/débriefe suite à ses rdv de marques qui pourraient nous aider à pousser nos offres (‘)

Quelques rdv  » border  » en terme de discours peu  » politique  » face à des annonceurs ou marques : parfois manque de discernement (‘).

Réaction souvent excédée/agressive lorsque nous devons modifier le cdf suite validations tardives des pages de pub (‘ ) « .

Pour les relations avec l’équipe en charge des réseaux sociaux, il ressort des documents produits et notamment de l’attestation de Madame [J], directrice marketing, qu’à compter d’avril 2019, toute publication sur les réseaux sociaux devait passer par cette équipe qui en maîtrisait les aspects spécifiques. Toutefois, Madame [V] n’a pas respecté cette consigne en faisant publier des contenus directement en passant notamment par sa fille stagiaire, malgré plusieurs rappels des procédures à suivre, ce qui a causé des difficultés relatives aux publications, ainsi qu’au sein de l’équipe réseaux sociaux.

L’employeur produit par ailleurs plusieurs attestations faisant état de difficultés managériales :

-Monsieur [D], maquettiste, fait état du peu d’autonomie qui lui était laissé et d’une mauvaise organisation,

-Mesdames [U] et [T], secrétaires de rédaction, font état de tâches importantes confiées ne relevant normalement pas de leurs tâches, sans accompagnement ni soutien,

-Madame [N], rédactrice en chef adjointe, indique ne pas être conviée aux réunions avec les autres services,

-Monsieur [M], directeur artistique, explique être évincé des discussions concernant le visuel.

Ces plaintes de plusieurs collaborateurs importants révèlent une défaillance du management de la salariée.

-Sur l’attitude irrespectueuse envers ses collègues

L’employeur produit des attestations circonstanciées et très détaillées de plusieurs membres de l’équipe de rédaction de Madame [V] qui font état d’une difficulté importante à travailler avec elle au plan des rapports humains : ils évoquent une rédactrice en chef cassante, peu empathique face aux difficultés personnelles qu’ils ont pu rencontrer, d’humeur changeante (attestations des salariés [Y], [D], [U], [T], [Z], [P], [N], [M]).

Madame [V] fait valoir que les salariés ont attesté sur demande de l’employeur qui a monté un dossier contre elle pour l’évincer suite à la reprise du magazine par la société HACHETTE FILIPACCHI ASSOCIES en 2018 et l’arrivée d’une nouvelle directrice en février 2019.

Toutefois, il ressort des attestations produites que les salariés ont en réalité saisi l’occasion du changement de direction pour faire part des difficultés qu’ils rencontraient avec le management de Madame [V] depuis plusieurs mois voire plusieurs années, se sentant entendus.

Madame [V] produit des attestations de personnes ayant travaillé avec elle et avec lesquelles les relations étaient bonnes. Toutefois, ces attestations qui sont principalement rédigées par des personnes ayant quitté son service ou appartenant à une autre équipe ne suffisent pas à démentir les attestations faisant état de ses insuffisances en termes de management.

Il résulte de ce qui précède que les faits d’insuffisance professionnelles fondant le licenciement de Madame [V] sont établis, et que c’est à bon droit que le conseil de prud’hommes a débouté la salariée de sa demande d’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Sur la demande de dommages et intérêts pour manquements à l’obligation de formation

En vertu de l’article L.6321-1 du code du travail, l’employeur doit veiller au maintien de la capacité des salariés à occuper leur emploi, au regard notamment de l’évolution des emplois, des technologies et des organisations.

Madame [V] expose que l’employeur a manqué à son obligation de formation, car il ne lui a pas permis de suivre une formation relative aux réseaux sociaux, ce qui lui a causé préjudice au regard de l’environnement actuel de la presse et des objectifs qui lui avaient été fixés en matière d’animation de réseaux sociaux.

L’employeur justifie toutefois que la salariée a suivi une formation par an entre 2009 et 2018, en lien avec son environnement professionnel.

Pour l’année 2019, il avait été évoqué le fait qu’elle suive une formation en matière de vidéo sur les réseaux sociaux en juin 2019, en même temps que lui avaient été fixés ses objectifs. Cependant, dans la mesure où elle a été licenciée le 18 octobre 2019, cette formation n’a pas pu être mise en place, ce qui ne peut être retenu comme un manquement de l’employeur, au regard des actions de formation déjà menées.

En conséquence, il convient d’infirmer le jugement déféré en ce qu’il a condamné l’employeur à verser des dommages et intérêts pour absence de formation, et statuant de nouveau, de débouter Madame [V] de sa demande à ce titre.

Sur la demande d’indemnité pour non-respect des dispositions sur la durée du travail

Madame [V] expose que la convention de forfait jours prévoyant 202 jours de travail annuel qui lui a été proposée par courrier du 24 septembre 2018 n’est pas une convention individuelle valable et qu’en tout état de cause, l’employeur n’a mis en place aucun mode de contrôle des jours et de la charge de travail de la salariée, au moyen notamment d’un entretien individuel annuel.

Elle ajoute que de surcroît, elle a travaillé plus que les 202 jours prévus par la convention de forfait , ainsi que cela ressort de ses bulletins de paye : 225 jours en 2017, 218 jours en 2018 et 143 jours au 31 août 2019 au lieu de 134 jours au prorata de son temps de présence jusqu’à son licenciement. Elle considère que cela correspond à un solde de 23 + 16 + 9 = 48 jours supplémentaires non rémunérés représentant 14 429,30 €, indépendamment des congés payés.

Elle fait valoir que le non-respect des dispositions relatives à la durée de travail lui a causé un préjudice résultant du manque de temps libre et de la fatigue occasionnée, ce qui a fragilisée son état de santé, étant relevé qu’au courant de l’année 2017, elle a dû faire face à un cancer.

Elle sollicite en conséquence des dommages et intérêts à hauteur de 22.680 € en réparation de son préjudice.

L’employeur réplique que la convention de forfait jours était valide et que les dispositions relatives au temps de travail ont été respectées.

-Sur la convention de forfait en jours :

Il ressort des dispositions de l’article L.3121-63 du code du travail que les forfaits annuels en heures ou en jours sur l’année sont mis en place par un accord collectif d’entreprise ou d’établissement ou, à défaut, par une convention ou un accord de branche.

Toute convention de forfait en jours doit être prévue par un accord collectif dont les stipulations assurent la garantie du respect de durées raisonnables de travail ainsi que des repos, journaliers et hebdomadaires.

Aux termes de l’article L.3121-64 du code du travail, l’accord autorisant la conclusion de conventions individuelles de forfait en jours détermine notamment :

1° Les modalités selon lesquelles l’employeur assure l’évaluation et le suivi régulier de la charge de travail du salarié ;

2° Les modalités selon lesquelles l’employeur et le salarié communiquent périodiquement sur la charge de travail du salarié, sur l’articulation entre son activité professionnelle et sa vie personnelle, sur sa rémunération ainsi que sur l’organisation du travail dans l’entreprise ;

3° Les modalités selon lesquelles le salarié peut exercer son droit à la déconnexion prévu au 7° de l’article L. 2242-17.

Le non-respect par l’employeur des clauses de l’accord collectif destinées à assurer la protection de la sécurité et de la santé des salariés soumis au régime du forfait en jours prive d’effet la convention de forfait.

En l’espèce, contrairement à ce que soutient la salariée, une convention de forfait en jours a bien été conclue puisque qu’un avenant à son contrat lui a été transmis par courrier du 24 septembre 2018, mentionnant la convention de forfait, et qu’elle l’a signée et y a apposé la mention  » bon pour accord « .

Cette convention de forfait en jours visait un accord collectif du 20 janvier 2000. Toutefois, cet accord ne comprend pas de mesures permettant d’assurer le suivi de la charge de travail du salarié, son contrôle régulier, l’articulation entre activité professionnelle et vie personnelle, et l’exercice du droit à la déconnexion. Cette circonstance est de nature à entraîner la nullité de la convention de forfait.

La cour relève néanmoins que la salariée ne sollicite pas la nullité de cette convention, mais uniquement l’indemnisation des conséquences du non-respect des dispositions relatives aux durées de travail.

-Sur l’indemnisation du préjudice subi :

La salariée indique avoir travaillé plus que les 202 jours prévus par la convention de forfait : 225 jours en 2017, 218 jours en 2018 et 143 jours au 31 août 2019 au lieu de 134 jours au prorata de son temps de présence jusqu’à son licenciement.

Au regard du nombre de jours de congés et RTT qu’elle a pris, tel que cela ressort de l’extrait du logiciel de gestion des absences, elle a en réalité travaillé :

-202 jours en 2017, et non 225 comme allégué, au regard du nombre de jours d’arrêt de travail, de congés et de RTT pris, de sorte qu’il n’y a pas eu dépassement du nombre de jours prévus par la convention de forfait (202 jours) ;

-210 jours en 2018, et non 218 comme allégué, au regard du nombre de jours d’arrêt de travail, de congés et de RTT pris, soit un dépassement de 8 jours au regard de la convention de forfait ;

-pour l’année 2019, elle a travaillé entre le 1er janvier et le 18 octobre et a été dispensée de préavis à compter de cette date. Avant son préavis, elle a bénéficié de 41 jours de RTT et congés, de sorte qu’elle ne démontre pas un dépassement des jours travaillés au regard de la convention de forfait.

En considération de ces éléments, la cour relève d’une part que l’employeur n’a pas respecté la convention de forfait elle-même en 2018, puisque la salariée a été amenée à travailler plus que les 202 jours prévus à ladite convention, et d’autre part, qu’il a soumis la salariée à une convention de forfait au cours de laquelle aucun contrôle n’a été exercé sur la charge de travail de la salariée, l’articulation entre activité professionnelle et vie personnelle, et l’exercice du droit à la déconnexion.

Or, la salariée établit que sa charge de travail était élevée :

– son entretien d’évaluation de 2011 mentionne  » + de stress, + grande charge de travail « , l’entretien d’évaluation de 2016 indique  » une année chargée donc et un peu éprouvante’  » ;

– Madame [H] [B], ancienne collègue expose :  » Fin 2017, l’équipe de SR est passée de 3 à 2 personnes, malgré les demandes appuyées de [L] pour maintenir l’effectif en place  »

– Madame [F] indique  » Entre le travail sur les textes, les maquettes, les recherches de visuels de couvertures, le chemin de fer’elle ne comptait pas ses heures !  » ‘

-Madame [G] :  » Elle a dirigé la rédaction, seule, sans adjointe, pendant 8 ans, sortant le magazine Art & Décoration et ses éditions régionales sans un jour de retard. Une charge de travail énorme qu’elle devait accomplir avant imaginer de prendre des congés ! ».

Alors qu’elle a fait face à des problèmes de santé important en 2017, à savoir un cancer, il ressort des pièces produites que des aménagements ont été mis en place par son employeur de façon informelle, afin qu’elle puisse suivre ses soins, mais sa charge de travail demeurait importante, en application d’une convention de forfait ne respectant pas les dispositions protectrices des salariés.

Son importante charge de travail a par ailleurs affecté sa vie personnelle.

La salariée justifie donc de préjudices qui doivent être réparés par l’octroi de dommages et intérêts à hauteur de 9.000 €.

En conséquence, le jugement déféré sera infirmé sur ce point, et l’employeur condamné à lui verser cette somme en réparation de son préjudice.

Sur la demande d’indemnité pour travail dissimulé

Il résulte des dispositions des articles L.8221-5 et L.8223-1 du code du travail, que le fait, pour l’employeur, de mentionner intentionnellement sur le bulletin de paie du salarié un nombre d’heures de travail inférieur à celui réellement accompli est réputé travail dissimulé et ouvre droit, pour le salarié, à une indemnité forfaitaire égale à 6 mois de salaires.

En l’espèce, la salariée n’a pas sollicité que la convention de forfait en jours soit jugée nulle ou privée d’effet. Elle ne démontre donc pas que les mentions à ses bulletins de paye seraient inexactes, et ne justifie pas que son employeur aurait intentionnellement porté des mentions inexactes à son bulletin de paie.

En conséquence, il y a lieu de confirmer la décision entreprise en ce qu’elle a débouté la salariée de sa demande au titre du travail dissimulé.

Sur la demande de dommages et intérêts pour manquement à l’obligation de sécurité

Aux termes de l’article L.4121-1 du code du travail, l’employeur a l’obligation d’assurer la sécurité et de protéger la santé physique et mentale de ses salariés et aux termes de l’article L.4121-2, il met en oeuvre ces mesures sur le fondement des principes généraux de prévention suivants :

1° Eviter les risques ;

2° Evaluer les risques qui ne peuvent pas être évités ;

3° Combattre les risques à la source ;

4° Adapter le travail à l’homme, en particulier en ce qui concerne la conception des postes de travail ainsi que le choix des équipements de travail et des méthodes de travail et de production, en vue notamment de limiter le travail monotone et le travail cadencé et de réduire les effets de ceux-ci sur la santé ;

5° Tenir compte de l’état d’évolution de la technique ;

6° Remplacer ce qui est dangereux par ce qui n’est pas dangereux ou par ce qui est moins dangereux ;

7° Planifier la prévention en y intégrant, dans un ensemble cohérent, la technique, l’organisation du travail, les conditions de travail, les relations sociales et l’influence des facteurs ambiants, notamment les risques liés au harcèlement moral et au harcèlement sexuel, tels qu’ils sont définis aux articles L. 1152-1 et L. 1153-1 ;

8° Prendre des mesures de protection collective en leur donnant la priorité sur les mesures de protection individuelle ;

9° Donner les instructions appropriées aux travailleurs.

Ne méconnaît pas l’obligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, l’employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les textes susvisés.

Il appartient à l’employeur de démontrer qu’il a pris toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des salariés.

Madame [V] fait valoir les éléments suivants au soutien de manquements de l’employeur à son obligation de sécurité :

-il ne justifie pas avoir mis en ‘uvre les dispositions nécessaires de nature à garantir que l’amplitude et la charge de la salariée en forfait-jours restent raisonnables,

-alors qu’en mars 2017, on lui diagnostiquait un cancer pour lequel elle était hospitalisée en mai 2017 puis suivait des séances de radiothérapie de mai à août 2017 tous les matins avant de venir au travail, à aucun moment l’employeur ne consultait le médecin du travail pour savoir s’il n’y avait pas lieu d’aménager ses horaires.

L’employeur réplique que Madame [V] n’a été absente pour maladie que 15 jours en mai 2017, de sorte qu’il n’avait aucune obligation de provoquer une visite médicale que la salariée n’a par ailleurs pas sollicitée. Il ajoute qu’elle a de fait bénéficié d’un aménagement de ses journées de travail afin de suivre son traitement, et qu’elle a pris régulièrement des congés ou jours de repos.

Il ressort de ce qui a été précédemment jugé que l’employeur a manqué à son obligation de contrôle de l’adaptation de la charge de travail de la salariée, dans le cadre de la convention de forfait en jours, alors que celle-ci avait une charge de travail importante et qu’elle a dû faire face à un cancer courant 2017. Ce préjudice a cependant déjà été indemnisé au titre du non-respect des règles relatives à la durée du travail, dans le cadre d’une précédente demande examinée par la cour.

Au regard des éléments exposés, la salariée ne justifie pas d’un préjudice supplémentaire à ce que l’employeur n’ait pas contacté la médecine du travail

En conséquence, il convient de confirmer le jugement en ce qu’il l’a déboutée de sa demande d’indemnisation au titre de l’obligation de sécurité.

Sur la demande de rappels de salaire et congés payés afférents

Lorsque le contrat de travail prévoit une prime annuelle sur objectif, l’employeur doit fixer annuellement les objectifs à atteindre et les porter à la connaissance du salarié en début d’exercice. Les objectifs fixés doivent être réalistes et réalisables. Il doit justifier au salarié des conditions de calcul de sa prime annuelle.

En l’absence de ces éléments, il appartient au juge de fixer le montant de la prime sur objectifs en fonction de critères réalistes.

Faute pour l’employeur d’avoir précisé au salarié les objectifs à réaliser ainsi que les conditions de calcul vérifiables, la prime sur objectifs est due au salarié dans son intégralité.

La prime annuelle sur objectifs est due au prorata du temps de présence du salarié lorsque celui-ci quitte l’entreprise en cours d’année.

En l’espèce, Madame [V] percevait depuis plusieurs années une prime sur objectifs. Cette prime était de 11 312,34 € en mars 2017 au titre de 2016, de 12 036,44 € en mars 2018 au titre de 2017 et de 12 036,44 € en mars 2019 au titre de 2018.

Le 26 mars 2019, l’ancienne supérieure hiérarchique de Madame [V] lui fixait l’objectif pour 2019 de  » cultiver la différence et chercher le particularisme pour Art & Décoration « . En juin 2019, sa nouvelle directrice, Madame [R], lui assignait de nouveaux objectifs parmi lesquels le « développement de la diversification Art & Décoration : réseaux sociaux, événements, etc’ « .

Madame [V] sollicite le paiement de l’intégralité de la prime en raison de la fixation tardive d’objectifs en cours d’année. L’employeur s’oppose à ce versement au motif que la salariée, licenciée pour insuffisance professionnelle, n’avait pas atteint les objectifs fixés.

La cour relève que les objectifs pour l’année 2019 ont été fixés non pas en début d’exercice mais en milieu d’année, et qui plus est modifiés par rapport aux précédents objectifs fixés par l’ancienne direction. L’employeur n’a donc pas mis la salariée en mesure de les atteindre, puisqu’ils n’ont pas été portés à sa connaissance en temps utile. En conséquence, la totalité de la prime est due à la salariée, au prorata de son temps de présence dans l’entreprise.

Madame [V] ayant été employée du 1er janvier 2019 au 19 décembre 2019, elle était en droit de percevoir une prime au titre de 2019 de 12.036,44 €/365×353 jours = 11.640,72 €, outre 1.164,07 € de congés payés y afférents.

Le jugement sera donc infirmé sur ce point, et l’employeur sera condamné à verser à Madame [V] une prime de 11.640,72 € et 1.164,07 € de congés payés y afférents au titre de l’année 2019.

Sur la demande de dommages et intérêts pour manquement à l’obligation de loyauté

Selon l’article L.1222-1 du code du travail, le contrat de travail est exécuté de bonne foi.

Madame [V] soutient que son employeur n’a pas respecté son obligation d’exécution de bonne foi car il a organisé son licenciement quelques mois après le rachat du magazine en octobre 2018, alors que les syndicats et la nouvelle direction avaient prévu qu’aucun licenciement ne pourrait intervenir pour motif économique dans les douze mois à compter de la cession, pour les journalistes n’ayant pas fait valoir leur clause de cession.

La cour relève cependant que le licenciement de Madame [V] n’est pas justifié par un motif économique, et qu’il comporte une cause réelle et sérieuse, de sorte qu’elle ne peut se prévaloir de cet accord sur le maintien de l’emploi pour invoquer une exécution déloyale du contrat.

Madame [V] fait ensuite valoir que la gestion des réseaux sociaux lui a été enlevée à compter d’avril 2019, sans qu’elle soit consultée, et que l’accès direct à la publication sur le compte instagram du magazine lui a été coupée en septembre 2019.

Il ressort cependant de ce qui précède qu’un nouveau processus de publication avait été mis en place à compter d’avril 2019, qui imposait aux journalistes de passer par une équipe dédiée aux réseaux sociaux, compte tenu de leurs particularités au niveau technique et marketing, mais que les journalistes pouvaient toujours produire du contenu pour lesdits réseaux. Il résulte également des pièces produites que Madame [V] n’a pas respecté ce nouveau process qui n’apparaissait pas abusif et ne la privait pas de la possibilité de communiquer des contenus pour publication à l’équipe en charge des réseaux sociaux. C’est dans ces conditions que l’accès à la publication directe lui a été coupé, mais elle pouvait continuer à publier en passant par le service dédié. Elle ne démontre donc pas une exécution déloyale du contrat en raison de ces circonstances.

Madame [V] invoque enfin la fixation d’objectifs en juin 2019, soit le milieu d’année, en lien avec les réseaux sociaux, alors même qu’elle n’avait pas pu bénéficier d’une formation en la matière. S’agissant de la fixation des objectifs en milieu d’année, ce fait est pris en considération pour attribuer à la salariée la totalité de sa prime, de sorte que son préjudice est réparé et qu’elle n’en justifie pas de distinct. S’agissant de l’absence de formation, ainsi que précédemment retenu, celle-ci n’a pas pu être mise en place en raison du licenciement de la salariée, étant observé que rédactrice en chef depuis plusieurs années et intervenant déjà sur les réseaux sociaux, elle n’était pas novice en la matière. L’exécution déloyale invoquée n’est donc pas non plus démontrée au titre de la fixation des objectifs.

En conséquence, il convient de confirmer le jugement déféré en ce qu’il a débouté la salariée de sa demande d’indemnisation.

Sur la demande de publication du jugement dans le magazine Art et Décoration

Les préjudices subis par Madame [V] apparaissent intégralement réparés par les dommages et intérêts ou rappels de salaires alloués, de sorte qu’il n’y a pas lieu d’ordonner en sus la publication de la décision.

La salariée sera déboutée de sa demande à ce titre.

Sur les dépens et l’article 700 du code de procédure civile

Il y a lieu de confirmer la décision du conseil de prud’hommes sur ces points, et y ajoutant, de condamner l’employeur aux dépens de l’appel ainsi qu’à verser à Madame [V] la somme de 2.000 € au titre des frais de procédure engagés en cause d’appel.

L’employeur sera débouté de sa demande au titre des frais de procédure.

Sur les intérêts

Il convient de dire, conformément aux dispositions de l’article 1231-7 code civil, que les condamnations à caractère indemnitaire porteront intérêts au taux légal à compter du présent arrêt, que les autres condamnations porteront intérêts au taux légal à compter du 18 novembre 2019, date de convocation devant le bureau de conciliation et d’orientation, conformément aux dispositions de l’article 1231-6 du même code et de faire application de celles de l’article 1343-2 s’agissant de la capitalisation des intérêts.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant par arrêt contradictoire rendu publiquement par mise à disposition au greffe,

Confirme le jugement déféré sauf en ce qu’il a :

-débouté Madame [V] de sa demande d’indemnité pour non-respect des dispositions sur la durée du travail,

-condamné l’employeur à verser à Madame [V] des dommages et intérêts pour non-respect de l’obligation de formation,

-débouté Madame [V] de sa demande de rappels de salaire au titre des primes sur objectifs et des congés payés afférents,

Statuant de nouveau,

Condamne la société CMI FRANCE à verser à Madame [V] :

-9.000 € de dommages et intérêts pour non-respect des dispositions sur la durée du travail,

-une prime de 11.640, 72 € et 1.164,07 € de congés payés y afférents au titre de l’année 2019,

-2.000 € au titre des frais de procédure engagés en cause d’appel,

Déboute la société CMI FRANCE de sa demande au titre des frais de procédure,

Déboute Madame [V] de sa demande de dommages et intérêts pour non-respect de l’obligation de formation,

Déboute Madame [V] de sa demande de publication de la décision de justice,

Condamne la société CMI France aux dépens de la procédure d’appel,

Dit que les condamnations à caractère indemnitaire porteront intérêts au taux légal à compter du présent arrêt, que les autres condamnations porteront intérêts au taux légal à compter du 18 novembre 2019,

Dit qu’il y a lieu de faire application des dispositions de l’article 1343-2 du code civil s’agissant de la capitalisation des intérêts.


 


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