Cour d’appel de caen, 24 octobre 2023, n° RG 22/00257
Cour d’appel de caen, 24 octobre 2023, n° RG 22/00257

Type de juridiction : Cour d’appel

Juridiction : Cour d’appel de Caen

Résumé

La société D2N a engagé une saisie-attribution sur les paiements de lait dus à M. [D] en raison d’une créance de 85.640,60 €. En cessation de paiements, M. [D] a vu sa situation reconnue par le tribunal, qui a ouvert une procédure de redressement judiciaire. La conversion de cette procédure en liquidation a conduit à l’annulation de la saisie par le tribunal, décision contestée par D2N en appel. La cour d’appel de Caen a finalement infirmé le jugement initial, estimant que D2N n’avait pas prouvé sa connaissance de la cessation des paiements au moment de la saisie.

AFFAIRE : N° RG 22/00257 –

N° Portalis DBVC-V-B7G-G5M7

ARRÊT N°

JB.

ORIGINE : Décision du TJ hors JAF, JEX, JLD, J. EXPRO, JCP de CHERBOURG EN COTENTIN

du 10 Janvier 2022 – RG n° 21/00542

COUR D’APPEL DE CAEN

PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE

ARRÊT DU 24 OCTOBRE 2023

APPELANTE :

S.A.S. D2N

N° SIRET : B 325 538 049

[Adresse 5]

[Localité 3]

prise en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège

représentée par Me Gaël BALAVOINE, avocat au barreau de CAEN

assistée de Me Emmanuel LEBAR, avocat au barreau de COUTANCES,

INTIMÉE :

La S.E.L.A.R.L. SBCMJ ès qualités de Liquidateur Judiciaire de [L]

[D], par jugement du 19 octobre 2021 du Tribunal judiciaire de CHERBOURG, prise en la personne de son représentant légal Me [B] [Y],

N° SIRET : 504 384 504

[Adresse 1]

[Localité 2]

représentée par Me Stéphane BATAILLE, avocat au barreau de CHERBOURG

assistée de Me Jean-Pierre LEVACHER,

DÉBATS : A l’audience publique du 06 juillet 2023, sans opposition du ou des avocats, M. GARET, Président de chambre, a entendu seul les plaidoiries et en a rendu compte à la cour dans son délibéré

GREFFIER : Mme COLLET

COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DÉLIBÉRÉ :

M. GUIGUESSON, Président de chambre,

M. GARET, Président de chambre,

Mme VELMANS, Conseillère,

ARRÊT : rendu publiquement par mise à disposition au greffe, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile le 24 Octobre 2023 et signé par M. GUIGUESSON, président, et Mme COLLET, greffier

* * *

FAITS ET PROCEDURE

Par acte du 15 octobre 2020, la société D2N, fournisseur de semences, engrais et autres produits du sol, a fait pratiquer une saisie-attribution à exécution successive sur les «’paies de lait’» versées par la Coopérative d'[Localité 4] à M. [L] [D], exploitant-éleveur, pour avoir paiement des causes d’une ordonnance d’injonction de payer prononcée le 5 novembre 2018 à l’encontre de ce dernier pour un montant principal de 85.640,60 €.

Par jugement du 26 novembre 2020, le tribunal judiciaire de Cherbourg a prononcé l’ouverture d’une procédure de redressement judiciaire à l’égard de M. [D], a fixé provisoirement la date de cessation des paiements au 1er janvier 2020, et a désigné la Selarl SBCMJ, prise en la personne de Me [B] [Y], en qualité de mandataire judiciaire.

Le redressement judiciaire a finalement été converti en liquidation, et ce, par jugement du 19 octobre 2021, la Selarl SBCMJ ayant alors été désignée en qualité de liquidateur.

Entre temps, la Selarl SBCMJ, alors mandataire, a fait assigner la société D2N à jour fixe devant le tribunal judiciaire de Cherbourg aux fins de nullité de la saisie-attribution pratiquée le 15 octobre 2020, et partant, de restitution de l’ensemble des sommes perçues au titre de cette mesure d’exécution.

Par jugement du 10 janvier 2022, le tribunal a :

– reçu la Selarl SBCMJ, désormais en qualité de liquidateur judiciaire de M. [D], en son intervention volontaire à l’instance ;

– annulé la saisie-attribution pratiquée à la requête de la société D2N selon acte du 15 octobre 2020 ;

– condamné en conséquence la société D2N à restituer à la Selarl SBCMJ ès qualités le montant total des sommes perçues au titre de la mesure d’exécution annulée ;

– condamné la société D2N à payer à la Selarl SBCMJ ès qualités une somme de 1.500 € au titre de l’article 700 du code procédure civile ;

– condamné la société D2N aux entiers dépens de l’instance.

Par déclaration reçue au greffe de la cour le 2 février 2022, la société D2N a interjeté appel de cette décision.

L’appelante a notifié ses dernières conclusions le 2 mai 2022, l’intimée les siennes le 29 juillet 2022.

La clôture a été prononcée par ordonnance du 21 juin 2023.

MOYENS ET PRETENTIONS DES PARTIES

La société D2N demande à la cour :

– d’infirmer le jugement en ce qu’il a :

* annulé la saisie-attribution pratiquée à sa requête selon acte du 15 octobre 2020′;

* condamné la société D2N à restituer au liquidateur judiciaire de M. [D] le montant total des sommes perçues au titre de la mesure d’exécution annulée ;

* condamné la société D2N au paiement d’une somme de 1.500 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;

* condamné la société D2N aux entiers dépens de l’instance ;

Statuant à nouveau,

– de débouter la Selarl SBCMJ ès qualités de l’ensemble de ses demandes ;

– de condamner la Selarl SBCMJ ès qualités à payer à la société D2N une somme de 2.000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile’;

– de condamner la Selarl SBCMJ ès qualités aux entiers dépens’;

– et débouter la Selarl SBCMJ de ses demandes.

Au contraire, la Selarl SBCMJ ès-qualités demande à la cour :

– de dire recevable, mais infondé, l’appel porté par la société D2N ;

– de confirmer le jugement en toutes ses dispositions’;

– de condamner la société D2N au paiement d’une somme de 2.000 € au titre des frais irrépétibles exposés en cause d’appel ;

– enfin de condamner la société D2N aux dépens, dont recouvrement direct au profit de Me Bataille, avocat, par application des dispositions de l’article 699 du code de procédure civile.

Pour l’exposé complet des prétentions et de l’argumentation des parties, il est expressément renvoyé à leurs dernières écritures, conformément à l’article 455 du code de procédure civile.

MOTIFS DE LA DECISION

L’article L 632-2 du code de commerce dispose’:

«’Les paiements pour dettes échues effectués à compter de la date de cessation des paiements et les actes à titre onéreux accomplis à compter de cette même date peuvent être annulés si ceux qui ont traité avec le débiteur ont eu connaissance de la cessation des paiements.

Toute saisie administrative, toute saisie attribution ou toute opposition peut également être annulée lorsqu’elle a été délivrée ou pratiquée par un créancier à compter de la date de cessation des paiements et en connaissance de celle-ci.’»

L’article L 632-4 du même code précise que l’action en nullité est exercée par l’administrateur judiciaire, le mandataire, le commissaire à l’exécution du plan ou le ministère public, et qu’elle a pour effet de reconstituer l’actif du débiteur.

Quant à l’état de cessation des paiements, il est défini par l’article L 631-1 comme l’impossibilité pour le débiteur de faire face à son passif exigible avec son actif disponible, le même article ajoutant que le débiteur dont les réserves de crédit ou les moratoires de paiement dont il bénéficie de la part de ses créanciers lui permettent de faire face à son passif exigible avec son actif disponible, n’est pas en cessation des paiements.

Ainsi, de simples difficultés de trésorerie, voire l’existence d’impayés, même répétés, ne caractérisent pas à eux seuls un état de cessation des paiements au sens de l’article L 631-1.

Quant à la connaissance que le bénéficiaire de la saisie suspecte peut en avoir, elle s’apprécie en la personne même du créancier, et non en la personne de l’huissier de justice qu’il a mandaté pour recouvrer sa créance, quand bien même celui-ci, par hypothèse, serait chargé de recouvrer des sommes pour le compte de plusieurs créanciers.

Enfin, il est constant que c’est à celui qui agit en nullité de prouver que le bénéficiaire de la saisie suspecte avait connaissance de l’état de cessation des paiements du débiteur, et non à ce bénéficiaire de prouver qu’il l’ignorait.

En l’espèce, les premiers juges, pour annuler la saisie-attribution pratiquée le 15 octobre 2020 par la société D2N entre les mains de la coopérative [Localité 4] au détriment de M. [D], ont essentiellement retenu’:

– que la saisie-attribution avait eu lieu à une époque où M. [D] était déjà en cessation des paiements, puisque le tribunal de la procédure collective en a fixé la date au 1er janvier 2020′;

– que la dette de M. [D] vis-à-vis de la société D2N était conséquente et ancienne, n’ayant même cessé d’augmenter au cours des dernières années pour culminer à 85.640,60 € au 30 décembre 2017′;

– que dès lors, la société D2N ne pouvait pas ignorer que l’intéressé n’était pas en mesure de la régler, ce qui, selon les premiers juges, était de nature à caractériser son impossibilité manifeste à faire face à son passif exigible avec son actif disponible’;

– que par ailleurs, la société D2N avait accordé à M. [D] un délai jusqu’au 15 octobre 2019 pour s’en acquitter et ce, dans l’attente de la cession de l’exploitation agricole que le débiteur avait alors annoncée comme imminente, ce qui prouvait bien que l’intéressé n’était pas en mesure de régler sa dette au moyen de son actif disponible, ce que le créancier ne pouvait pas ignorer.

Cependant, et ainsi que la société D2N le fait justement observer, de tels motifs ne sont pas de nature à caractériser la connaissance qu’avait le créancier de l’état de cessation des paiements du débiteur au moment de la saisie litigieuse, étant en effet observé’:

– que si la dette contractée par M. [D] vis-à-vis de son fournisseur était certes ancienne (76.289,47 € au 31 décembre 2013 pour 85.640,60 € au 30 décembre 2017, ainsi qu’il résulte du jugement déféré), pour autant cette ancienneté démontre aussi que l’exploitant agricole continuait à bénéficier de la confiance de son fournisseur puisque ce n’est que très tardivement que ce dernier avait requis un titre pour garantir sa créance, en l’occurrence une ordonnance d’injonction de payer en date du 5 novembre 2018 ;

– que si M. [D] avait certes encore diminué ses règlements depuis quelques années déjà (les limitant désormais à quelques centaines d’euros par an seulement, selon la Selarl SBCMJ), pour autant la société D2N avait néanmoins continué à lui fournir ses produits, au moins jusqu’au 31 juillet 2016 ainsi que le liquidateur judiciaire le confirme lui-même’;

– qu’ainsi, depuis plusieurs années déjà, M. [D] bénéficiait d’un moratoire de paiement au sens de l’article L 631-1′;

– qu’en tout état de cause, l’exploitant agricole continuait son activité, a priori suffisamment rentable pour qu’il ne déposât pas son bilan’;

– que le fait qu’il ait déclaré à l’huissier poursuivant, au mois de septembre 2019, qu’il projetait de céder amiablement son exploitation pour solder définitivement sa dette n’empêchait pas d’envisager qu’il puisse continuer à la régler autrement, par règlements partiels successifs’;

– que ce n’est d’ailleurs que plusieurs semaines après la saisie litigieuse, précisément le 6 novembre 2020, que M. [D] s’est résolu à déposer son bilan, le mandataire judiciaire ayant d’ailleurs reconnu, dans son rapport adressé au tribunal le 7 janvier 2021, que c’était cette voie d’exécution qui avait contraint l’intéressé à régulariser une déclaration de cessation des paiements.

Certes, le tribunal a depuis fixé la date de celle-ci rétroactivement au 1er janvier 2020.

Il n’en demeure pas moins que le débiteur lui-même n’avait pas encore pris conscience de son état de cessation des paiements avant le 6 novembre 2020.

Quant à la connaissance que le créancier pouvait en avoir, il convient de rappeler que la société D2N n’est qu’un fournisseur de semences agricoles, et non un établissement financier. De ce fait, elle n’avait aucun accès au compte bancaire de son client, ni aucune visibilité sur les autres dettes et engagements éventuellement souscrits par celui-ci au profit d’autres créanciers.

De même, la circonstance que, par hypothèse, l’huissier de justice mandaté par la société D2N ait eu connaissance d’impayés de M. [D] au profit d’autres créanciers, ne permet pas (ne permettrait pas) de caractériser la connaissance par la société D2N de l’état de cessation des paiements de l’intéressé, étant rappelé que l’officier public et ministériel, tenu à un strict secret professionnel, n’aurait pas pu révéler de telles informations à sa cliente.

Au surplus, à supposer même que l’huissier de justice ait eu connaissance de l’état de cessation des paiements du débiteur, alors que cet état date du 1er janvier 2020, on s’étonnerait qu’il ait attendu près de dix mois pour pratiquer la saisie litigieuse (celle-ci datant du 15 octobre 2020 seulement).

Il résulte de ce qui précède, contrairement à l’appréciation des premiers juges, que la preuve n’est pas rapportée de ce que la société D2N ait eu connaissance, au moment où elle a fait pratiquer la saisie litigieuse, de l’état de cessation des paiements de son débiteur.

Par suite, le jugement sera infirmé en ce qu’il a annulé ladite saisie et condamné la société D2N à restituer à la Selarl SBCMJ ès qualités le montant total des sommes perçues au titre de la saisie annulée.

Le jugement sera encore infirmé en ce qu’il a condamné la société D2N à payer à la Selarl SBCMJ ès qualités une somme de 1.500 € au titre des frais irrépétibles exposés par cette dernière en première instance, de même qu’en ce qu’elle a condamné la société D2N aux entiers dépens.

Bien que partie perdante, la Selarl SBCMJ ès qualités sera dispensée de toute condamnation au titre des frais irrépétibles exposés par la société D2N.

En revanche, la Selarl SBCMJ supportera les entiers dépens de première instance et d’appel, qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS,

La cour,

Statuant publiquement par mise à disposition, contradictoirement et en dernier ressort’:

– infirme le jugement en toutes ses dispositions, sauf en ce qu’il a reçu la Selarl SBCMJ, en qualité de liquidateur judiciaire de M. [L] [D], en son intervention volontaire à l’instance’;

– statuant à nouveau et y ajoutant’:

* déboute la Selarl SBCMJ ès qualités de l’intégralité de ses demandes’;

* déboute les deux parties de leurs demandes au titre de l’article 700 du code de procédure civile’;

* condamne la Selarl SBCMJ ès qualités aux entiers dépens de première instance et d’appel, et dit qu’ils seront recouvrés conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile.

LE GREFFIER LE PRÉSIDENT

M. COLLET G. GUIGUESSON

 


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