L’Essentiel : La CJUE doit déterminer si la protection des AOP, comme celle du Morbier, s’étend au-delà de l’utilisation directe du nom enregistré. La question centrale est de savoir si toute présentation d’un produit pouvant induire le consommateur en erreur sur son origine est également interdite. La société Fromagère du Livradois, ayant déposé la marque « Morbier du Haut Livradois » aux États-Unis, est accusée de concurrence déloyale pour avoir commercialisé un fromage ressemblant au Morbier. La Cour de cassation a soumis des questions préjudicielles à la CJUE, soulignant l’importance de la protection des appellations d’origine.
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Protection extensive des AOP ?Une AOP est-elle protégée uniquement contre l’utilisation du mot enregistré lui-même ou aussi contre « toute autre pratique » que l’utilisation ou l’évocation du nom protégé, dès lors que cette pratique est susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit ? C’est la question sur laquelle devra se pencher la CJUE saisie à titre préjudiciel sur la protection de l’AOP Morbier (renvoi de la Cour de cassation). Dépôt d’une marque américaineLa société Fromagère du Livradois, qui fabriquait du morbier depuis 1979, a été autorisée à utiliser la dénomination « Morbier », sans la mention AOC, jusqu’au 11 juillet 2007, date à partir de laquelle elle lui a substitué la dénomination « Montboissié du Haut Livradois ». Par la suite, la société a déposé aux Etats-Unis, la marque américaine « Morbier du Haut Livradois ». Action syndicale de protectionReprochant à la société de porter atteinte à l’appellation protégée et de commettre des actes de concurrence déloyale et parasitaire en fabriquant et commercialisant un fromage reprenant l’apparence visuelle du produit protégé par l’AOP « Morbier » afin de créer la confusion avec celui-ci, le syndicat a assigné la société Fromagère du Livradois devant le TGI de Paris. Sursis à statuerLa Cour de cassation a soumis plusieurs questions préjudicielles à la CJUE. L’Union européenne a institué une protection des appellations d’origine protégées (AOP) et des indications géographiques protégées (IGP) des produits agricoles et des denrées alimentaires par le règlement (CEE) n° 2081/92 du Conseil du 14 juillet 1992, remplacé par le règlement (CE) n° 510/2006 du Conseil du 20 mars 2006, puis par le règlement (UE) n° 1151/2012 du Parlement européen et du Conseil du 21 novembre 2012 relatif aux systèmes de qualité applicables aux produits agricoles et aux denrées alimentaires. L’article 13, paragraphe 1, de chacun de ces trois règlements énumère à l’identique les types d’actes interdits : « les dénominations enregistrées sont protégées contre toute : a) utilisation commerciale directe ou indirecte d’une dénomination enregistrée pour des produits non couverts par l’enregistrement, dans la mesure où ces produits sont comparables à ceux enregistrés sous cette dénomination ou dans la mesure où cette utilisation permet de profiter de la réputation de la dénomination protégée ; b) usurpation, imitation ou évocation, même si l’origine véritable du produit est indiquée ou si la dénomination protégée est traduite ou accompagnée d’une expression telle que « genre », « type », « méthode », « façon », « imitation », ou d’une expression similaire ; c) autre indication fausse ou fallacieuse quant à la provenance, l’origine, la nature ou les qualités substantielles du produit figurant sur le conditionnement ou l’emballage, sur la publicité ou sur des documents afférents au produit concerné, ainsi que contre l’utilisation pour le conditionnement d’un récipient de nature à créer une impression erronée sur l’origine; d) autre pratique susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit. ». En droit interne, l’article L. 722-1 du code de la propriété intellectuelle, issu de la loi n° 2007-1544 du 29 octobre 2007 de lutte contre la contrefaçon, applicable en la cause, dispose que « Toute atteinte portée à une indication géographique engage la responsabilité civile de son auteur. Pour l’application du présent chapitre, on entend par « indication géographique » … b) Les appellations d’origine protégées et les indications géographiques protégées prévues par la réglementation communautaire relative à la protection des indications géographiques et des appellations d’origine des produits agricoles et des denrées alimentaires ». Le pourvoi pose la question de savoir si les articles 13 des règlements européens doivent être interprétés en ce sens qu’ils interdisent uniquement l’utilisation par un tiers de la dénomination enregistrée ou s’ils doivent être interprétés en ce sens qu’ils interdisent également toute présentation du produit susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à sa véritable origine, même si la dénomination enregistrée n’a pas été utilisée par le tiers. Indications et pratiques susceptibles d’induire en erreurEn effet, cette question est inédite devant la Cour de cassation. Concernant les autres indications et pratiques susceptibles d’induire en erreur, l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (l’EUIPO) a indiqué que peut être considérée comme susceptible d’induire en erreur lorsque par exemple une marque comporte des éléments figuratifs qui sont généralement associés à la zone géographique en cause, tels que des monuments historiques notoirement connus, ou lorsqu’elle reproduit une forme particulière du produit. L’Office précise que les dispositions doivent être interprétées de façon restrictive et qu’elles « se réfèrent uniquement aux marques de l’Union européenne qui représentent (…) une forme singulière du produit décrite dans le cahier des charges de l’AOP/IGP ». Par ailleurs, les dénominations constituées de termes géographiques ne sont pas les seuls signes à pouvoir prétendre à la protection prévue par le règlement (UE) n° 1151/2012 du 21 novembre 2012. Certains signes, verbaux comme non verbaux, sont également protégés en ce qu’ils sont les corollaires de ces indications géographiques. Il est ainsi admis que des mentions traditionnelles non géographiques, relatives aux vins et spiritueux, telles que « méthode traditionnelle », « réserve », « clos », « village » ou « château » sont réservées à certaines appellations. La CJUE a admis la validité de la réservation de la mention « méthode champenoise » aux vins bénéficiant de l’appellation d’origine « Champagne » (CJUE, 13 décembre 1994, C-306/93, Winzersekt ; rec. CJCE, 1994, I, p. 5555). Il est également admis que certaines formes caractéristiques de l’origine géographique d’un produit puissent être réservées aux produits porteurs de l’appellation d’origine protégée. Ainsi, le règlement délégué (UE) n° 2019/33 de la Commission du 17 octobre 2018 prévoit qu’un type spécifique de bouteille peut être réservé à des vins bénéficiant d’une appellation d’origine protégée à la condition que ce type ait été « utilisé exclusivement, véritablement et traditionnellement pendant les vingt-cinq dernières années pour un produit de la vigne bénéficiant d’une appellation d’origine protégée ou d’une indication géographique protégée particulière » et que « son utilisation évoque pour les consommateurs un produit de la vigne bénéficiant d’une appellation d’origine protégée ou d’une indication géographique protégée particulière ». Le règlement expose que « l’utilisation de bouteilles présentant une forme particulière pour certains produits de la vigne bénéficiant d’une appellation d’origine protégée ou d’une indication géographique protégée est une pratique bien établie dans l’Union et peut évoquer, dans l’esprit des consommateurs, certaines caractéristiques ou la provenance de ces produits de la vigne », ce qui justifie de réserver ces formes de bouteilles aux vins concernés. |
Q/R juridiques soulevées :
Qu’est-ce qu’une AOP et quelle est sa protection ?Une AOP, ou Appellation d’Origine Protégée, est un label qui garantit qu’un produit est fabriqué dans une région spécifique selon des méthodes traditionnelles. La protection d’une AOP ne se limite pas seulement à l’utilisation du nom enregistré. Elle s’étend également à toute pratique qui pourrait induire le consommateur en erreur concernant l’origine réelle du produit. Cela inclut des imitations, des évocations ou des présentations visuelles qui pourraient créer une confusion. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) est actuellement saisie pour clarifier cette question, notamment dans le cadre de l’AOP Morbier. Quel est le contexte du dépôt de la marque américaine « Morbier du Haut Livradois » ?La société Fromagère du Livradois, qui produit du morbier depuis 1979, a été autorisée à utiliser le nom « Morbier » sans mentionner l’AOC jusqu’en 2007. À partir de cette date, elle a changé le nom en « Montboissié du Haut Livradois ». Par la suite, la société a déposé une marque aux États-Unis sous le nom « Morbier du Haut Livradois ». Ce dépôt a soulevé des préoccupations quant à la protection de l’AOP, car il pourrait induire en erreur les consommateurs sur l’origine du produit. Quelle action a été entreprise par le syndicat de protection ?Le syndicat a accusé la société Fromagère du Livradois de porter atteinte à l’AOP « Morbier » en fabriquant un fromage qui imite l’apparence du produit protégé. Cette action a été qualifiée de concurrence déloyale et parasitaire, car elle visait à créer une confusion chez les consommateurs. En conséquence, le syndicat a assigné la société devant le Tribunal de Grande Instance (TGI) de Paris pour protéger l’appellation. Quelles questions préjudicielles ont été soumises à la CJUE ?La Cour de cassation a soumis plusieurs questions préjudicielles à la CJUE concernant l’interprétation des règlements européens sur la protection des AOP. Ces règlements, qui ont évolué au fil des ans, interdisent divers actes pouvant nuire à l’intégrité des appellations d’origine. La question centrale est de savoir si ces règlements interdisent uniquement l’utilisation du nom enregistré ou s’ils couvrent également d’autres pratiques susceptibles d’induire en erreur les consommateurs. Quelles sont les indications et pratiques susceptibles d’induire en erreur ?L’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO) a précisé que certaines marques peuvent induire en erreur si elles comportent des éléments visuels associés à une zone géographique protégée. Cela inclut des monuments historiques ou des formes particulières de produits. Les dispositions doivent être interprétées de manière restrictive et se concentrent sur les marques de l’Union européenne qui représentent une forme singulière d’un produit. De plus, des mentions traditionnelles non géographiques peuvent également être protégées, comme « méthode traditionnelle » pour certains vins. Comment les formes caractéristiques des produits sont-elles protégées ?Certaines formes caractéristiques d’un produit peuvent être réservées aux produits bénéficiant d’une AOP. Par exemple, un règlement délégué de 2018 stipule qu’un type spécifique de bouteille peut être réservé à des vins bénéficiant d’une AOP, à condition qu’il ait été utilisé de manière traditionnelle pendant au moins 25 ans. Cette protection vise à éviter toute confusion chez les consommateurs concernant l’origine et les caractéristiques des produits. L’utilisation de formes de bouteilles spécifiques est donc une pratique bien établie dans l’Union européenne, renforçant la protection des AOP. |
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