Type de juridiction : Tribunal judiciaire
Juridiction : Tribunal judiciaire de Marseille
Thématique : Responsabilité médicale et information du patient : enjeux d’une prise en charge défaillante
→ RésuméExposé du litigeMadame [E] a subi plusieurs interventions chirurgicales pour traiter des problèmes de lombalgies chroniques et de gonalgies, notamment une chirurgie bi-compartimentale fémur-tibia en mars 2011 et une reprise de prothèse du genou gauche en mars 2012. Suite à ces opérations, elle a développé une arthrite septique nécessitant une hospitalisation pour traitement. D’autres interventions ont suivi, y compris l’ablation de la prothèse et la mise en place d’un SPACER, ainsi qu’une nouvelle pose de prothèse tri-compartimentale en janvier 2013. Rapport d’expertiseUn collège d’experts a été désigné par le juge des référés en janvier 2018, et leur rapport, déposé en mars 2019, a conclu à une infection nosocomiale liée à l’intervention de mars 2012, ainsi qu’à une prise en charge non conforme par le docteur [P]. Les experts ont évalué divers préjudices, y compris des périodes d’incapacité de travail et des souffrances endurées, ainsi qu’une perte de chance d’éviter une récidive de l’infection. Demandes de Madame [E]Dans ses dernières écritures, Madame [E] a demandé l’annulation du rapport d’expertise et une nouvelle expertise, ainsi que des indemnités pour son préjudice. Elle a également demandé des dommages et intérêts pour préjudice d’impréparation et une réparation de son préjudice corporel, chiffré à plus de 600.000 euros. Réponses des défendeursLa Fondation HÔPITAL [7] a contesté la demande d’annulation du rapport d’expertise, arguant que Madame [E] avait eu accès à son dossier médical et que le principe du contradictoire avait été respecté. Elle a également demandé à limiter sa responsabilité à 90 % des dommages, tandis que le docteur [P] a soutenu qu’il n’avait pas commis de faute et a demandé à être exonéré de la majorité des demandes. Décision du tribunalLe tribunal a rejeté la demande d’annulation du rapport d’expertise, considérant que les parties avaient eu l’occasion de discuter des documents présentés. Il a également refusé la demande de nouvelle expertise, estimant que les experts avaient répondu de manière adéquate aux questions posées. Le tribunal a condamné le docteur [P] à verser 5.000 euros pour préjudice moral d’impréparation et a ordonné une indemnisation totale de 56.380 euros à Madame [E] pour son préjudice corporel, ainsi que le remboursement des débours de la CCSS des Hautes Alpes. IndemnisationL’indemnisation a été détaillée, incluant des frais médicaux, des pertes de gains professionnels, des souffrances endurées, et des préjudices esthétiques. Le tribunal a également précisé que la Fondation HÔPITAL [7] serait responsable à hauteur de 90 % des sommes dues, tandis que le docteur [P] serait responsable à hauteur de 10 %. ConclusionLe jugement a été prononcé en faveur de Madame [E], avec des condamnations financières pour les défendeurs, tout en maintenant l’exécution provisoire du jugement. |
TRIBUNAL JUDICIAIRE
DE MARSEILLE
PREMIERE CHAMBRE CIVILE
JUGEMENT N° 25/ DU 09 Janvier 2025
Enrôlement : N° RG 22/12079 – N° Portalis DBW3-W-B7G-2WOX
AFFAIRE : Mme [M] [J] épouse [E] (Me Seyrine AOUANI)
C/ Fondation HÔPITAL [7] (SCP BBLM) et autres
DÉBATS : A l’audience Publique du 07 Novembre 2024
COMPOSITION DU TRIBUNAL :
Président : SPATERI Thomas, Vice-Président (juge rapporteur)
Assesseur : BERGER-GENTIL Blandine, Vice-Présidente
Assesseur : BERTHELOT Stéphanie, Vice-Présidente
Greffier lors des débats : ALLIONE Bernadette
Vu le rapport fait à l’audience
A l’issue de laquelle, les parties ont été avisées que le prononcé de la décision aurait lieu par mise à disposition au greffe le : 09 Janvier 2025
Jugement signé par SPATERI Thomas, Vice-Président et par ALLIONE Bernadette, Greffier à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
NATURE DU JUGEMENT
contradictoire et en premier ressort
NOM DES PARTIES
DEMANDERESSE
Madame [M] [J] épouse [E]
née le [Date naissance 4] 1960 à [Localité 9] (13)
de nationalité Française, demeurant [Adresse 2]
représentée par Maître Seyrine AOUANI, avocat au barreau de MARSEILLE substituée par Maître Sonia MEZI
C O N T R E
DEFENDEURS
CPAM DES BOUCHES DU RHONE
dont le siège social est sis [Adresse 3], prise en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège
CAISSE COMMUNE DE SECURITE SOCIALE DES HAUTES ALPES, venant aux droits et obligations de la CPAM des Hautes Alpes et de la CPAM des Bouches du Rhône – PARTIE INTERVENANTE
dont le siège social est sis [Adresse 1], prise en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège
représentées par Maître Gilles MARTHA de la SCP BBLM, avocat au barreau de MARSEILLE
Fondation HÔPITAL [7]
dont le siège social est sis [Adresse 6], prise en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège
représentée par Maître Charlotte SIGNOURET de la SELARL ENSEN AVOCATS, avocat au barreau de MARSEILLE
Monsieur [T] [P]
de nationalité Française, demeurant [Adresse 5]
représenté par Maître Basile PERRON, avocat au barreau de MARSEILLE
EXPOSÉ DU LITIGE :
Faits et procédure :
Madame [E], qui présentait des problèmes de lombalgies chroniques aggravées de gonalgies, a été prise en charge par le docteur [P] en mars 2011 pour une chirurgie bi-compartimentale fémur-tibia puis le 5 mars 2012 pour une reprise de la prothèse du genou gauche avec pose d’une prothèse rotulienne.
Ces interventions ont eu lieu au sein de l’Hôpital [7].
Par la suite madame [E] a présenté des écoulements séro-hématiques par la cicatrice opératoire ayant nécessité une nouvelle hospitalisation du 21 mars au 4 avril 2012, à l’Hôpital [10], pour lavage afin de traiter une arthrite septique du genou gauche et mettre en place une tri antibiothérapie.
Madame [E] indique avoir été de nouveau hospitalisée du 5 au 18 octobre 2012 à la Fondation Hôpital [7] pour ablation de la prothèse et mise en place d’un SPACER. Lors d’une nouvelle hospitalisation du 3 au 11 janvier 2013, madame [E] a été réopérée pour la pose d’une prothèse tri-compartimentale du genou gauche avec reconstruction osseuse tibiale et fémorale avec une quille extensive.
À la demande de madame [E] le juge des référés de ce siège a, par ordonnance du 24 janvier 2018, désigné un collège d’experts. Le rapport d’expertise définitif a été déposé le 1er mars 2019.
Les experts ont conclu à l’existence d’une infection nosocomiale liée à l’intervention du 5 mars 2012, à une prise en charge non conforme du docteur [P] et ont évalué le préjudice de la façon suivante :
Consolidation : 19 avril 2013DFT : périodes du 21 mars au 4 avril 2012, du 5 octobre au 18 octobre 2012 et du 3 au 11 janvier 2013 (35 jours)DFTP périodes du 1er mai au 1er juillet 2012 à 50% (61 jours)2 juillet au 4 octobre 2012 à 25% (94 jours)19 octobre 2012 au 2 janvier 2013 à 75% (75 jours)12 janvier au 12 mars 2013 à 50% (59 jours)13 au 30 mars 2013 à 25% (17 jours)31 mars au 19 avril 2013 à 10% (19 jours)PGPA : L’arrêt de travail imputable à l’infection court à partir du 4 octobre 2012 et jusqu’au 22 mars 2013 Licenciement pour inaptitude professionnelle en 2013. Le 22 mars 2013, elle a été mise en invalidité cat 2. Cette inaptitude professionnelle est en partie liée au sepsis.Aide humaine 1 h par jour du 1er mai au 1er juillet 2012 et du 12 janvier au 12 mars 2013, 2 h par jour du 19 octobre 2012 au 2 janvier 2013.Préjudice esthétique temporaire : 1,5/7.DFP : 5 %.Incidence professionnelle : madame [E] a été licenciée pour inaptitude professionnelle en 2013. Le 22 mars 2013, elle a été mise en invalidité cat 2 (après 3 ans d’AT). Reprise de travail en CDD du 14 avril 2014 à 2017 à l’hôpital [8] comme IDE à la stérilisation à temps complet. En AT depuis 2017 jusqu’au 31 août 2018 et en invalidité CAT 2 depuis. Liés à l’infection, on peut retenir les arrêts de travail du 1er mai 2012 au 22 mars 2013. L’arrêt de travail actuel n’est pas en rapport avec l’infection.Les souffrances endurées : 4 sur 7.Préjudice esthétique permanent : 0,5/7.Préjudice sexuel : allégué.Préjudice d’agrément : confinée à domicile.Soins médicaux après consolidation : consultations spécialisées auprès d’un chirurgien orthopédiste ou d’un médecin infectiologue.Perte de chance d’éviter une récidive, imputable au docteur [P] évaluée à 10 %.
Selon exploit du 28 novembre 2022 madame [E] a fait assigner la Fondation HÔPITAL [7] et le docteur [P] en présence de la CPAM des Bouches du Rhône.
Demandes et moyens des parties :
Aux termes de ses dernières écritures en date du 3 mai 2024 madame [E] demande au tribunal d’annuler le rapport d’expertise, d’ordonner une nouvelle expertise, et de condamner les défendeurs à lui payer la somme de 50.000 € à titre de provision à valoir sur son indemnisation définitive.
Subsidiairement elle demande que le docteur [P] soit condamné à lui payer la somme de 15.000 € de dommages et intérêts en réparation de son préjudice d’impréparation, et qu’il soit condamné, solidairement avec la Fondation [7] à lui payer la somme totale de 662.575,50 €, ou encore plus subsidiairement celle de 606.575,50 € en réparation de son préjudice corporel, et celle de 5.000 € en application de l’article 700 du code de procédure civile.
Au soutien de ses demandes madame [E] fait valoir que les opérations d’expertise n’ont pas été menées au contradictoire des parties, en ce que les experts ont pris en considération des pièces médicales qui leur ont été communiquées par l’Hôpital [8] mais qui ne lui avaient pas été transmises. Elle ajoute que le jour de la réunion d’expertise la SHAM a communiqué un grand nombre de pièces dont ni elle ni son médecin conseil n’ont eu matériellement le temps de prendre connaissance. Madame [E] reproche encore aux experts de ne pas avoir sollicité les explications des parties avant de procéder à l’évaluation des préjudices, malgré deux dires adressés en ce sens. Elle souligne également le fait que le rapport serait lacunaire dès lors qu’aucune pièce n’a été versée concernant la décision ayant conduit aux actes opératoires puis relative au suivi post-opératoire réalisés par le docteur [P], ni aucun élément permettant de démonter la délivrance d’une information relative au risque infectieux, qu’il ne cite aucun élément de littérature médicale, qu’il ne répond pas à certains chefs de mission (notamment sur la PGPA, la PGPF et l’incidence professionnelle), et qu’il n’aurait été répondu que partiellement aux dires notamment sur les causes d’une rupture des tendons.
À l’appui de sa demande de nouvelle expertise madame [E] se prévaut notamment d’un dire de son médecin-conseil le docteur [B] selon lequel certaines complications n’ont pas été retenues.
La Fondation HÔPITAL [7] a conclu le 2 juillet 2024 à l’irrecevabilité de la demande de provision comme relevant de la compétence exclusive du juge de la mise en état, au rejet de la demande d’annulation du rapport d’expertise et de nouvelle expertise, à la limitation de sa responsabilité à hauteur de 90 % des dommages réparables, le docteur [P] étant condamné à réparer les 10 % restants, et à la réduction des sommes qui pourraient être allouées à madame [E]. Elle demande encore la condamnation de cette dernière à lui payer la somme de 2.000 € en application de l’article 700 du code de procédure civile.
Elle expose qu’il résulte des pièces produites lors de l’instance en référé que madame [E] était en possession de son dossier médical, et qu’elle a pu prendre connaissance, lors des opérations d’expertise, du dossier médical qu’elle a elle-même produit, ces éléments ayant fait l’objet de discussion lors de la production de dires. Elle ajoute que le médecin-conseil de madame [E] n’a pas à cette occasion soulevé de contestation sur le fait qu’il n’aurait pas eu connaissance de certains éléments médicaux retenus par les experts. Elle ajoute que si les experts ont bien constaté et mentionné dans leur rapport l’absence de traçabilité de certains éléments de suivi de ces praticiens, madame [E] ne précise pas quelle autre conclusion les experts auraient dû en tirer, et qu’elle ne précise pas les références bibliographiques qu’elle entendait voire produire. Sur le caractère complet des réponses aux missions elle fait observer que les experts n’ont mentionné que les postes de préjudices qu’ils ont estimés imputables à l’infection.
La Fondation HÔPITAL [7] ajoute qu’il n’y a pas lieu d’ordonner une nouvelle expertise en l’absence d’élément médical nouveau, les critiques soulevées par son médecin-conseil ayant déjà fait l’objet d’une réponse de la part des experts.
Sur la limitation de sa responsabilité, la Fondation HÔPITAL [7] indique que les experts ont retenu un défaut de prise en charge par le docteur [P] qui a laissé sa patiente sortir trop précocement, entraînant une perte de chance de prévenir la récidive de l’infection estimée à 10 %.
Le docteur [P] a conclu le 7 février 2024 au rejet de la demande d’annulation du rapport d’expertise et de nouvelle expertise, au rejet des demandes formées à son encontre, subsidiairement à la limitation de sa responsabilité à hauteur de 10 % des dommages subi, à la réduction des sommes pouvant être allouées à madame [E], et à la condamnation de madame [E] à lui payer la somme de 3.000 € en application de l’article 700 du code de procédure civile.
Il expose que madame [E] n’a pas sollicité la communication du dossier médical la concernant avant les opérations d’expertise, que le principe du contradictoire a été respecté puisqu’elle a eu connaissance de ces pièces le jour de la réunion d’expertise et qu’elle a pu faire valoir ses observations au moyen de dires adressés aux experts, ajoutant qu’elle n’a pas non plus saisi le juge charge du contrôle des expertises d’une difficulté à ce sujet. Sur le caractère lacunaire du rapport, il indique que les experts n’ont retenu que les chefs de préjudices qu’ils estimaient imputables à l’infection. Sur l’instauration d’une nouvelle expertise, il explique que les experts ont déjà répondu aux observations formulées par madame [E], et qu’aucun élément d’ordre médical n’est produit.
Sur sa mise hors de cause, le docteur [P] rappelle que madame [E] a été victime d’une infection nosocomiale non fautive au sein de l’Hôpital [7]. Sur l’absence de précaution qui lui est reprochée, il soutient qu’il était risqué d’envisager d’emblée, en présence d’un écoulement de la plaie, une chirurgie de reprise, qu’il n’est pas démontré que l’administration d’une antibiothérapie parentérale se serait avérée davantage contributive, comme ayant nécessairement permis d’éviter la récidive de l’infection et que le pourcentage de 10% retenu par les experts ne résulte d’aucune démonstration. Sur la délivrance de l’information préalable, le docteur [P] soutient qu’elle a été délivrée verbalement, que madame [E] avait elle-même les compétences médicales lui permettant d’appréhender le risque infectieux, étant infirmière de profession, et qu’ayant subi par le passé plusieurs interventions l’information lui avait nécessairement été délivée.
La CCSS des Hautes Alpes, intervenante volontaire aux lieu et place de la CPAM des Bouches du Rhône, a conclu le 3 mai 2024 à la condamnation du docteur [P] et de la Fondation HÔPITAL [7] à lui payer la somme de 58.137,25 € au titre de ses débours, outre 1.162 € au titre de l’indemnité forfaitaire de gestion de l’article L376-1 du code de la sécurité sociale et 1.000 € en application de l’article 700 du code de procédure civile.
L’ordonnance de clôture a été rendue le 17 septembre 2024.
PAR CES MOTIFS :
Le tribunal, statuant par jugement contradictoire et en premier ressort
Déboute madame [M] [J] épouse [E] de sa demande d’annulation du rapport d’expertise ;
Déboute madame [M] [J] épouse [E] de sa demande de nouvelle expertise ;
Condamne le docteur [T] [P] à payer à madame [M] [J] épouse [E] la somme de 5.000 € en réparation du préjudice moral d’impréparation ;
Condamne in solidum le docteur [T] [P] et la Fondation HÔPITAL [7] à payer :
à madame [M] [J] épouse [E] la somme de 56.380 € en réparation de son préjudice corporel, avec intérêts au taux légal à compter du prononcé du jugement ;à la CCSS des Hautes Alpes la somme de 56.691,51 € au titre de ses débours, outre celle de 1.162 € au titre de l’indemnité forfaitaire prévue par l’article L 376-1 du code de la sécurité sociale ;
Dit que dans leurs rapports entre eux, le docteur [T] [P] sera tenu à hauteur de 10 % de ces sommes et la Fondation HÔPITAL [7] à hauteur de 90 % ;
Condamne in solidum le docteur [T] [P] et la Fondation HÔPITAL [7] à payer la somme de 5.000 € au profit de madame [M] [J] épouse [E] et celle de 1.000 € au profit de la CCSS des Hautes Alpes en vertu des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile ;
Condamne in solidum le docteur [T] [P] et la Fondation HÔPITAL [7] aux dépens, avec droit de recouvrement direct au profit de maître Seyrine AOUANI ;
Dit n’y avoir lieu d’écarter l’exécution provisoire du présent jugement.
AINSI JUGÉ, PRONONCÉ ET MIS À DISPOSITION AU GREFFE DE LA PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE DU TRIBUNAL JUDICIAIRE DE MARSEILLE LE NEUF JANVIER DEUX MILLE VINGT CINQ.
LE GREFFIER, LE PRÉSIDENT,
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