Type de juridiction : Tribunal judiciaire
Juridiction : Tribunal judiciaire de Paris
Thématique : Conflit entre liberté d’expression et protection contre la diffamation en ligne
→ RésuméContexte de l’affaireLa société BLAST, spécialisée dans le financement participatif, a assigné [K] [S], un écrivain et blogueur, pour des propos jugés diffamatoires dans un article publié sur son blog. Cet article, intitulé « Blast : 30 M€ de cashout déguisé en levée de fonds », a été mis en ligne le 4 juillet 2024 et traite des activités de BLAST et de son cofondateur, [C] [T]. BLAST a demandé au tribunal de faire cesser la publication de cet article et d’autres contenus associés, en invoquant un trouble manifestement illicite. Demandes de la société BLASTBLAST a formulé plusieurs demandes dans son assignation, notamment la cessation de la mise en ligne de l’article et d’un post sur LinkedIn, sous astreinte de 1.000 euros par jour de retard. Elle a également demandé la publication de l’ordonnance à intervenir sur le site concerné et la condamnation de [K] [S] à verser 10.000 euros au titre des frais de justice. Réponse de [K] [S]En réponse, [K] [S] a soulevé une exception d’incompétence, arguant que la demande de retrait de contenu devait être traitée selon la procédure accélérée au fond, conformément à la loi sur la confiance dans l’économie numérique. Il a également contesté la qualification des propos comme diffamatoires, affirmant que son article ne contenait pas de propos illicites et que la société BLAST devait être condamnée pour procédure abusive. Arguments des partiesBLAST a soutenu que son action était fondée sur la loi du 29 juillet 1881, qui permet au juge des référés de statuer sur des cas de diffamation. En revanche, [K] [S] a insisté sur le fait que la nature de la demande relevait d’une procédure différente, ce qui a conduit à un débat sur la compétence du tribunal. Décision du tribunalLe tribunal a rejeté l’exception d’incompétence soulevée par [K] [S], affirmant que la loi du 29 juillet 1881 permettait bien la saisine du juge des référés pour des cas de diffamation. Cependant, il a déclaré l’assignation de BLAST nulle, en raison d’imprécisions et d’ambiguïtés dans la formulation des faits reprochés, ce qui a empêché [K] [S] de comprendre clairement les accusations portées contre lui. Conséquences de la décisionEn conséquence, le tribunal a statué que l’assignation était nulle et a condamné la société BLAST aux dépens. Cette décision souligne l’importance de la clarté et de la précision dans les actes introductifs d’instance, en particulier dans les affaires de diffamation où les droits de la défense doivent être respectés. |
TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS
■
N° RG 24/55226 – N° Portalis 352J-W-B7I-C5NUO
N° : 1/MM
Assignation du :
23 Juillet 2024
[1]
[1] 2 Copies exécutoires
délivrées le:
ORDONNANCE DE RÉFÉRÉ
rendue le 10 janvier 2025
par Emmanuelle DELERIS, Vice-présidente au Tribunal judiciaire de Paris, agissant par délégation du Président du Tribunal,
Assistée de Minas MAKRIS, Faisant fonction de Greffier.
DEMANDERESSE
Société BLAST
[Adresse 1]
[Localité 3]
représentée par Maître Frank MARTIN LAPRADE de l’AARPI JEANTET, avocats au barreau de PARIS – #T0004 et Me Marie ROBIN, avocat au barreau de PARIS – #T0004
DEFENDEUR
Monsieur [K] [S]
[Adresse 4]
[Localité 2]
représenté par Maître Yoël ABITBOL de la SELAS SELAS ABITBOL DANA NATAF AVOCATS, avocats au barreau de PARIS – #D072 et Me Yaron EDERY, avocat au barreau de HAUTS-DE-SEINE -NAN #231
DÉBATS
A l’audience du 08 Novembre 2024, tenue publiquement, présidée par Emmanuelle DELERIS, Vice-présidente, assistée de Minas MAKRIS, Faisant fonction de Greffier,
Nous, Président,
Après avoir entendu les conseils des parties,
Vu l’assignation en référé délivrée le 23 juillet 2024 à [K] [S], à la requête de la société BLAST représentée par son président [C] [T], qui nous demande, au visa des articles 835 du code de procédure civile, 29, 32, 42, 53 et suivants de la loi du 29 juillet 1881, de :
– juger que [K] [S] cause un trouble manifestement illicite,
– ordonner de faire cesser sous astreinte de 1.000 euros par jour de retard et ce, dans un délai de 24 heures à compter de la signification de la présente décision, la mise en ligne de l’article intitulé « Blast : 30 M€ de cashout déguisé en levée de fonds », publié pour la première fois le 4 juillet 2024 sur le site www.zero-bullshit.fr et accessible à l’adresse URL mentionnée dans l’assignation,
– ordonner de faire cesser sous astreinte 1.000 euros par jour de retard et ce, dans un délai de 24 heures à compter de la signification de la présente décision, la mise en ligne du post Linkedin accessible à l’adresse URL mentionnée dans l’assignation,
– ordonner la publication sur le site précité de l’intégralité de l’ordonnance à intervenir,
– ordonner que l’exécution de l’ordonnance de référé aura lieu au seul vu de la minute,
– condamner [K] [S] à lui payer la somme de 10.000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi qu’aux dépens ;
Vu la dénonciation de ladite assignation au ministère public par acte de commissaire de justice du 24 juillet 2024 ;
Vu les conclusions en défense de [K] [S], déposées à l’audience du 8 novembre 2024, qui nous demande, au visa des articles L.213-2 du code de l’organisation judiciaire, 6-3 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, dans sa rédaction issue de la loi n°2024-449 du 21 mai 2024, 23, 29 alinéa 1er, 32 alinéa 1er et 53 de la loi du 29 juillet 1881, 32-1 du code de procédure civile et 1382 du code civil, de :
– In limine litis,
o juger bien fondée l’exception d’incompétence soulevée par [K] [S],
o déclarer irrecevables les demandes formulées par la société BLAST, le juge des référés étant incompétent pour statuer sur une demande de retrait de contenu en ligne considéré comme illicite,
o déclarer nulle et de nul effet la poursuite engagée par la société BLAST à l’encontre de [K] [S],
– A titre subsidiaire, débouter la société BLAST de l’ensemble de ses demandes, fins et prétentions pour absence de trouble manifestement illicite résultant de l’absence de caractère diffamatoire des propos poursuivis,
– A titre très subsidiaire, débouter la société BLAST de l’ensemble de ses demandes, fins et prétentions pour absence de trouble manifestement illicite résultant de la bonne foi de [K] [S],
– A titre reconventionnel, condamner la société BLAST à verser à [K] [S] la somme de 5.000 euros de dommages et intérêts pour procédure abusive,
– En tout état de cause, condamner la société BLAST aux entiers dépens de l’instance et à verser à [K] [S] la somme de 5.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
Vu les conclusions en réplique de la société BLAST, déposées à l’audience du 8 novembre 2024, qui nous demande, au visa des articles précédemment cités, outre les articles 1-1 et 6 et suivants de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, de rejeter les moyens de nullité soulevés par [K] [S], et maintient pour le surplus les demandes de son assignation ;
Lors de l’audience du 8 novembre 2024, les parties ont oralement soutenu leurs écritures et le défendeur a précisé qu’il renonçait à son moyen de nullité tiré de l’absence de dénonciation de l’assignation au ministère public.
A l’issue de l’audience, il a été indiqué aux parties que la présente décision serait rendue le 10 janvier 2025 par mise à disposition au greffe.
Par ces motifs ».
Dans l’introduction et le I, il est mentionné que l’article intitulé « Blast : 30 M€ de cashout déguisé en levée de fonds », mis en ligne par [K] [S] sur le blog « Zero bullshit » le 4 juillet 2024, jette le discrédit sur la société BLAST. Il est encore indiqué que l’article contient des propos diffamatoires envers la société et ses dirigeants, et des précisions sont données quant au contexte dans lequel cette publication est intervenue, ainsi que sur ses effets délétères à l’égard de la demanderesse.
Ces deux premières parties qui évoquent l’article litigieux par la seule mention de son titre, ne comportent pas davantage de précisions quant aux propos poursuivis.
Il est ensuite procédé à l’articulation des faits dans la partie II de l’assignation (pages 5 à 13).
Dans le troisième paragraphe de la page 7, la demanderesse indique que l’article « m[et] le lecteur en condition de douter de l’honorabilité des dirigeants de la société Blast, à savoir Messieurs [C] [T] et [U] [L] », puis qu’il jette le discrédit sur le « business model » de la société qu’ils ont créée ensemble. Elle énonce ensuite en ces termes l’imputation diffamatoire qu’elle décèle : « en laissant entendre qu’ils ont cherché à dissimuler le fait qu’ils profitaient de l’engouement des investisseurs pour liquider une partie de leurs propos investissements » et poursuit par : « Le titre de l’article est en effet suivi d’un commentaire de l’auteur », qu’elle reproduit entre guillemets, en en graissant les trois derniers mots (page 7).
La demanderesse indique ensuite que son président, [C] [T], est présenté sous les traits d’un « mythomane », affirmation qu’elle illustre immédiatement par un encadré dans lequel sont reproduites trois phrases entre guillemets, comportant chacune une partie en gras.
Elle fait de même s’agissant de [U] [L], son directeur général, dont elle affirme qu’il est présenté comme un « affairiste sans scrupules » : un encadré vient illustrer cette énonciation en reproduisant un paragraphe entre guillemets, dont la première partie de l’avant-dernière phrase est graissée.
Intervient ensuite la phrase suivante : « A ce stade, le lecteur est donc psychologiquement préparé à recevoir l’opinion négative que le rédacteur de l’article diffamatoire nourrit à l’égard de la société Blast qu’[C] [T] et [U] [L] ont construite ensemble, Monsieur [K] [S] relevant notamment que : » (page 8), suivie d’un encadré construit de la même façon que les deux précédents, reproduisant entre guillemets des phrases ou portions de phrases dont certaines parties sont graissées.
Un quatrième encadré intervient ensuite sous un paragraphe dédié aux contre-vérités contenues dans l’article selon la demanderesse. Cet encadré reproduit deux phrases entre guillemets, dont certaines parties sont mentionnées en gras, et vient illustrer la phrase suivante : « (..) l’article litigieux contient de nombreuses contre-vérités, telles que par exemple les modalités de l’intéressement de certaines personnalités qui ont souhaité associer leur image à Blast : ainsi, les chiffres mentionnés sur la rémunération de Messieurs [I] [R] et [F] [Z] sont faux et cette publicité mensongère est donc susceptible de causer un préjudice à Blast (…) ». (page 9).
L’assignation poursuit sur le thème des affirmations mensongères qu’elle décèle dans l’article, sans citer précisément de propos, jusqu’au dernier paragraphe de la page 9, dans laquelle elle évoque le chapitre « un intérêts, des conflits » de l’article, lequel contient selon la demanderesse des confusions volontairement opérées par l’auteur entre les contraintes règlementaires propres à l’activité régulée de BLAST, et la réglementation Prospectus applicable à l’offre au public réalisée par Blast Army2 sur ses titres financiers. Un encadré intervient immédiatement après cette phrase, reproduisant entre guillemets de nombreux propos, dont certains sont graissés, et l’un est souligné. (pages 10-11).
Un paragraphe est ensuite consacré au fait que l’auteur de l’article remettrait en cause la qualité des diligences mises en œuvre par les services de l’AMF dans le cadre de l’opération décrite, parce qu’il soutiendrait que l’opération est légale « à quelques détails près (carried via PSFP, chiffres en peu différents dans le prospectus et dans la documentation contractuelle », intégrant ainsi une partie des propos de l’article en les reproduisant entre guillemets, et en graissant la formule « à quelques détails près ». (page 11).
Ce paragraphe est suivi de la phrase conclusive suivante : « Au final, l’objectif poursuivi par Monsieur [K] [S] en publiant son article diffamatoire (…) a été atteint, comme le révèlent les commentaires de son post Linkedin relayant l’article litigieux (…) » et poursuit en commentant certains de ces commentaires.
Le dispositif de l’assignation, qui demande au juge des référés de « dire et juger que Monsieur [K] [S] cause un trouble manifestement illicite » et sollicite le retrait de l’article litigieux du site « zéro bullshit » et du post Linkedin précité, n’apporte pas de précisions supplémentaires sur les propos poursuivis.
***
Il apparaît ainsi à la lecture de l’assignation, en premier lieu, que son introduction et son I désignent l’article qui en est l’objet tantôt par son titre, tantôt par la formule « l’article litigieux », utilisée à deux reprises, sans qu’il soit donné davantage de précisions sur les propos exacts que la demanderesse entend poursuivre.
Il sera relevé, en second lieu, que la partie II met en valeur certains propos de l’article par des encadrés qui les reproduisent entre guillemets, ces encadrés venant chacun illustrer l’idée contenue dans la phrase ou le paragraphe qui le précède. Cette mise en exergue est cependant faite selon une typographie particulière, selon laquelle certaines phrases ou membres de phrases sont graissés, sans que soit explicité quel sens doit être donné à ce graissage.
Cette typographie comporte également des soulignements non explicités. Ainsi, le troisième encadré (page 8) contient une partie de phrase tout à la fois graissée et soulignée (« dans la ribambelle de frais. Ni sur la structuration parfois cavalière des deals »), tandis que le cinquième encadré comporte une partie de phrase soulignée, mais non graissée (« Blast veut lever 30M€, et que ça n’est pas possible via son agrément PSFP »), sans qu’il soit davantage donné de précisions quant au sens à donner à cette mise en valeur particulière des propos concernés.
Il n’est ainsi pas possible de déterminer à ce stade de l’assignation, si l’ensemble de l’article est poursuivi – comme pourraient le laisser entendre la rédaction de l’introduction et de la première partie – ou si les seuls propos reproduits dans les encadrés sont poursuivis, ou encore si ce sont uniquement les propos graissés et/ou soulignés, parmi ceux reproduits dans les encadrés, qui font l’objet des poursuites, ce qui génère à l’évidence, une équivocité sur l’étendue des poursuites.
Cette incertitude est confortée par l’utilisation, dans les phrases précédant certains encadrés, des mentions « notamment » (page 8, précédant le troisième encadré) et « par exemple » (page 9, précédant le quatrième encadré), également génératrices d’une équivoque sur l’étendue des poursuites, en ce qu’elle laisse entendre que leur périmètre pourrait être plus large que celui des propos reproduits dans l’encadré s’y rapportant.
Cette équivoque est encore accentuée par le fait d’intégrer, en page 7, ce qui est présenté comme un commentaire de l’auteur de l’article suivant immédiatement son titre, et en page 11, une partie de phrase issue de l’article, chacun dans le corps d’un paragraphe, en graissant une partie des propos ainsi reproduits, sans toutefois les mettre en évidence dans un encadré comme il est procédé pour les autres propos cités, ni expliciter le sens à donner à leur graissage partiel.
La partie conclusive de la partie II évoque quant à elle tantôt « l’article diffamatoire » et « l’article litigieux », ce qui laisse à nouveau entendre qu’il serait poursuivi dans son intégralité.
Enfin, le dispositif de l’assignation, qui se limite à invoquer l’existence d’un trouble manifestement illicite et à solliciter le retrait de l’entier article, n’apporte aucune précision quant aux propos exacts poursuivis, laissant ainsi perdurer l’équivocité relevée sur l’étendue des propos dont le défendeur aura à répondre.
Cette incertitude sur le périmètre des poursuites est nécessairement génératrice d’un grief pour le défendeur, lequel n’a pas pu, à la seule lecture de l’assignation, déterminer les moyens de défense à mettre en œuvre.
Au regard de ces éléments, l’assignation du 23 juillet 2024 est nulle et, par conséquent, le juge des référés n’est pas valablement saisi.
PAR CES MOTIFS
Statuant publiquement par mise à disposition au greffe, par ordonnance contradictoire et en premier ressort,
Rejetons l’exception d’incompétence soulevée par le défendeur,
Déclarons nulle l’assignation délivrée le 23 juillet 2024 à [K] [S] à la demande de la société BLAST,
Condamnons la société BLAST aux dépens.
Fait à Paris le 10 janvier 2025
Le Greffier, Le Président,
Minas MAKRIS Emmanuelle DELERIS
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