Délai déraisonnable et responsabilité de l’État dans le fonctionnement de la justice

·

·

Délai déraisonnable et responsabilité de l’État dans le fonctionnement de la justice

L’Essentiel : Madame [I] [W] a saisi le Conseil de Prud’hommes de Marseille pour déni de justice, invoquant un délai excessif de plus de deux ans entre sa saisine et le jugement. Elle réclame 30 000 euros pour préjudice moral et 3 000 euros pour frais irrépétibles, se fondant sur l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme. L’AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT conteste ces demandes, arguant que les délais étaient conformes à la loi. Le tribunal a reconnu un délai excessif de cinq mois, accordant finalement 1 000 euros pour préjudice moral et 500 euros pour frais irrépétibles.

Introduction de l’instance

Madame [I] [W] a saisi le Conseil de Prud’hommes de Marseille, invoquant un déni de justice en raison du délai excessif entre l’introduction de son affaire et le jugement rendu. Elle a cité l’AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT, demandant une indemnisation de 30 000 euros pour préjudice moral et perte de chance, ainsi que 3 000 euros pour frais irrépétibles.

Arguments de la demanderesse

Dans ses conclusions, Madame [W] a souligné que le jugement a été rendu plus de deux ans après la saisine, ce qui constitue un délai déraisonnable. Elle a également fait référence à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme, affirmant que le droit à un procès dans un délai raisonnable est fondamental.

Arguments de la défense

L’AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT a contesté les demandes de Madame [W], arguant que les délais de la procédure n’étaient pas déraisonnables et que la responsabilité de l’État ne pouvait être engagée que pour un délai de cinq mois. Il a également remis en question la justification du préjudice moral et la certitude de l’issue du jugement.

Analyse des délais de procédure

Le tribunal a examiné les délais entre les différentes étapes de la procédure prud’homale. Il a noté que les délais de conciliation et de jugement étaient conformes aux exigences de la loi. Toutefois, il a reconnu un délai excessif de cinq mois entre l’audience et le délibéré, engageant ainsi la responsabilité de l’État pour fonctionnement défectueux du service public de la justice.

Indemnisation accordée

Le tribunal a décidé d’accorder à Madame [W] une indemnisation de 1 000 euros pour préjudice moral, en raison de l’attente anxieuse causée par le retard. De plus, il a calculé des intérêts de retard de 24,87 euros, correspondant à un retard de cinq mois sur les sommes allouées par le jugement de départage.

Frais irrépétibles

En vertu de l’article 700 du code de procédure civile, le tribunal a alloué à Madame [W] une somme de 500 euros pour couvrir les frais irrépétibles, considérant qu’il serait inéquitable de lui faire supporter l’intégralité des frais non compris dans les dépens.

Dépens et exécution provisoire

L’AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT a été condamné à payer l’intégralité des dépens, étant la partie perdante. Le tribunal a également ordonné l’exécution provisoire de la décision, conformément à l’article 514 du code de procédure civile, sans qu’il soit nécessaire de justifier d’une exception.

Q/R juridiques soulevées :

Quelles sont les conditions de la responsabilité de l’État en cas de déni de justice ?

La responsabilité de l’État pour déni de justice est régie par l’article L 141-1 du code de l’organisation judiciaire, qui stipule que :

« L’État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice. Sauf dispositions particulières, cette responsabilité n’est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice. »

Dans le cas présent, Madame [W] soutient que le délai de plus de deux ans entre la saisine du Conseil de Prud’hommes et le jugement constitue un déni de justice.

Cependant, il est important de noter que l’article L 111-3 du même code précise que :

« Les décisions de justice sont rendues dans un délai raisonnable. »

Ainsi, pour établir la responsabilité de l’État, il faut démontrer que le délai en question est déraisonnable au sens de ces dispositions.

Dans cette affaire, le tribunal a examiné les différentes étapes de la procédure et a conclu que les délais, bien que longs, ne constituaient pas un déni de justice, sauf pour un délai de cinq mois jugé excessif entre l’audience et le délibéré.

Comment est déterminé le montant de l’indemnisation pour préjudice moral ?

Le montant de l’indemnisation pour préjudice moral est évalué en fonction de la souffrance subie par la victime. Dans cette affaire, le tribunal a alloué à Madame [W] la somme de 1 000 euros pour le préjudice moral, en se basant sur l’attente anxieuse causée par le retard dans le prononcé du jugement.

Il est essentiel de rappeler que, selon la jurisprudence, le préjudice moral doit être justifié par des éléments concrets. En l’absence de preuves de souffrances psychologiques particulières, le tribunal a jugé que la somme de 1 000 euros était appropriée.

De plus, le tribunal a également pris en compte les intérêts de retard, calculés au taux légal, sur la somme allouée par le jugement de départage, conformément à l’article 1231-7 du code civil, qui stipule que :

« Les intérêts dus sur une somme d’argent commencent à courir à compter du prononcé du jugement. »

Ainsi, le montant total de l’indemnisation a été déterminé en tenant compte de ces éléments.

Quels sont les critères pour l’allocation des frais irrépétibles ?

L’allocation des frais irrépétibles est régie par l’article 700 du code de procédure civile, qui dispose que :

« Le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer :
1° A l’autre partie la somme qu’il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens ;
2° Et, le cas échéant, à l’avocat du bénéficiaire de l’aide juridictionnelle partielle ou totale une somme au titre des honoraires et frais, non compris dans les dépens, que le bénéficiaire de l’aide aurait exposés s’il n’avait pas eu cette aide. »

Le juge doit tenir compte de l’équité et de la situation économique de la partie condamnée. Dans cette affaire, le tribunal a alloué à Madame [W] la somme de 500 euros au titre des frais irrépétibles, considérant qu’il serait inéquitable de lui laisser supporter l’intégralité des frais exposés.

Il est également important de noter que la partie perdante, en l’occurrence l’AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT, est condamnée à payer ces frais, conformément à l’article 696 du code de procédure civile, qui précise que :

« La partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n’en mette la totalité ou une fraction à la charge d’une autre partie. »

Quelles sont les implications de l’exécution provisoire dans ce jugement ?

L’exécution provisoire est régie par l’article 514 du code de procédure civile, qui stipule que :

« Les décisions de première instance sont de droit exécutoires à titre provisoire à moins que la loi ou la décision rendue n’en dispose autrement. »

Dans le cas présent, le tribunal a décidé qu’il n’y avait pas lieu d’écarter l’exécution provisoire, ce qui signifie que les sommes allouées à Madame [W] doivent être payées immédiatement, même si l’AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT peut faire appel de la décision.

Cette disposition vise à garantir que la victime puisse bénéficier rapidement de l’indemnisation qui lui a été accordée, sans attendre la résolution d’un éventuel appel. Cela reflète l’importance de l’accès à la justice et de la réparation rapide des préjudices subis.

TRIBUNAL JUDICIAIRE
DE MARSEILLE

PREMIERE CHAMBRE CIVILE

JUGEMENT N°24/ DU 21 Novembre 2024

Enrôlement : N° RG 23/04440 – N° Portalis DBW3-W-B7H-3I6G

AFFAIRE : Mme [I] [W]( Me Christine SIHARATH)
C/ Etablissement public AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT (la SCP RIBON – KLEIN)

DÉBATS : A l’audience Publique du 26 Septembre 2024

COMPOSITION DU TRIBUNAL:

Président : SPATERI Thomas, Vice-Président
Assesseur : BERGER-GENTIL Blandine, Vice-Présidente
Assesseur : BERTHELOT Stéphanie, Vice-Présidente (Juge rapporteur)

Greffier lors des débats : BESANÇON Bénédicte

Vu le rapport fait à l’audience

A l’issue de laquelle, les parties ont été avisées que le prononcé de la décision aurait lieu par mise à disposition au greffe le : 21 Novembre 2024

Jugement signé par SPATERI Thomas, Vice-Président et par BERARD Béatrice, Greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

NATURE DU JUGEMENT

contradictoire et en premier ressort

NOM DES PARTIES

DEMANDERESSE

Madame [I] [W]
de nationalité Française, demeurant [Adresse 2]

représentée par Me Christine SIHARATH, avocat au barreau d’AIX-EN-PROVENCE

C O N T R E

DEFENDERESSE

L’AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT,
Agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux domicilés audit siège, dont le siège social est sis [Adresse 1]

représentée par Maître Philippe KLEIN de la SCP RIBON – KLEIN, avocats au barreau d’AIX-EN-PROVENCE, vestiaire : 205

EXPOSE DU LITIGE

Considérant que le Conseil de Prud’hommes de MARSEILLE aurait commis un déni de justice du fait du délai séparant l’introduction de l’instance du prononcé du jugement, Madame [I] [W] a fait citer l’AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT par acte d’huissier de justice du 6 avril 2023, sollicitant du tribunal, au visa des articles L 141-1 et L 111-3 du code de l’organisation judiciaire, la condamnation de l’État français à lui payer la somme de 30 000 euros de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral, et 30 000 euros en raison de la perte de chance de pouvoir obtenir plus rapidement la condamnation de son employeur au rétablissement de ses droits, avec intérêts de droit et anatocisme, outre la somme de 3 000 euros au titre des frais irrépétibles, et les dépens.
Par conclusions signifiées le 26 février 2024, Madame [W] maintient ses demandes initiales, faisant valoir que :
– le jugement a été rendu plus de deux ans après la saisine de la juridiction.
– il s’agit d’un délai déraisonnable constitutif d’un déni de justice engageant la responsabilité de l’État en raison du fonctionnement défectueux du service public de la justice.
– le droit d’être jugé dans un délai raisonnable constitue un droit fondamental protégé par l’article 6 paragraphe 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales ratifiée par la France le 3 mai 1974.
En défense et par conclusions signifiées le 3 janvier 2024, l’AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT demande au tribunal de réduire à de plus justes proportions la demande indemnitaire accordée au titre du préjudice moral et des frais irrépétibles, et de rejeter la demande formée au titre de la perte de chance.
Il soutient que :
– entre les différentes étapes de la procédure, les délais n’ont pas été déraisonnables.
– s’agissant du délai de 7 mois pour le prononcé du délibéré, la responsabilité de l’État ne pourrait être engagée qu’à hauteur de 5 mois.
– ni le principe ni le quantum du préjudice moral ne sont justifiés.
– l’issue du jugement ne peut pas être considérée comme certaine. De plus, la juridiction prud’homale n’a fait droit qu’à une partie des prétentions de Madame [W].
La clôture a été prononcée le 11 juin 2024.

MOTIFS

Sur le droit à indemnisation

L’article L 141-1 du code de l’organisation judiciaire dispose que l’Etat est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice. Sauf dispositions particulières, cette responsabilité n’est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice.

Par ailleurs, l’article L 111-3 du même code prévoit que les décisions de justice sont rendues dans un délai raisonnable.
En l’espèce, la demanderesse reproche à l’Etat l’écoulement d’un délai de plus d’un an entre la saisine du Conseil de Prud’hommes de MARSEILLE de l’audience devant le bureau de jugement.
Or, il convient de considérer la particularité de la procédure devant cette juridiction, qui prévoit la tenue d’une audience devant le bureau de conciliation, puis ensuite devant le bureau de jugement.
Entre la saisine du Conseil de Prud’hommes le 27 juillet 2017 et l’audience devant le bureau de conciliation le 3 octobre 2017, un délai d’un peu plus de deux mois s’est écoulé.
A défaut de conciliation entre les parties, le bureau de conciliation a renvoyé l’affaire à une audience de mise en état fixée au 9 mai 2018, soit cinq mois plus tard.
Ensuite, le 9 mai 2018, le dossier a été fixé en audience devant le bureau de jugement au 10 octobre 2018, soit de nouveau cinq mois plus tard.
Ces délais séparant les différentes phases de la procédure prud’homale ne constituent pas des délais qui ne seraient pas raisonnables au sens des dispositions précitées.
De même, un délai de quatorze mois séparant la saisine de la juridiction (pendant les vacations judiciaires) de l’audience devant le bureau de jugement ne caractérise pas un déni de justice, en considération des étapes procédurales qui l’ont jalonné.
Après l’audience du bureau de jugement du 10 octobre 2018, le délibéré, prononçant un départage, a été rendu le 29 mai 2019, soit plus de sept mois après les plaidoiries.
Or, un délai de délibéré de deux mois doit être considéré comme raisonnable, de sorte que la demanderesse est fondée à considérer que la responsabilité de l’Etat pour déni de justice est engagée.
En revanche, la demanderesse n’est pas fondée à considérer qu’un délai de quatre mois entre la notification du départage des voix et la tenue de l’audience devant le juge départiteur serait excessif ou constitutif d’un déni de justice.
De même, entre l’audience de départage le 8 octobre 2019 et le prononcé du délibéré le 20 novembre 2019, moins de deux mois se sont écoulés.
En conséquence, la responsabilité de l’Etat pour fonctionnement défectueux du service de la justice sera retenue pour le délai, considéré comme excessif à hauteur de cinq mois, écoulé entre l’audience devant le bureau de jugement et le délibéré.

Sur le montant de l’indemnisation

Le retard pris dans le prononcé du délibéré par le bureau de jugement du Conseil de Prud’hommes de MARSEILLE a causé à la requérante un préjudice moral constitué par l’attente anxieuse du résultat de la procédure.

A défaut de justification de souffrances psychologiques particulières, il sera alloué à la demanderesse la somme de 1 000 euros à ce titre.

Par ailleurs, il est reproché à l’Etat, une perte de chance de ne pas avoir pu obtenir plus tôt la réparation des manquements imputés à son ancien employeur.

Il n’est pas démontré que ce préjudice serait distinct de celui qui peut être réparé par les intérêts de retard.

En conséquence, il sera alloué à Madame [W] des intérêts de retard calculés au taux légal sur une durée de cinq mois et portant sur les sommes allouées par le jugement de départage, soit :

1 755,88 euros x 3,40% (taux de l’intérêt légal 1er semestre 2019) / 12 mois x 5 mois = 24,87 euros.

L’AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT sera donc condamné à payer les sommes de 1 000 euros et 24,87 euros.

Aucun fondement n’étant invoqué au soutien de la demande tendant à fixer le point de départ des intérêts dus sur la somme allouée à compter de l’introduction de l’instance, cette somme portera intérêts à compter du prononcé du jugement en application des dispositions de l’article 1231-7 du code civil.

Sur les frais irrépétibles

L’article 700 du code de procédure civile dispose que le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer :
1° A l’autre partie la somme qu’il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens ;
2° Et, le cas échéant, à l’avocat du bénéficiaire de l’aide juridictionnelle partielle ou totale une somme au titre des honoraires et frais, non compris dans les dépens, que le bénéficiaire de l’aide aurait exposés s’il n’avait pas eu cette aide. Dans ce cas, il est procédé comme il est dit aux alinéas 3 et 4 de l’article 37 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991.
Dans tous les cas, le juge tient compte de l’équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d’office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu’il n’y a pas lieu à ces condamnations.
Les parties peuvent produire les justificatifs des sommes qu’elles demandent.
La somme allouée au titre du 2° ne peut être inférieure à la part contributive de l’État majorée de 50 %.
Il serait inéquitable de laisser à la charge de la demanderesse l’intégralité des frais exposés et non compris dans les dépens.

Une somme de 500 euros lui sera allouée en application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile.

Sur les dépens

Aux termes de l’article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n’en mette la totalité ou une fraction à la charge d’une autre partie.
En l’espèce, l’AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT, succombant à l’instance, sera condamné au paiement des entiers dépens.

Sur l’exécution provisoire

Aux termes de l’article 514 du code de procédure civile, les décisions de première instance sont de droit exécutoires à titre provisoire à moins que la loi ou la décision rendue n’en dispose autrement.

En l’espèce, il n’y a pas lieu de ne pas ordonner l’exécution provisoire.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal, après en avoir délibéré conformément à la loi, statuant publiquement par jugement mis à disposition au greffe, contradictoire et en premier ressort,

Condamne l’AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT à payer à Madame [I] [W] les sommes suivantes :

1 000 euros au titre du préjudice moral24,87 euros au titre du fonctionnement défectueux du service public de la justice500 euros au titre des frais irrépétibles.
Juge que la somme de 1 024, 87 euros portera intérêts au taux légal à compter du prononcé du jugement.

Condamne l’AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT aux dépens.

Juge ne pas avoir lieu à écarter l’exécution provisoire de droit.

AINSI JUGE PAR MISE A DISPOSITION AU GREFFE DE LA PREMIERE CHAMBRE CIVILE DU TRIBUNAL JUDICIAIRE DE MARSEILLE LE 21 Novembre 2024

LE GREFFIER LE PRESIDENT


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Chat Icon