Type de juridiction : Tribunal judiciaire
Juridiction : Tribunal judiciaire de Paris
Thématique : Responsabilité de l’État face aux délais excessifs dans la notification d’une ordonnance pénale : enjeux et conséquences pour les victimes d’infractions.
→ RésuméLe tribunal de grande instance de Créteil a déclaré Monsieur [T] [J] coupable de dégradation et de violence, le condamnant à verser 1 300 euros à Monsieur [N] [F]. Cependant, la notification de l’ordonnance a été retardée, entraînant des complications. Malgré les démarches du conseil de Monsieur [N] [F], l’ordonnance n’a été notifiée à Monsieur [T] [J] qu’en septembre 2023. En conséquence, Monsieur [N] [F] a assigné l’Agent judiciaire de l’État pour faute lourde. Le tribunal a reconnu un délai excessif de 40 mois, condamnant l’État à verser 2 000 euros à Monsieur [N] [F] pour préjudice.
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TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]
[1] Expéditions
exécutoires
délivrées le :
■
1/1/1 resp profess du drt
N° RG 22/11526 – N° Portalis 352J-W-B7G-CX3QR
N° MINUTE :
Assignation du :
23 Septembre 2022
JUGEMENT
rendu le 27 Novembre 2024
DEMANDEUR
Monsieur [N] [F]
[Adresse 1]
[Localité 3]
Représenté par Me Romain NORMAND, avocat au barreau de MELUN, vestiaire #PC299
DÉFENDEUR
Etablissement public L’AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT Ministère de l’Economie et des Finances
Direction Des Affaires Juridiques – Sous-Direction du Droit Privé
[Adresse 4]
[Localité 2]
Représenté par Me Fabienne DELECROIX, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #R0229
MINISTÈRE PUBLIC
Monsieur [S] [W],
Premier Vice-Procureur
Décision du 27 Novembre 2024
1/1/1 resp profess du drt
N° RG 22/11526 – N° Portalis 352J-W-B7G-CX3QR
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Madame Cécile VITON, Première vice-présidente adjointe
Présidente de formation,
Monsieur Benoit CHAMOUARD, Premier vice-président adjoint
Madame Valérie MESSAS, Vice-présidente
Assesseurs,
assistés de Monsieur Gilles ARCAS, Greffier lors des débats et de Madame Marion CHARRIER, Greffier lors du prononcé
DÉBATS
A l’audience du 30 Octobre 2024
tenue en audience publique
Madame Cécile VITON a fait un rapport de l’affaire
JUGEMENT
Prononcé par mise à disposition
Contradictoire
en premier ressort
EXPOSE DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE
Par ordonnance pénale du 14 novembre 2019, le délégué du président du tribunal de grande instance de Créteil a :
– déclaré Monsieur [T] [J] coupable des faits, commis le 23 janvier 2019 à [Localité 5], de dégradation ou détérioration d’un bien appartenant à autrui et de violence ayant entraîné une incapacité de travail n’excédant pas 8 jours ;
– condamné Monsieur [T] [J] au paiement de deux amendes ;
– reçu Monsieur [N] [F] en sa constitution de partie civile ;
– déclaré Monsieur [T] [J] responsable du préjudice subi par Monsieur [N] [F], partie civile ;
– condamné Monsieur [T] [J] à payer à Monsieur [N] [F] les sommes de 300 euros en réparation du préjudice matériel et 1 000 euros en réparation du préjudice moral pour tous les faits commis à son encontre.
Par lettre en date du » 30/10/2019 « , le service des ordonnances pénales du parquet du procureur de la République près le tribunal de grande instance de Créteil a adressé à Monsieur [N] [F] une copie certifiée conforme de l’ordonnance pénale en date du 14 novembre 2019 et l’a informé qu’une expédition de la décision revêtue de la formule exécutoire lui sera envoyée dans le cas où aucune opposition n’aurait été effectuée par lui, le prévenu ou le ministère public.
Par lettre du 9 décembre 2020, le conseil de Monsieur [N] [F] a saisi le Fonds de Garantie – service d’aide au recouvrement des victimes d’infractions (SARVI). Ce service lui a indiqué, le 28 décembre 2020, que le dossier était incomplet en l’absence de production de la copie intégrale de la décision pénale revêtue de la formule exécutoire et de la copie du certificat de non recours.
Le greffe des ordonnances pénales du tribunal judiciaire de Créteil a indiqué au conseil de Monsieur [N] [F], par courriel du 17 février 2021, que l’ordonnance pénale avait été envoyée au prévenu par lettre recommandée avec accusé de réception de façon infructueuse et que la grosse sera délivrée quand la décision sera devenue définitive, à la fin du délai de recours puis, par courriel du 19 novembre 2021, de l’impossibilité pour le conseil de Monsieur [N] [F] de signifier la décision prononcée contre Monsieur [J] par huissier.
Par lettre du 24 décembre 2021, le conseil de Monsieur [N] [F] a demandé au ministère de la justice de faire le nécessaire pour que l’ordonnance pénale soit signifiée dans les plus brefs délais.
Par lettre du 11 février 2022, le bureau des frais de justice et de l’optimisation de la dépense de la sous-direction des finances, de l’immobilier et de la performance de la direction des services judiciaires du ministère de la justice a informé le conseil de Monsieur [N] [F] avoir sollicité auprès des autorités judiciaires concernées les informations nécessaires à l’instruction de sa requête. Ledit service confirmait, par courriel du 15 avril 2022, être en attente du retour des observations des autorités judiciaires pour poursuivre l’instruction du dossier.
Le 22 septembre 2023, les services de police ont notifié à Monsieur [T] [J] l’ordonnance pénale du 14 novembre 2019.
Procédure
Par acte de commissaire de justice du 23 septembre 2022, Monsieur [N] [F] a assigné l’Agent judiciaire de l’État devant le tribunal judiciaire de Paris, sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire.
Par ordonnance du 19 juin 2023, le juge de la mise en état a révoqué l’ordonnance de clôture du 15 mai 2023 et renvoyé l’affaire à la mise en état.
L’ordonnance de clôture a été rendue le 4 décembre 2023.
PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
Par conclusions du 16 novembre 2023, Monsieur [N] [F] demande au tribunal de :
– condamner l’Etat, à titre principal sur la faute lourde et à titre subsidiaire sur le déni de justice, à lui payer la somme de 10 000 euros assorti des intérêts au taux légal ;
– condamner l’Etat à lui payer la somme de 3 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux entiers dépens ;
– rappeler que l’exécution provisoire de la décision à intervenir est de droit.
Au soutien de ses prétentions, Monsieur [N] [F] fait valoir que:
– à titre principal, la responsabilité de l’Etat est engagée pour faute lourde en ne signifiant pas l’ordonnance pénale dans un délai raisonnable malgré les très nombreuses démarches engagées, l’Agent judiciaire de l’Etat n’établissant pas que l’Etat a tout mis en œuvre à cette fin et Monsieur [N] [F] n’ayant pas à pallier la carence de l’Etat en faisant citer le prévenu devant le tribunal correctionnel ;
– à titre subsidiaire, la responsabilité de l’Etat est engagée pour déni de justice en ayant notifié le 22 septembre 2023 l’ordonnance du 14 novembre 2019 ;
– il a été contraint par l’inaction de l’Etat à diligenter la présente procédure en responsabilité, n’a pu obtenir l’indemnisation de la part du SARVI qui exige la production d’une décision définitive et a dû conclure deux fois notamment pour expliquer à l’Agent judiciaire de l’Etat qu’il se trompait, ce qu’il a fini par reconnaître implicitement puisque le commissariat de police local a été saisi.
Par conclusions du 1er décembre 2023, l’Agent judiciaire de l’Etat demande au tribunal de déclarer recevable l’ensemble de ses conclusions et pièces signifiées, de débouter Monsieur [N] [F] de l’ensemble de ses demandes et de le condamner à lui payer la somme de 3 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
Au soutien de ses prétentions, l’Agent judiciaire de l’Etat fait valoir que:
– l’ordonnance pénale a été envoyée deux fois par lettre recommandée avec avis de réception à Monsieur [J], qui n’a pas retiré la lettre recommandée, si bien que le procureur de la République a saisi les services de police le 11 mai 2023, soit un mois plus tard, pour procéder à cette notification qui a eu lieu le 22 septembre 2023 et Monsieur [N] [F] avait la possibilité de faire citer à comparaître Monsieur [J] devant le tribunal correctionnel afin qu’il soit statué sur ses intérêts civils ;
– si la durée totale peut sembler longue, ce délai n’est pas imputable au service public de la justice dans la mesure où il ne peut être tenu responsable de l’impossibilité de localiser Monsieur [J] aux fins de lui notifier l’ordonnance pénale et, au vu de ces difficultés, le procureur de la République a fait accomplir toutes les diligences nécessaires pour s’assurer de la notification de cette ordonnance ;
– l’ordonnance pénale est devenue définitive en l’absence d’opposition de sorte que Monsieur [F] a la possibilité d’en obtenir l’exécution ce qui exclut l’existence d’un quelconque préjudice indemnisable par le service public de la justice et qui, en tout état de cause, n’est pas établi.
Par avis du 17 novembre 2023, le ministère public près le tribunal judiciaire de Paris s’en rapporte à l’appréciation et à la jurisprudence du tribunal pour l’évaluation du préjudice résultant des délais.
Le ministère public relève que le délai entre la décision rendue le 12 décembre 2019, à défaut de précision sur les premières démarches de notification, et les diligences réalisées à compter du 13 avril 2023, paraît excessif et engage la responsabilité de l’Etat à hauteur de 34 mois.
MOTIVATION
1. Sur la faute lourde
Aux termes de l’article L.141-1 du code de l’organisation judiciaire : » L’Etat est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice. / Sauf dispositions particulières, cette responsabilité n’est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice. »
La faute lourde s’entend de toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi.
En l’espèce, l’ordonnance pénale du 14 novembre 2019 a été notifiée au prévenu par les services de police le 22 septembre 2023 à la suite d’une demande en ce sens du procureur de la République près le tribunal judiciaire de Créteil le 11 mai 2023, conformément aux dispositions de l’article 495-3 du code de procédure pénale. Malgré la longueur alléguée, le délai pour porter cette ordonnance pénale à la connaissance du prévenu ne démontre pas une inaptitude du service public de la justice à mener à bien sa mission et n’est donc pas de nature à caractériser une faute lourde de l’Etat. Par suite, Monsieur [N] [F] sera débouté de sa demande indemnitaire à ce titre.
2. Sur le déni de justice
Un déni de justice correspond à un refus d’une juridiction de statuer sur un litige qui lui est présenté ou au fait de ne procéder à aucune diligence pour instruire ou juger les affaires.
Il constitue une atteinte à un droit fondamental et, s’appréciant sous l’angle d’un manquement du service public de la justice à sa mission essentielle, il englobe, par extension, tout manquement de l’Etat à son devoir de protection juridictionnelle de l’individu, qui comprend celui de répondre sans délai anormalement long aux requêtes des justiciables, conformément aux stipulations de l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme.
L’appréciation d’un allongement excessif du délai de réponse judiciaire, susceptible d’être assimilé à un refus de juger et, partant, à un déni de justice engageant la responsabilité de l’Etat sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire, s’effectue de manière concrète, au regard des circonstances propres à chaque procédure, en prenant en considération les conditions de déroulement de la procédure, la nature de l’affaire, son degré de complexité, le comportement des parties en cause, ainsi que l’intérêt qu’il peut y avoir pour l’une ou l’autre des parties, compte tenu de sa situation particulière, des circonstances propres au litige, et, le cas échéant, de sa nature même, à ce qu’il soit tranché rapidement.
L’appréciation de la seule durée de la procédure n’est pas de nature à permettre de caractériser un déni de justice. Il convient en effet d’examiner chaque étape de la procédure afin de déterminer l’existence de périodes de latence ou de délais déraisonnables.
En l’espèce, l’Agent judiciaire de l’Etat justifie uniquement avoir adressé l’ordonnance pénale à Monsieur [T] [J] par lettre recommandée avec accusé de réception le 13 avril 2023 avant que cette ordonnance soit notifiée par les services de police le 22 septembre 2023 en exécution d’une demande de parquet du tribunal judiciaire de Créteil en date du 11 mai 2023. Cette lettre a été présentée le 17 avril 2023 et n’a pas été réclamée par Monsieur [T] [J]. L’Agent judiciaire ne saurait invoquer les changements d’adresse de Monsieur [T] [J] pour justifier le délai de plus de trois ans séparant l’ordonnance rendue le 14 novembre 2019 et l’envoi de la lettre recommandée avec accusé de réception le 13 avril 2023. Le délai de 46 mois séparant l’ordonnance du 14 novembre 2019 de sa notification le 22 septembre 2023 est dès lors excessif à hauteur de 40 mois.
Les délais excessifs retenus ci-dessus n’ont pas permis à Monsieur [N] [F] de compléter son dossier devant le Fonds de Garantie – SARVI – et l’ont contraint à introduire la présente procédure. Ce préjudice sera intégralement indemnisé par la condamnation de l’Etat au paiement de 2 000 euros.
En application des dispositions de l’article 1231-7 du code civil, cette somme portera intérêts au taux légal à compter de l’assignation délivrée le 23 septembre 2022.
3. Sur les autres demandes
L’Agent judiciaire de l’Etat, partie perdante, sera condamné aux dépens et à payer à Monsieur [N] [F] la somme de 3 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile
L’exécution provisoire de ce jugement est de droit en application de l’article 514 du code de procédure civile sans qu’il soit nécessaire de le rappeler.
PAR CES MOTIFS
Le Tribunal, statuant après débats en audience publique, par jugement contradictoire rendu en premier ressort par mise à disposition au greffe,
CONDAMNE l’Agent judiciaire de l’Etat à payer la somme de 2 000 euros à Monsieur [N] [F] en réparation de son préjudice, avec intérêts au taux légal à compter du 23 septembre 2022.
CONDAMNE l’Agent judiciaire de l’Etat aux dépens.
CONDAMNE l’Agent judiciaire de l’Etat à payer la somme de 3 000 euros à Monsieur [N] [F] sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
DÉBOUTE Monsieur [N] [F] du surplus de ses demandes.
Fait et jugé à Paris le 27 Novembre 2024
Le Greffier Le Président
Marion CHARRIER Cécile VITON
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