Cour d’Appel de Paris, 13 mars 2020
Cour d’Appel de Paris, 13 mars 2020

Type de juridiction : Cour d’Appel

Juridiction : Cour d’Appel de Paris

Thématique : Détournement de spot publicitaire : l’exception de liberté d’expression

Résumé

La liberté d’expression, protégée par la Constitution, permet à l’association L214 de détourner un spot publicitaire du CIFOG pour dénoncer les conditions de production du foie gras. En 2018, L214 a diffusé un film de 30 secondes, intégrant des images du CIFOG tout en ajoutant des séquences de gavage. Le CIFOG a tenté d’interdire cette diffusion, mais le tribunal a jugé que la liberté d’expression prime sur le droit d’auteur, soulignant l’importance de critiquer des pratiques alimentaires. Ainsi, le juge doit équilibrer ces droits, reconnaissant que la critique sociale ne constitue pas une atteinte injustifiée à la propriété intellectuelle.

La liberté d’expression, à valeur constitutionnelle, permet à une association de détourner le spot publicitaire d’un tiers, sans condamnation pour contrefaçon.  La mise en oeuvre du droit d’auteur est une restriction prévue par la loi, qui poursuit un intérêt légitime et la juridiction saisie doit examiner si elle constitue une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression. Il revient au juge de rechercher un juste équilibre entre les droits en présence, la liberté d’expression et le droit d’auteur.

Affaire L214

Le CIFOG,
créé en 1987, est une association professionnelle agricole régie par la loi de
1901, qui a pour objet d’assurer la défense et la promotion du foie gras et
plus généralement d’agir dans l’intérêt de la profession. En 2018, le CIFOG a
fait réaliser par une agence de communication, un film publicitaire de 15
secondes ayant pour objet la promotion du foie gras. Ce film a été diffusé à la
télévision mais également sur les réseaux sociaux. Il est constitué de
plusieurs scènes dans lesquelles des personnes partagent et dégustent du foie
gras ou cuisinent un plat à base de ce produit dans une ambiance festive et
conviviale. Sur le dernier plan apparaît le slogan «le foie gras, exceptionnel
à chaque fois» et la signature du film CIFOG et FranceAgriMer. Le montant des investissements publicitaires
engagés s’est élevé au total à 1 192 779,80 euros. L’organisme du ministère de
l’agriculture, France Agrimer, aurait participé à hauteur de 50%.

L’association
L214 constituée en 2008, est une association de protection animale, d’intérêt
général qui centre son activité et sa communication sur les animaux utilisés
dans la consommation alimentaire (viande, lait, oeufs, poisson), en
s’intéressant à leurs conditions d’élevage, de transport, de pêche et d’abattage.
Aux termes de ses statuts, elle a pour objet social de : «Promouvoir une
meilleure prise en compte des intérêts des animaux, c’est-à-dire des êtres
sensibles (cf article L214 du Code rural, partie législative), susciter et
enrichir le débat sur la question animale par divers canaux (publications de
documents, site internet, organisation de réunions publiques,
etc’.).L’association a une vocation éducative et culturelle. Elle s’attache
notamment à étudier et commenter les travaux scientifiques relatifs au
bien-être des animaux dans les élevages, les textes juridiques s’y rapportant,
ou d’autres réflexions concernant la condition animale, et à mettre ces
informations à la disposition du public.»

Détournement de spot publicitaire

Fin
décembre 2018, l’association L214 a diffusé sur les réseaux sociaux, un film de
30 secondes contre la consommation du foie gras ayant pour titre «ça vous donne
envie» reprenant durant 6 secondes des images du film publicitaire du CIFOG en
y ajoutant des images de gavage de canards et de broyage de canetons et en
modifiant le slogan final du film «le foie gras, exceptionnel à chaque fois» en
«le foie gras exceptionnellement cruel à chaque fois», afin de dénoncer les
conditions de production de foie gras. Le CIFOG a fait assigner sans succès l’association
L214 devant le juge des référés du TGI de Paris pour obtenir l’interdiction du
film.

La liberté d’expression prime

L’article
10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, consacré à la liberté d’expression,
prévoit que : «1.Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce
droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer
des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités
publiques et sans considération de frontière (…) 2. L’exercice de ces libertés
comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines
formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui
constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la
sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la
défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou
de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour
empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir
l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.»

Les limitations
à l’exercice de la liberté d’expression ne sont admises qu’à la condition
qu’elles soient prévues par la loi, justifiées par la poursuite d’un intérêt
légitime et proportionnées au but poursuivi c’est à dire rendues nécessaires
dans une société démocratique. Dans un arrêt du 10 janvier 2013, la CEDH a
précisé que ‘l’adjectif «nécessaire», au sens de l’article 10 § 2, implique un
«besoin social impérieux»’. La Cour de Strasbourg retient que la liberté
d’expression est dotée d’une force plus ou moins grande selon le type de
discours en distinguant la situation où est en jeu l’expression strictement
commerciale de l’individu, de celle où est en cause sa participation à un débat
touchant l’intérêt général.

Or, l’association
L214 est en droit, et il entre dans son objet social, de diffuser notamment par
le biais des réseaux sociaux des messages dénonçant les modes de fabrication du
foie gras impliquant le gavage des animaux dans des conditions qu’elle dénonce
et ce même si ces messages peuvent avoir pour but ou pour conséquence d’inciter
le consommateur à ne plus acheter de foie gras et dès lors cause un préjudice à
la filière, étant observé qu’il n’est allégué aucun caractère injurieux ou
diffamatoire du film litigieux.

Le film de
l’association L214 a pour objet de critiquer le film publicitaire du CIFOG qui
montrait un moment convivial de consommation du foie gras en faisant silence
sur les conditions de sa fabrication et de dénoncer le fait que la dite publicité
avait été payée par les contribuables. La seule atteinte à des investissements
financiers ne peut à elle seule justifier en l’espèce une restriction de la
liberté d’expression s’agissant d’une dénonciation de ce film publicitaire.

La mise
en oeuvre du droit d’auteur est une restriction prévue par la loi, qui poursuit
un intérêt légitime et la juridiction saisie doit examiner si elle constitue
une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression. Il revient au juge de
rechercher un juste équilibre entre les droits en présence, la liberté
d’expression et le droit d’auteur.

De plus,
à supposer démontrées l’existence et la titularité du droit d’auteur sur le
film, la contrefaçon ne pourrait être retenue qu’à la condition que soit
écartée l’exception de parodie prévue à l’article L 122-5 4° du code de la
propriété intellectuelle et soulevée par l’association L214 qui prévoit que
l’auteur ne peut interdire « la parodie, le pastiche et la caricature, compte
tenu des lois du genre». C’est ainsi à tort que le juge des référés a retenu
une atteinte incontestable au droit d’auteur et jugé qu’il importe peu que
l’association L214 ait voulu parodier le film du CIFOG.

Le trouble manifestement illicite exigé par l’article 809 du code de procédure civile, désigne toute perturbation résultant d’un fait matériel ou juridique qui, directement ou indirectement, constitue une violation évidente de la règle de droit et le dommage imminent s’entend de celui qui n’est pas encore réalisé mais qui se produira sûrement si la situation dénoncée perdure. Or, en l’espèce, il n’est justifié avec l’évidence requise en référé ni d’une violation d’un droit ni d’un dommage imminent caractérisant un besoin social impérieux de porter atteinte à la liberté d’expression de l’association L624 dont l’activité porte sur la question du bien-être animal. C’est donc à tort que le premier juge a interdit la diffusion du film de l’association L214 en estimant qu’il constituait un trouble manifestement excessif. Une telle mesure d’interdiction ne pourra pas non plus être prononcée sur le fondement de l’article 808 du code de procédure civile dès lors que cette demande se heurte à une contestation sérieuse. Télécharger la décision

 


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