Cour d’appel de Rouen, 13 novembre 2024, RG n° 23/02493
Cour d’appel de Rouen, 13 novembre 2024, RG n° 23/02493

Type de juridiction : Cour d’appel

Juridiction : Cour d’appel de Rouen

Thématique : Responsabilité professionnelle et limites de l’exercice médical en milieu de travail : enjeux et conséquences

 

Résumé

L’affaire de M. [Z], employé de l’Apf France Handicap, soulève des questions cruciales sur la responsabilité professionnelle en milieu de travail. Après une tentative de suicide sur son lieu de travail, l’accident a été reconnu comme un accident du travail, engageant la responsabilité de l’employeur. Le tribunal a statué que le médecin du travail, le Dr [D], n’avait pas commis de faute dans l’exercice de ses fonctions, n’ayant pas été informé d’un risque imminent pour la santé de M. [Z]. Cette décision souligne les limites de l’exercice médical et les obligations de prévention, tout en rappelant l’importance du respect du secret médical.

REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

13 novembre 2024
Cour d’appel de Rouen
RG n°
23/02493

N° RG 23/02493 – N° Portalis DBV2-V-B7H-JNLL

COUR D’APPEL DE ROUEN

1ERE CHAMBRE CIVILE

ARRET DU 13 NOVEMBRE 2024

DÉCISION DÉFÉRÉE :

21/03653

Tribunal judiciaire d’Evreux du 27 juin 2023

APPELANTE :

Association APF FRANCE HANDICAP

prise en son établissement, [Adresse 3]

[Localité 4]

représentée par Me Delphine ABRY-LEMAITRE de la SCP HUBERT – ABRY LEMAITRE, avocat au barreau de l’Eure

INTIMES :

Monsieur [R] [D]

né le [Date naissance 6] 1982 à [Localité 7] (Tunisie)

[Adresse 2]

[Adresse 2]

[Localité 5]

représenté et assisté par Me Thierry BRULARD de la SCP BRULARD – LAFONT – DESROLLES, avocat au barreau de l’Eure

Association AMI SANTE AU TRAVAIL

[Adresse 1]

[Localité 4]

représentée et assistée par Me Thierry BRULARD de la SCP BRULARD – LAFONT – DESROLLES, avocat au barreau de l’Eure

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions de l’article 805 du code de procédure civile, l’affaire a été plaidée et débattue à l’audience du 4 septembre 2024 sans opposition des avocats devant Mme DEGUETTE, conseillère, rapporteur,

Le magistrat rapporteur a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour composée de :

Mme Edwige WITTRANT, présidente de chambre

Mme Véronique BERTHIAU-JEZEQUEL, présidente de chambre

Mme Magali DEGUETTE, conseillère

GREFFIER LORS DES DEBATS :

Mme CHEVALIER,

DEBATS :

A l’audience publique du 4 septembre 2024, où l’affaire a été mise en délibéré au 13 novembre 2024

ARRET :

CONTRADICTOIRE

Prononcé publiquement le 13 novembre 2024, par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile,

signé par Mme WITTRANT, présidente et par Mme CHEVALIER, présent lors de la mise à disposition.

MOTIFS

Sur la mise en cause de la responsabilité du Dr [D]

L’article 1242 du code civil précise qu’on est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde. Les commettants sont responsables du dommage causé par leurs préposés dans les fonctions auxquelles ils les ont employés.

Le médecin du travail salarié qui agit sans excéder les limites de la mission qui lui est impartie par son employeur n’engage pas sa responsabilité à l’égard des tiers, quelle que soit l’indépendance dont il bénéficie dans l’exercice de son art.

En l’espèce, l’article 9 du contrat de travail à durée indéterminée liant l’Ami Santé au Travail et le Dr [D] et conclu le 1er janvier 2019 stipule que ce dernier ‘assurera toutes les fonctions dévolues au médecin du travail par les dispositions légales et réglementaires […].

Le Dr [D] a, conformément à l’article L. 4622-3 du Code du travail, un rôle exclusivement préventif.

L’activité du Service de Santé au Travail sera limitée aux seuls membres du personnel des entreprises […]. Le Dr [D] s’interdit de donner des soins curatifs aux travailleurs des entreprises dont il a la charge […], à moins que l’urgence des soins à donner ou l’absence de toute ressource médicale locale ne justifie son intervention […].

Chaque fois que nécessaire, le Médecin en PAE s’engage, dans le respect du code de déontologie, à collaborer avec le Médecin traitant.

L’article 10 précise que : ‘Pour l’évaluation des risques professionnels et l’étude des conditions de travail, le Dr [D] peut faire appel, dans le cadre d’un travail pluridisciplinaire, chaque fois que cela est nécessaire, à d’autres intervenants en Santé au Travail, soit internes à AMI Santé au Travail, soit externes mais dans le cadre de conventions contractées par AMI Santé au Travail.’

L’article 11 prévoit que : ‘Le Dr [D] est libre de prescrire les examens complémentaires, en relation avec l’activité professionnelle du salarié ou liés au dépistage de maladies dangereuses pour l’entourage, et de les confier aux professionnels de santé de son choix, conformément à l’article R. 4127-8 du code de la santé publique (article 8 du code de déontologie médicale) ainsi qu’aux articles R.4624-25 à R.4624-27 241-52 du code du travail.’

L’article 12 précise que : ‘Conformément aux dispositions légales, réglementaires et conventionnelles, l’indépendance médicale du Dr [D] est garantie dans l’ensemble de ses missions.

Il doit exercer son activité dans le respect des règles résultant du Code de la déontologie médicale.

Le Dr [D] exerce l’ensemble de ses missions en toute indépendance médicale, conformément au Code de la Santé publique. Il est soumis à un lien de subordination à l’égard de son employeur en ce qui concerne la gestion administrative et financière de l’Association et l’organisation du travail.

Dans le respect de ses règles professionnelles, le Dr [D] exerce sa mission en respectant les éléments suivants :

– ses obligations réglementaires,

– les modalités d’organisation de l’Association,

– le projet pluriannuel de service et le CPOM,

– les obligations de prévention rendues nécessaires par certaines situations de travail.

En tout état de cause, le Dr [D] agira, dans le cadre de l’Association, dans l’intérêt exclusif de la santé et de la sécurité des salariés, dont il assure la surveillance médicale, dans le respect des textes légaux et réglementaires en vigueur.’

Aux termes de l’article 13, ‘Le Dr [D] est tenu au secret professionnel prévu par les articles 4, 73 et 95 du Code de déontologie médicale, et dont la violation est notamment sanctionnées par l’article 226-13 du Code pénal.

[…]

Le secret couvre tout ce qui est venu à la connaissance du médecin dans l’exercice de sa profession, c’est-à-dire non seulement ce qui lui a été confié, mais aussi ce qu’il a vu, entendu ou compris (Art. R. 4127- 4 du Code de la Santé Publique).

Il ne peut y déroger, y compris dans le cadre de ses relations avec les Intervenants en Prévention des Risques Professionnels mentionnés à l’article 7 du présent contrat, avec lesquels il pourra être amené à collaborer dans le cadre de son activité.’

Il ressort du dossier médical de M. [Z] que le Dr [D] a procédé à un examen médical de reprise maladie de ce dernier le 19 juin 2019. Celui-ci avait été placé en arrêt maladie du 2 avril au 16 juin 2019 pour un syndrôme dépressif à la suite du décès d’un proche.

Le Dr [D] a noté au titre des antécédents de M. [Z] notamment son suivi en psychiatrie pour troubles bipolaires et schizophrénie sous traitement tous les 2-3 mois. A l’issue de l’examen physique de ce dernier, il a relevé :

– une dépression réactionnelle améliorée par une prise en charge spécialisée en psychiatrie, la stabilité actuelle de M. [Z] sous traitement, et l’absence de signes de troubles de l’humeur ce jour,

– une psychothérapie avec une psychologue au Cmp qui était en cours,

– que le reste de l’examen était sans particularité ce jour.

Le Dr [D] a déclaré M. [Z] apte à la reprise à temps partiel à son poste de travail d’agent de tri sous les réserves d’éviter la position debout et le port de charges supérieures à dix kilos. Il n’a pas revu ultérieurement M. [Z].

L’Apf France Handicap ne démontre pas que le Dr [D] a agi en-dehors des limites de la mission qui lui était impartie par son commettant, ni qu’il a commis une infraction pénale ou une faute intentionnelle mettant fin à l’immunité du préposé dont il bénéficie à l’égard des tiers en application de l’article 1242 alinéa 5 du code civil.

En conséquence, le Dr [D] n’engage pas sa responsabilité civile personnelle à l’égard de l’Apf France Handicap. Le jugement du tribunal ayant débouté celle-ci de ses demandes indemnitaires sera confirmé.

Sur la mise en cause de la responsabilité de l’Ami Santé au Travail

Les dispositions de l’article 1242 alinéa 5 du code civil ont été spécifiées ci-dessus.

L’employeur est seul responsable des faits dommageables commis par ses salariés dans les limites de la mission qui leur a été impartie.

L’article L.4622-2 du code du travail dans sa rédaction en vigueur du 22 décembre 2017 au 31 mars 2022 énonce que les services de santé au travail ont pour mission exclusive d’éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail. A cette fin notamment, ils :

2° conseillent les employeurs, les travailleurs et leurs représentants sur les dispositions et mesures nécessaires afin d’éviter ou de diminuer les risques professionnels, d’améliorer les conditions de travail,

3° assurent la surveillance de l’état de santé des travailleurs en fonction des risques concernant leur santé au travail et leur sécurité et celle des tiers.

Selon l’article L.4622-3 du code précité, le rôle du médecin du travail est exclusivement préventif. Il consiste à éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail, notamment en surveillant leurs conditions d’hygiène au travail, les risques de contagion et leur état de santé, ainsi que tout risque manifeste d’atteinte à la sécurité des tiers évoluant dans l’environnement immédiat de travail.

En l’espèce, aucun élément médical physique ou psychique lors de l’examen médical de M. [Z] le 19 juin 2019 n’était de nature à déterminer le Dr [D] à prévenir l’employeur d’un risque pour la santé et la sécurité de son salarié et de son entourage professionnel sur son lieu de travail, ni à le conseiller sur l’aptitude professionnelle de son salarié au regard de sa santé physique et psychique, ni encore à faire appel à un autre praticien. Il ne peut lui être reproché de ne pas avoir anticipé une tentative de suicide de M. [Z] et l’expression de menaces de la part de celui-ci à l’encontre de son directeur d’établissement qui ont eu lieu onze mois après son examen.

Contrairement à ce que lui reproche l’Apf France Handicap, le Dr [D] n’avait pas à enfreindre le secret médical auquel l’astreint son contrat de travail et les dispositions légales et réglementaires.

Aucune faute du Dr [D], préposé de l’Ami Santé au Travail, dans l’exercice de ses fonctions n’est caractérisée. La réclamation indemnitaire de l’Apf France Handicap sera rejetée. La décision du tribunal ayant statué en ce sens sera confirmée.

Sur les demandes indemnitaires des intimés

Selon l’article 1240 du code civil, tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.

Dans le cas présent, les intimés ne prouvent pas que l’exercice par l’Apf France Handicap de son action formée à leur encontre a été fautif. Ils ne caractérisent pas davantage le préjudice qui en a résulté pour eux.

En outre, si la production du dossier médical de M. [Z] est intervenue dans le cadre de cette instance sans son accord qui n’est pas versé aux débats par l’Apf France Handicap, laquelle ne conteste pas ce grief qui lui est fait par les intimés, ces derniers ne démontrent pas qu’ils en ont subi un préjudice personnel.

Ils seront donc déboutés de leur réclamation. La décision du premier juge ayant statué en ce sens sera confirmée.

Sur les demandes accessoires

Le jugement critiqué sera infirmé en ses dispositions sur les dépens et les frais de procédure.

Partie perdante, l’Apf France Handicap sera condamnée aux dépens de première instance et d’appel.

Il n’est pas inéquitable de la condamner également à payer à M. [D] et à l’Ami Santé au Travail, chacun, la somme de 3 500 euros au titre des frais non compris dans les dépens qu’ils ont exposés pour leur défense.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant par arrêt contradictoire, mis à disposition au greffe,

Confirme le jugement entrepris sauf en ce qu’il a :

– condamné l’Association Apf France Handicap au paiement de la moitié des dépens,

– condamné M. [R] [D] et l’Association Ami Santé au Travail d'[Localité 4] au paiement de la moitié des dépens,

– laissé à la charge des parties les frais irrépétibles qu’elles ont engagés,

– débouté les parties de leurs demandes au titre de l’article 700 du code de procédure civile,

Statuant à nouveau sur les chefs infirmés et y ajoutant,

Condamne l’Apf France Handicap à payer à M. [R] [D] et à l’Association pour la Médecine Interentreprises et la santé au travail, chacun, la somme de

3 500 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,

Déboute les parties du surplus des demandes,

Condamne l’Apf France Handicap aux dépens de première instance et d’appel.


 


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