Type de juridiction : Cour d’appel
Juridiction : Cour d’appel de Bordeaux
Thématique : L’inaptitude liée à des manquements en matière de santé au travail.
→ RésuméL’affaire concerne M. [U], ouvrier vernisseur, licencié pour inaptitude après 18 ans d’ancienneté. En mars 2019, il a été déclaré inapte par le médecin du travail, en lien avec des manquements de l’employeur à son obligation de sécurité, notamment l’exposition à des poussières de bois et des risques psycho-sociaux. Le conseil de prud’hommes a requalifié le licenciement en sans cause réelle et sérieuse, condamnant la société ADM à verser des indemnités. En appel, la cour a confirmé cette décision, réduisant toutefois l’indemnité pour préjudice d’anxiété à 8000 euros, tout en maintenant les autres condamnations.
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REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
Cour d’appel de Bordeaux
RG n°
21/05325
CHAMBRE SOCIALE – SECTION B
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ARRÊT DU : 24 OCTOBRE 2024
PRUD’HOMMES
N° RG 21/05325 – N° Portalis DBVJ-V-B7F-MKSL
S.A.S. ADM
c/
Monsieur [S] [U]
Nature de la décision : AU FOND
Grosse délivrée aux avocats le :
à :
Me Jérôme BOUSQUET de la SELARL BOUSQUET, avocat au barreau de CHARENTE
Me Frédérique BERTRAND de la SELARL FREDERIQUE BERTRAND SEL, avocat au barreau de CHARENTE
Décision déférée à la Cour : jugement rendu le 10 septembre 2021 (R.G. n°F 20/00061) par le Conseil de Prud’hommes – Formation de départage d’ANGOULEME, Section industrie, suivant déclaration d’appel du 29 septembre 2021.
APPELANTE :
SAS ADM, agissant en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège social [Adresse 1]
Représentée et assistée par Me Jérôme BOUSQUET de la SELARL BOUSQUET, avocat au barreau de CHARENTE
INTIMÉ :
[S] [U]
né le 10 Janvier 1969 à [Localité 3]
de nationalité Française
Profession : Ouvrier, demeurant [Adresse 2]
Représenté et assisté par Me Frédérique BERTRAND de la SELARL FREDERIQUE BERTRAND SEL, avocat au barreau de CHARENTE
COMPOSITION DE LA COUR :
L’affaire a été débattue le 09 septembre 2024 en audience publique, devant la Cour composée de :
Monsieur Eric Veyssière, président,
Madame Sophie Lésineau, conseillère,
Madame Valérie Collet, conseillère,
qui en ont délibéré.
greffière lors des débats : Mme Sylvaine Déchamps,
ARRÊT :
– contradictoire
– prononcé publiquement par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l’article 450 alinéa 2 du Code de Procédure Civile.
Faits et procedure
Selon un contrat de travail à durée indéterminée conclu le 22 mars 2001, la SAS Atelier [X] [O] (en suivant, la société ADM) a engagé M. [S] [U], né en 1969, en qualité d’ouvrier vernisseur.
Cette société est un atelier de lutherie spécialisé dans la fabrication de guitares.
Le 12 février 2018, l’inspection du travail qui a été saisie par les salariés, a diligenté un contrôle au sein de la société.
A compter du 7 septembre 2018, M. [U] a été placé en arrêt maladie.
Le 11 mars 2019, il a été déclaré inapte à son poste de travail avec impossibilité de reclassement par le médecin du travail.
Par courrier émis le 25 mars 2019, la société ADM a convoqué M. [U] à un entretien préalable à un éventuel licenciement.
Le 11 avril 2019, M. [U] a été licencié pour inaptitude.
A la date du licenciement, M. [U] avait une ancienneté de 18 années et la société ADM occupait à titre habituel moins de onze salariés.
Le 9 avril 2020, M. [U] a saisi le conseil de prud’hommes d’Angoulême aux fins de contester le bien fondé de son licenciement et condamner son employeur au paiement de diverses sommes.
En l’absence de conciliation des parties, le conseil de prud’hommes d’Angoulême a, par un jugement de départage en date du 10 septembre 2021 :
– fait droit à l’exception d’incompétence soulevée par l’Agent judiciaire de l’Etat,
– constaté que le conseil de prud’hommes d’Angoulême n’est pas compétent pour statuer sur la demande d’indemnisation de la société du fait du comportement de l’Inspection du travail,
– renvoyé la société à mieux se pourvoir,
– considéré que la société ADM a manqué à son obligation de sécurité à l’égard de M. [U],
– considéré que l’inaptitude de M. [U] est en lien avec le manquement de l’employeur à son obligation de sécurité,
– requalifié le licenciement pour inaptitude de M. [U] en licenciement sans cause réelle et sérieuse,
– fixé la moyenne des trois derniers mois de salaire à la somme de 2360,80 euros brut,
– condamné la société ADM à payer à M. [U] les sommes suivantes :
* 34.231,60 euros au titre de l’indemnité de licenciement sans cause réelle et
sérieuse,
* 4721,60 euros à titre d’indemnité de préavis,
* 472,16 euros à titre de congés payés sur préavis,
* 20.000 euros au titre de la réparation du préjudice d’anxiété,
– rappelé que l’exécution provisoire est de droit concernant la remise d’un certificat de travail, de bulletins de paie et de l’attestation pôle emploi, ainsi que le paiement de sommes au titre des indemnités de congés payés, de préavis et de licenciement dans la limite maximum de neuf mois de salaire soit 21.247,20 euros, calculés sur la moyenne des trois derniers mois de salaire brut,
– dit n’y avoir lieu au prononcé de l’exécution provisoire pour le surplus,
– condamné la société ADM à payer à l’Agent judiciaire de l’Etat 1000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
– condamné la société ADM à payer à M. [U] 2000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
– condamné la société ADM aux entiers dépens.
Par déclaration enregistrée au greffe de la cour d’appel de Bordeaux le 29 septembre 2021, la société ADM a relevé appel de ce jugement en ce qu’il a :
– considéré que la société ADM a manqué à son obligation de sécurité à l’égard de M. [U],
– considéré que l’inaptitude de M. [U] est en lien avec le manquement de l’employeur à son obligation de sécurité,
– requalifié le licenciement pour inaptitude de M. [U] en licenciement sans cause réelle et sérieuse,
– condamné la société à payer à M. [U] les sommes suivantes :
* 34.231,60 euros au titre de l’indemnité de licenciement sans cause réelle et
sérieuse,
* 4721,60 euros à titre d’indemnité de préavis,
* 472,16 euros à titre de congés payés sur préavis,
* 20.000 euros au titre de la réparation du préjudice d’anxiété,
– condamné la société ADM à payer à M. [U] 2000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
L’ordonnance de clôture a été rendue le 20 août 2024.
L’affaire a été fixée à l’audience du 9 septembre 2024, pour être plaidée.
Prétentions et moyens
Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par voie électronique au greffe de la cour d’appel de Bordeaux le 3 mars 2023, la société ADM demande à la cour de :
– réformer le jugement de départage du conseil de prud’hommes d’Angoulême en date du 10 septembre 2021,
Statuant à nouveau,
– juger que la société ADM n’a pas manqué à son obligation de sécurité de résultat à l’égard de M. [U],
– juger que l’inaptitude de M. [U] n’est aucunement en lien avec un manquement de la société ADM,
– juger que le licenciement de M. [U] est de cause réelle et sérieuse,
– rejeté toutes demandes les plus amples et contraires de M. [U],
– condamner M. [U] à régler à la société ADM la somme de 4000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
– condamner M. [U] aux entiers dépens d’appel.
Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par voie électronique au greffe de la cour d’appel de Bordeaux le 17 mars 2022, M. [U] demande à la cour de :
– confirmer en toutes ses dispositions le jugement dont appel,
Y ajoutant,
– condamner la société ADM à verser à M. [U] la somme de 3000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi qu’aux entiers dépens.
Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure antérieure, des prétentions et des moyens des parties, la cour se réfère aux conclusions écrites conformément aux dispositions de l’article 455 du code de procédure civile ainsi qu’au jugement déféré.
La Cour relève, à titre préalable, que la disposition du jugement ayant déclaré le conseil de prud’hommes incompétent pour statuer sur la responsabilité de l’inspection du travail n’a pas été frappée d’appel.
Sur la demande relative à la violation de l’obligation de sécurité
En application de l’article L 4121-1 du code du travail, l’employeur est tenu d’assurer la sécurité et de protéger la santé physique et mentale des travailleurs.
Considérant que l’employeur n’a pas respecté son obligation de sécurité en l’exposant
d’une part, sans mesure de protection appropriée, à l’inhalation de poussières de bois et d’autre part, à des risques psycho-sociaux, M. [U] sollicite la confirmation du jugement entrepris en ce qu’il lui a alloué la somme de 20.000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice d’anxiété.
Sur l’exposition aux poussières de bois
Il n’est pas discuté le fait que l’atelier de lutherie exploité par la société ADM dégage des poussières de bois en quantité importante dés lors que les salariés réunis dans un même local découpent, rabotent et poncent des pièces de bois destinés à la fabrication de guitares.
L’employeur fait valoir que le document d’évaluation des risques mis à jour annuellement a parfaitement identifié le danger pour la santé des salariés résultant de l’inhalation des poussières de bois et qu’il a pris les mesures nécessaires pour les préserver en équipant les postes de travail de balais et de soufflettes, les salariés de masques et de combinaisons et les locaux de systèmes de filtration d’air. A l’issue de la visite de l’inspection du travail en février 2018, les mesures de correction préconisées ont été mises en oeuvre sans qu’aucune suite soit donnée à la mise en demeure initiale de cette autorité.
Il précise que M. [U] n’était pas directement exposé aux poussières de bois dans la mesure où il était chargé du vernissage des guitares et travaillait dans une cabine, séparément des autres salariés. Il est, en outre, suivi par le service de santé au travail qu’il rencontre chaque année et qui l’a déclaré apte à son poste de travail en 2016.
Mais, il résulte des pièces du dossier que l’inspection du travail a délivré le 24 avril 2018 une mise en demeure à la société aux fins de mise en oeuvre d’un plan d’action destiné à remédier à la situation dangereuse résultant de l’exposition des salariés aux poussières de bois, situation que l’inspectrice avait constatée lors du contrôle effectué dans les locaux de l’entreprise le 12 février 2018, lequel avait, notamment, relevé que:
– les travailleurs sont occupés à des travaux de menuiserie, travaux exposant à des poussières de bois inhalables constituant un agent chimique dangereux reconnu cancérogène,
– une quantité importante de poussières de bois est présente sur chaque machine et aux alentours des différents postes de travail,
– des balais et des soufflettes sont présents à plusieurs postes de travail;
– les systèmes de ventilation et de captage à la sources des poussières de bois ne sont pas vérifiés annuellement,
– il n’y a pas de mises en oeuvre de mesures d’hygiènes, comme un planning de nettoyage régulier des sols et des machines.
Sur interrogation du conseil de M. [U], l’inspectrice du travail a confirmé, par courrier du 26 mars 2019, que tous les salariés de l’entreprise sont ou ont été exposés aux poussières de bois reconnues cancérogènes.
Par des motifs adoptés, le premier juge a exactement déduit de ces constatations mais aussi des attestations de salariés indiquant que M. [U] était particulièrement exposé aux poussières de bois au regard de la configuration des locaux que les mesures mises en place par l’employeur en termes de protection de la santé des salariés étaient insuffisantes de sorte que le manquement à l’obligation de sécurité était caractérisé sur ce point.
Sur les risques psycho-sociaux
L’employeur soutient que l’altération de l’état de santé psychique de M. [U] n’a pas pour origine une prétendue dégradation de ses conditions de travail mais des difficultés d’ordre personnel, étant observé que les allégations du salarié et les témoignages en sa faveur doivent être appréciés au regard du conflit social qui a opposé, en août 2018, certains salariés au gérant, M. [O], au sujet du décompte de jours de RTT.
Mais, par des motifs pertinents que la Cour adopte, le premier juge, après voir procédé à une analyse approfondie des attestations fournies respectivement par les parties et constaté que M. [O], en dépit de ses qualités professionnelles indiscutables, avait un comportement autocratique et caractériel que subissait plus spécialement M. [U], seul vernisseur de l’atelier, qui avait atteint un paroxysme en 2018 à l’occasion du litige sur les jours de RTT porté devant le conseil de prud’hommes à l’issue duquel M. [O] avait alors refusé d’adressé la parole à M. [U] et multiplié à son encontre les réflexions et mesures d’intimidation, ce qui l’avait profondément atteint, en a exactement déduit que l’employeur avait méconnu son obligation d’assurer la protection de la santé mentale du salarié.
Il y a lieu, en conséquence, de confirmer le jugement sur ces deux manquements.
Le jugement sera, en revanche, réformé en ce qui concerne l’indemnisation du préjudice subi qui sera justement réparé par une indemnité de 8000 euros.
Sur le licenciement
Lorsque le licenciement pour inaptitude a pour origine un manquement préalable de l’employeur à son obligation de sécurité, le licenciement est privé de cause réelle et sérieuse.
En l’espèce, M. [U] a été placé en arrêt de travail pour un syndrome dépressif à compter du 7 septembre 2018 ; les arrêts de travail ont été renouvelés sans interruption jusqu’à la déclaration d’inaptitude le 11 mars 2019, date à laquelle le médecin du travail a noté dans le dossier médical que l’état psychique du salarié était toujours précaire en raison des difficultés rencontrées au travail, ce qui faisait obstacle à tout reclassement dans l’entreprise.
De ces éléments médicaux, le conseil de prud’hommes a déduit, à juste titre, que l’inaptitude avait pour origine un manquement préalable de l’employeur à son obligation de sécurité et que le licenciement était, en conséquence, sans cause réelle et sérieuse.
Le jugement sera confirmé de ce chef mais également en ce qu’il a condamné l’employeur à payer au salarié une indemnité de licenciement, une indemnité compensatrice de préavis et les congés payés afférents et une indemnité réparant le préjudice résultant de la perte injustifiée de son emploi dont le montant a été justement apprécié au regard de l’ancienneté du salarié dans l’entreprise, de son âge (il est né en 1969) et des possibilités de réinsertion professionnelle dans ce secteur d’activité.
Sur les autres demandes
La société ADM, partie perdante, supportera la charge des dépens et versera à M. [U] la somme de 3000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
La Cour,
Confirme le jugement entrepris sauf en ce qu’il a condamné la société ADM à payer à M. [U] la somme de 20.000 euros à titre de dommages-intérêts pour manquement de l’employeur à son obligation de sécurité,
statuant à nouveau dans cette limite,
Condamne la société ADM à payer à M. [U] la somme de 8000 euros à titre de dommages-intérêts pour manquement de l’employeur à son obligation de sécurité,
y ajoutant
Condamne la société ADM aux dépens et à payer à M. [U] la somme de 3000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
Signé par Eric Veyssière, président et par Sylvaine Déchamps, greffière, à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
S. Déchamps E. Veyssière
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