Tribunal judiciaire d’Amiens, 21 octobre 2024, RG n° 23/00131
Tribunal judiciaire d’Amiens, 21 octobre 2024, RG n° 23/00131

Type de juridiction : Tribunal judiciaire

Juridiction : Tribunal judiciaire d’Amiens

Thématique : Reconnaissance de l’origine professionnelle d’une pathologie : enjeux et limites dans l’évaluation des conditions de travail.

 

Résumé

L’affaire de Madame [J] [V], employée de la société ATAC, illustre les enjeux complexes de la reconnaissance de l’origine professionnelle d’une pathologie. Malgré un certificat médical attestant d’un burn-out et d’une dépression, la Cpam de la Somme et le CRRMP ont rejeté sa demande, estimant que les contraintes de son poste n’étaient pas suffisantes pour expliquer sa maladie. Après plusieurs recours, le tribunal judiciaire d’Amiens a confirmé ce rejet, soulignant l’absence de lien direct entre la pathologie et l’exposition professionnelle. Cette décision met en lumière les limites de l’évaluation des conditions de travail dans de tels cas.

REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

21 octobre 2024
Tribunal judiciaire d’Amiens
RG n°
23/00131

DU VINGT ET UN OCTOBRE DEUX MIL VINGT QUATRE

__________________

POLE SOCIAL

__________________

[J] [V]

C/

CPAM DE LA SOMME

__________________

N° RG 23/00131
N° Portalis DB26-W-B7H-HQK2
EVD/OC

Minute n°

Grosse le

à :

à :

Expédition le :

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à :

Expert
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

TRIBUNAL JUDICIAIRE
D’AMIENS

POLE SOCIAL
_

J U G E M E N T

COMPOSITION DU TRIBUNAL

M. Emeric VELLIET DHOTEL, vice-président au tribunal judiciaire d’Amiens chargé du pôle social,
Madame Nathalie MONFLIER, assesseur représentant les travailleurs salariés
M. Stéphane HAUSSOULIER, assesseur représentant les travailleurs non salariés

et assistés de M. Olivier CHEVALIER, greffier lors du prononcé par mise à disposition au greffe.

DÉBATS

L’affaire a été examinée à l’audience publique du 23 septembre 2024 du pôle social du tribunal judiciaire d’Amiens, tenue par M. Emeric VELLIET DHOTEL, président de la formation de jugement, Madame Nathalie MONFLIER et M. Stéphane HAUSSOULIER, assesseurs, assistés de M. Olivier CHEVALIER, greffier.

ENTRE :

PARTIE DEMANDERESSE :

Madame [J] [V]
14 rue de Carrepuis
80700 GRUNY
Représentant : Maître Stéphanie THUILLIER de la SELARL STEPHANIE THUILLIER, avocats au barreau d’AMIENS

ET :

PARTIE DEFENDERESSE :

CPAM DE LA SOMME
8 Place Louis Sellier
80021 AMIENS CEDEX

Représentée par Mme [M] [G], munie d’un pouvoir en date du 12/08/2024

A l’issue des débats, l’affaire a été mise en délibéré et le président a avisé les parties que le jugement serait prononcé le 21 Octobre 2024 par mise à disposition au greffe de la juridiction.

Jugement contradictoire et en premier ressort

*****

MOTIVATION

1. Sur la demande de reconnaissance de l’origine professionnelle de la maladie :

Il résulte de l’article L.461-1 du code de la sécurité sociale que peut être reconnue d’origine professionnelle une maladie caractérisée non désignée dans un tableau de maladies professionnelles, notamment une pathologie psychique, lorsqu’il est établi qu’elle est essentiellement et directement causée par le travail habituel de la victime et qu’elle entraîne le décès de celle-ci ou une incapacité permanente d’un taux évalué dans les conditions mentionnées à l’article L.434-2 et au moins égal à un pourcentage déterminé [25%]. Dans ce cas, la caisse primaire reconnaît l’origine professionnelle de la maladie après avis motivé d’un comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles, dont l’avis s’impose à elle.

En l’absence de tableau, la reconnaissance de la maladie professionnelle suppose la démonstration que la pathologie est essentiellement et directement causée par le travail habituel de la victime (en ce sens : Cass. Civ. 2ème, 7 novembre 2019, n°18-19.764, publié au bulletin) ; il n’est cependant pas exigé que le travail habituel soit la cause unique et essentielle de la maladie (en ce sens : Cass. Civ. 2ème, 4 février 2010, n°09-11.190).

En matière de prise en charge de maladies psychiques au titre de la législation sur les risques professionnels, le guide à destination des CRRMP invite à prendre notamment en considération, dans l’appréciation de l’existence d’un lien direct et essentiel entre la maladie et l’exposition professionnelle, la charge de travail, la latitude décisionnelle, le soutien social et d’éventuelles violences et menaces physiques ou psychologiques. Ces quatre paramètres ne constituent qu’une liste indicative, d’autres facteurs pouvant être pris en compte, tels que les conflits éthiques, une faible reconnaissance professionnelle ou une “qualité empêchée” (manque de moyens ou de temps pour effectuer un travail de qualité.

Par ailleurs, le rapport du Collège d’expertise sur le suivi des risques psychosociaux au travail, rédigé en 2011 par [C] [F], sociologue du travail, et [T] [X], statisticienne à l’INSEE, classe les facteurs de risques psycho-sociaux en six axes principaux :
– intensité du travail et temps de travail (exigences de quantité et de qualité, pression temporelle) ;
– exigences émotionnelles (relation au public, contact avec la souffrance, nécessité de dissimuler ses émotions, peur au travail) ;
– autonomie insuffisante ;
– mauvaise qualité des rapports sociaux au travail (avec les collègues, avec la hiérarchie, soutien social, discrimination) ;
– conflits de valeurs ;
– insécurité de la situation de travail (changements, pérennité de l’activité ou de l’emploi).

En l’espèce, il résulte des éléments produits aux débats que le poste de travail de [J] [V] consistait à gérer les stocks des produits en rayon ainsi que leur approvisionnement, la mise en rayon des produits, les contrôles de conformité (date de péremption, chaîne du froid), et l’entretien des rayons. L’assurée sociale avait à sa charge les rayons yaourts, surgelés, œufs et, à partir de 2020, les pains et viennoiseries industrielles. Elle travaillait sur six jours, 36,75 h par semaine, avec possibilité de dépassement certaines semaines.

Dans le cadre de l’enquête administrative conduite par la Cpam de la Somme, [J] [V] met en avant que la situation a commencé à se dégrader à la fin de l’année 2018, suite à un changement de managers ; qu’il n’y avait plus d’écoute pour les dysfonctionnement signalés, lesquels se transformaient en reproches sur ses compétences et en remarques rabaissantes ; que l’ambiance est devenue intolérable lorsque la direction a mis les employés en compétition, entraînant une mésentente entre elle et ses collègues de travail ; et que les plannings de travail n’étaient pas respectés, entraînant des complications dans la gestion de ses enfants. Elle pointe plus particulièrement une mauvaise organisation du travail, une mauvaise ambiance de travail, l’absence d’écoute et de soutien de la part du manager, une charge de travail trop lourde compte tenu des employés absents pendant la crise sanitaire de 2020 et un harcèlement à type de remarques désagréables et rabaissantes au titre desquelles elle a déposé plainte le 24 février 2022 auprès de la gendarmerie de Montdidier à l’encontre de son directeur de magasin et de sa cheffe de rayon. Ces différentes circonstances ont conduit à un arrêt de travail de septembre 2021 à février 2022. Elle ajoute ne pas avoir rencontré de difficultés dans sa vie personnelle, ni d’ailleurs avec les clients du magasin.

De son côté, l’employeur – qui confirme un changement de direction en juin 2020 – indique que [J] [V] était responsable de son rayon ; qu’elle gérait son activité au quotidien ; que la mise en rayon s’effectuait sans contrainte ; que la salariée travaillait en binôme sur le secteur frais avec un autre équipier de même niveau et était accompagnée par un manager au quotidien ainsi que par le directeur du magasin lorsque cela était nécessaire ; qu’il a été parfois relevé à l’encontre de la salariée un manque de rigueur et d’organisation ; et que plusieurs témoignages de collègues de travail pointent le caractère agressif et virulent de cette dernière. Il conteste le fait que les plannings n’étaient pas respectés, expliquant qu’il n’y a pas d’imprévus sur le type de poste occupé par la salariée.

Pour rejeter l’existence d’un lien direct et essentiel entre la maladie déclarée – laquelle est médicalement établie – et l’exposition professionnelle de l’assurée sociale :

a) le CRRMP des Hauts-de-France considère que les contraintes du poste sont insuffisantes à elles seules pour expliquer la pathologie présentée ;

b) le CRRMP de la région Bretagne retient que les éléments discordants du dossier ne permettent pas de retenir, tant sur le plan managérial que sur le plan organisationnel, des contraintes suffisantes pour expliquer à elles seules le développement de la pathologie observée.

Il convient de relever que, ce faisant, les deux comités font une analyse erronée des conditions de reconnaissance d’une maladie professionnelle. En effet, si une telle reconnaissance suppose que la maladie ait un lien essentiel et direct avec l’exposition professionnelle, il n’est cependant pas exigé que le travail habituel soit la cause unique et essentielle de la pathologie déclarée (Cass. Civ. 2ème, 4 février 2010, n°09-11.190, précité). Cette erreur d’analyse n’est pas de nature à entacher les avis de nullité, mais elle invite toutefois à une lecture attentive des éléments du dossier.

Il résulte à ce titre des éléments produits aux débats :

– le dépôt en gendarmerie par [J] [V] de deux mains courantes, les 6 septembre 2021 et 24 septembre 2021, exprimant, pour la première, l’existence de difficultés au travail et, pour la seconde, la conviction d’être épiée jusque dans sa commune de Gruny par son directeur de magasin, ce depuis qu’elle est placée en arrêt maladie ;

– l’intervention d’un délégué syndical, à qui la salariée a confié dès l’année 2019 une problématique d’animosité de la part de certains de ses collègues ;

– la nécessité de faire appel au médecin du travail, lequel l’a invitée le 22 septembre 2021 à consulter un psychiatre avant la reprise du travail et à bénéficier d’une écoute/conseil par l’un des psychologues du service. Différents documents médicaux provenant de la médecine du travail retiennent des doléances de la patiente portant sur la dégradation des relations de travail, mais aussi la mise en place d’un suivi psychiatrique avec un traitement a minima pour préserver la vie socio-professionnelle. Sont par ailleurs mentionnés une tension et une réaction pathologique aux contraintes inhérentes à la vie sociale et professionnelle, une psychose débutante, une pathologie altérant les capacités relationnelles, avec des tendances à la suspicion, à l’agressivité et à la judiciarisation ;

– le dépôt d’une plainte à la gendarmerie de Montdidier, le 24 février 2022, dans laquelle la salariée détaille les difficultés rencontrées avec son directeur de magasin et sa manager, ainsi que leurs conséquences sur son état de santé ;

– plusieurs attestations de collègues de travail, dont il résulte pour l’essentiel que [J] [V] a travaillé treize ans dans le magasin sans rencontrer de difficultés au travail ; que l’arrivée d’une nouvelle manager a, de par son comportement délétère, immédiatement entraîné une tension entre les équipes (“les beaux jours sont terminés, place au tri”) ; que [J] [V] a pu donner à ses collègues, compte tenu de sa charge de travail et de son stress, une image d’elle-même qui a été mal interprétée ;

– d’autres attestations faisant état d’un comportement agressif de [J] [V], qui n’accepte pas les remarques, se met sur la défensive et s’emporte vite, à l’égard de ses collègues et du directeur ; d’une personnalité froide, lunatique, négative, sans esprit d’équipe et prompte au dénigrement et à la critique, se considérant supérieure à tous ; d’une personne têtue, qui prend personnellement et à coeur la moindre réflexion, qui pense avoir toujours raison et qui croit que tout ce que font ses collègues est destiné à l’attaquer personnellement.

Les éléments susvisés mettent en évidence la réalité de relations inter-professionnelles difficiles à compter de l’année 2019, dont il n’est incidemment pas exclu qu’elles puissent avoir au moins partiellement pour origine une pathologie psychiatrique sans lien apparent avec le travail. Pour autant, ils sont pour l’essentiel porteurs du ressenti et des convictions personnelles de la salariée mais ne traduisent pas de manière suffisamment objective et probante la réalité de facteurs tels qu’une surcharge de travail, une latitude décisionnelle insuffisante, un manque de soutien social ou d’éventuelles violences et menaces physiques ou psychologiques. Au-delà de ses allégations, la demanderesse ne démontre pas que l’arrivée d’un nouveau directeur et d’une nouvelle manager aurait modifié les tâches qui lui étaient confiées, et pas davantage son autonomie dans leur accomplissement, l’intensité ou le temps de travail, ni une discrimination de la part de sa hiérarchie. Quant à la mauvaise qualité des rapports sociaux au travail, il n’est pas démontré qu’elle serait le fait des collègues ou des supérieurs hiérarchiques de la salariée.

Au regard des observations qui précèdent, [J] [V] ne rapporte pas la preuve de l’existence d’un lien essentiel et direct entre la maladie déclarée et son travail habituel.

Dès lors, il convient de rejeter sa demande tendant à la reconnaissance de l’origine professionnelle de cette maladie.

2. Sur les frais du procès et l’exécution provisoire :

L’article 696 du code de procédure civile énonce que la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n’en mette la totalité ou une fraction à la charge d’une autre partie.

Partie perdante au sens où l’entend ce texte, [J] [V] supportera les éventuels dépens de l’instance.

L’article 700 du code de procédure civile, dans ses dispositions applicables à l’espèce, énonce que le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l’autre partie la somme qu’il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Dans tous les cas, le juge tient compte de l’équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d’office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu’il n’y a pas lieu à ces condamnations. Les parties peuvent produire les justificatifs des sommes qu’elles demandent.

Partie perdante, [J] [V] ne remplit pas les conditions d’allocation d’une telle indemnité.

Au regard de la solution retenue, il n’y a pas lieu d’ordonner l’exécution provisoire.

Décision du 21/10/2024 RG 23/00131

PAR CES MOTIFS

Le pôle social du tribunal judiciaire, statuant après débats en audience publique par décision contradictoire en premier ressort, publiquement mise à disposition au greffe de la juridiction,

Déboute [J] [V] de sa demande tendant à la reconnaissance de l’origine professionnelle de la dépression déclarée le 29 mars 2022,

Laisse les éventuels dépens de l’instance à la charge de [J] [V],

Déboute [J] [V] de sa demande d’indemnité de procédure,

Dit n’y avoir lieu à exécution provisoire.

Le greffier Le président
Olivier Chevalier Emeric Velliet-Dhotel


 


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