Une recette de savon peut être protégée par le droit des brevets à la condition de faire preuve d’une activité inventive, ce qui est loin d’être acquis en raison des traités anciens sur le savoir-faire de la savonnerie.
En l’espèce, la revendication d’un brevet en ce qu’elle porte sur un « savon mou » ne marquait pas une rupture par rapport à l’état de l’art antérieur, et est donc nulle pour défaut d’activité inventive.
La protection par le droit des brevets
Aux termes de l’article L.612-5 du code de la propriété intellectuelle “l’invention doit être exposée dans la demande de façon suffisamment claire et complète pour qu’un homme du métier puisse l’exécuter. ”
Celui qui invoque la nullité du titre pour ce motif doit établir que l’exposé du brevet – constitué de la description elle-même, des revendications et des dessins – n`est pas suffisamment clair et complet et qu’il en résulte une impossibilité pour l’homme du métier de reproduire l’invention et de la mettre en œuvre, avec ses connaissances professionnelles normales théoriques et pratiques, au moyen d’un effort raisonnable de réflexion et/ou en procédant à des essais de routine.
L’homme de métier est un professionnel capable de fabriquer du savon quel qu’en soit le procédé, disposant de compétences en chimie et en cosmétique.
La réalisation du savon déposé
La réalisation de l’invention (recette de savon-) n’est pas compromise par l’imprécision des données contenues dans le brevet relevé en ce que le maître savonnier est capable, à l’aide de ses connaissances générales, de procéder à des essais de routine de différents dosages selon les paramètres définis par les revendications, qui ne peuvent être qualifiés de «véritable programme de recherche», au regard du domaine technique considéré, soit:
-la saponification d’une matière huileuse comprenant au moins 5 % d’huile de grignons d’olive avec de la potasse et une viscosité comprise entre 50000 et 100000 mPa-s (revendication 1) ;
-un savon comprenant 35 à 70 % de sels d’acides gras (revendication 2) ;
-une saponification conduite en présence de potasse et/ou de carbonate de potassium, et de soude (revendication 3) ;
-une saponification de l’huile de grignons d’olive, seule ou en combinaison avec d’autres huiles, avec de la potasse et/ou de la soude dans un chaudron à chaud (revendication 4) ;
-une saponification de 30-50 % d’huile de grignons d’olive, 0-20 % d’huile de coprah-palme 80/20, avec 0-5 % de carbonate de potassium, 10-20 % de potasse, 0-4 % de soude et jusqu’à 100 % d’eau (revendication 5) ;
-le mélange de 25 à 45 %, de préférence 30 à 38 % de savon mou dans 55 à 75 %, de préférence 62 à 70 %, d’eau, les pourcentages étant exprimés en volume par rapport au volume total de produit fini, porté à ébullition (revendication 6),
-une viscosité comprise entre 500 et 20000 mPa-s, préférentiellement entre 1000 et 15000 mPa-s, plus préférentiellement entre 1900 et 11000 mPa-s (revendication 7). Par ail eurs, la description du brevet comprend deux exemples de procédé de fabrication pour le savon mou et le savon liquide décrivant le pourcentage en poids des ingrédients par rapport au poids total du milieu réactionnel, ainsi que le procédé de cuisson, « l’ensemble des ingrédients ci-dessus est placé dans le chaudron et chauffé à une température de 100°C, sous mélange doux, jusqu’à issue de la réaction de saponification. Le mélange réactionnel est récupéré et refroidi à température ambiante, puis conditionné. »
Le brevet déposé ne présente pas davantage de caractère spéculatif quant à ses effets techniques faute de contenir des résultats expérimentaux démontrant que le savon noir breveté offre effectivement « des propriétés hydratantes inattendues et un pouvoir lavant intéressant», s’agissant de critères retenus dans le domaine des brevets de médicaments de seconde application thérapeutique, le brevet contenant en tout état de cause, l’indication du résultat recherché.
C’est en conséquence à juste titre que le tribunal a retenu qu’il n’est pas établi par la société BRUNEL CHIMIE et la société LABORATOIRE PROVENDI que l’homme du métier ne serait pas en mesure de réaliser l’invention telle que décrite, le jugement dont appel étant confirmé de ce chef.
L’invention nouvelle
En vertu de l’article L.611-11 du code de la propriété intellectuelle, « Une invention est considérée comme nouvelle si elle n’est pas comprise dans l’état de la technique. L’état de la technique est constitué par tout ce qui a été rendu accessible au public avant la date de dépôt de la demande de brevet par une description écrite ou orale, un usage ou tout autre moyen.
Est également considéré comme compris dans l’état de la technique le contenu de demandes de brevet français et de demandes de brevet européen ou international désignant la France, telles qu’elles ont été déposées, qui ont une date de dépôt antérieure à celle mentionnée au second alinéa du présent article et qui n’ont été publiées qu’à cette date ou qu’à une date postérieure. (…)»
Pour être comprise dans l’état de la technique et être privée de nouveauté, l’invention doit s’y trouver toute entière dans une seule antériorité au caractère certain, avec les mêmes éléments qui la constituent, dans la même forme, le même agencement et le même fonctionnement en vue du même résultat technique.
Les premiers juges après avoir analysé l’ensemble des antériorités invoquées en défense, ont retenu que si elles témoignent incontestablement de ce que l’huile de grignons d’olive est traditionnellement utilisée en savonnerie depuis une période bien antérieure à celle du dépôt de la demande du brevet en cause, aucun de ces documents ne divulgue, à lui seul, ni dans quelle proportion elle est employée, ni si elle entre dans la composition des savons mous, sauf de manière incidente et très peu explicite. Ils ne révèlent pas davantage l’objectif que se propose d’atteindre l’invention, soit un meilleur pouvoir lavant associé à des propriétés hydratantes, ni le procédé de fabrication revendiqué.
Le critère de l’activité inventive
En application de l’article L.611-14 du code de la propriété intellectuelle, « Une invention est considérée comme impliquant une activité inventive si, pour un homme du métier, elle ne découle pas d’une manière évidente de l’état de la technique. Si l’état de la technique comprend des documents mentionnés au troisième alinéa de l’article L. 611-11, ils ne sont pas pris en considération pour l’appréciation de l’activité inventive. »
Afin d’apprécier le caractère inventif, il faut déterminer si, eu égard à l’état de la technique, l’homme du métier, au vu du problème que l’invention prétend résoudre, aurait obtenu la solution technique revendiquée par le brevet en utilisant ses connaissances professionnelles et en effectuant de simples opérations. L’activité inventive se définit au regard du problème spécifique auquel est confronté l’homme de métier.
En l’occurrence, le problème technique posé par l’invention est celui de rechercher un ingrédient susceptible d’entrer dans la fabrication d’un savon mou ou liquide et permettant, à moindre coût, d’aboutir à un produit ayant à la fois un meilleur pouvoir lavant et des propriétés hydratantes.
À cet égard, dans la description, la société MARIUS FABRE expose avoir «cherché une matière première adaptée à la fabrication traditionnelle de savon mou et qui présente des avantages par rapport à l’huile de lin»› et qu’«à sa grande surprise» elle a mis en évidence « que l’huile de grignons d’olive constituait une base lavante intéressante et a cherché à la saponifier conformément à son savoir-faire» précisant que «la réaction de saponification a alors conduit à un savon mou très sombre ayant des propriétés hydratantes inattendues.»
Or, le traité pratique de savonnerie d’Édouard Moride de 1895, qui dresse un état des connaissances en matière de savonnerie, présente les différents corps gras utilisés pour fabriquer des savons et consacre une partie à l’huile d’olive qui «exige, en raison de son importance et des qualités qu’elle comporte que nous l’examinions d’une façon plus complète que les huiles précédentes. On fait usage en savonnerie des qualités dites : Huile d’Enfer, à fabriquer, de fond de piles, de pulpes, de ressence.»
Puis, ces huiles sont définies ; ainsi l’huile d’Enfer est «le résidu extrait des eaux résultant du traitement des tourteaux de grignons par l’eau bouillante, lors de l’élimination des dernières parties de l’huile à manger ordinaire. Son odeur est repoussante. (…) Cette huile est, avec d’autres, employée à la fabrication de savons marbrés. » L’huile de ressence est définie comme « le produit des grignons d’olive traités par l’eau, c’est à dire de tourteaux de la deuxième pression. Sa couleur est verte, son odeur très caractéristique. Elle est pâteuse et sa densité est de 0;922 à +15.
On en fait usage en savonnerie pour contrebalancer la faiblesse des huiles de graine et fabriquer des savons marbrés à coupe ferme. (….) Indépendamment de la fabrication des savons durs, elles sont employées quelques fois à celle des savons mous2. » En outre, le document X « Le marché et la production de l’huile d’olive en Tunisie », annales de géographie 1953 vol.62, mentionne page 278 que «l’huile de grignons est utilisée principalement pour la fabrication du savon» et page 283 que « de puissantes maisons françaises pratiquent l’extraction du grignon, le raffinage et la fabrication du savon.»
L’article intitulé « Savons et savonneries à Nyons au XVIIe siècle » daté de 2001 mentionne en outre : « Toutefois, l’ensemble de l’huile d’olive produite n’intéresse pas les savonniers.
En effet, les huiles de qualité supérieure, destinées à la consommation alimentaire et recueillie après une première série de pressions à froid, ne conviennent pas à l’industrie du savon. Seule une huile plus grasse, obtenue après une deuxième pression des grignons mélangés à de l’eau chaude est utilisée en savonneries », (…) « le grignon (du provençal, grignoun, pépin) est le nom donné à la pâte formée par les olives après que celles-ci aient été broyées et pressées une première fois. Les grignons donnent une fois mélangés à de l’eau chaude une huile de qualité médiocre destinée à la savonnerie ou à l’éclairage et pour cela appelée huile claire et lampante. »
C’est en conséquence à juste titre que le tribunal en a déduit qu’à la date de dépôt de la demande du brevet en cause, l’huile de grignons d’olive est traditionnellement utilisée en savonnerie, sans que son usage puisse être exclu pour la fabrication de savons mous, aucun des documents antérieurs n’excluant un tel usage ou dissuadant particulièrement l’homme du métier d’y recourir, le traité d’Edouard Moride mentionnant au contraire un tel usage.
Le même traité pratique de savonnerie d’Édouard Moride décrit la fabrication des savons mous, connue depuis l’antiquité, comme fabriqués à partir d’un mélange d’huile et de potasse en indiquant au demeurant les proportions en acides gras à hauteur de 43% et en potasse à hauteur de 8,60%/ eau et en eau et sels neutres pour 48,40% et ajoute que «si l’on compare les savons mous aux savons durs, on remarque que les premiers l’emportent sur
les seconds par une solvabilité supérieure, une action détersive plus active et qu’ils communiquent aux matières textiles une souplesse exceptionnelle.»
Ainsi, le problème technique mis en avant dans le brevet est manifestement lié au choix d’un savon mou traditionnellement considéré comme plus détergent tout en faisant preuve d’une « souplesse » exceptionnelle, incitant à envisager ses propriétés hydratantes.
Le concours régional de 2009 des Olympiades de la chimie de l’académie de Rouen indique en outre que « l’idée d’ajouter de la soude aux restes de solives qui venaient d’être pressées une première fois permit aux habitants de Gallipoli de fabriquer des savons blancs et de diversifier leurs activités. » Il y est également relaté les travaux du chimiste Eugène C de 1823 qui a étudié et expliqué la réaction de saponification en ces termes : « Le savon est ainsi le produit de la réaction d’une solution concentrée de base (hydroxyde de sodium ou de potassium) sur un corps gras. Lorsqu’on utilise de l’hydroxyde de sodium, on obtient un savon dur et si l’on travaille avec l’hydroxyde de potassium, on obtient un savon mou ou noir. »
Ces éléments de l’art antérieur attestent à suffisance que l’homme du métier, au vu du problème que l’invention prétend résoudre, aurait obtenu la solution technique revendiquée par le brevet en utilisant ses connaissances professionnelles et en effectuant de simples opérations notamment pour déterminer la quantité nécessaire d’huile de grignons d’olive dans la composition du savon mou, étant établi que l’huile de grignons d’olive est utilisée de manière ancestrale, que le procédé de saponification est connu depuis l’antiquité, que la couleur noire résulte d’évidence de l’huile de grignons utilisée et ne peut constituer une caractéristique technique, les études citées mentionnant les proportions nécessaires, l’usage de la potasse étant enfin traditionnellement connu pour la fabrication d’un savon mou, ayant une viscosité prédéfinie.
TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS
3ème chambre
3ème section
No RG 21/12470 –
No Portalis 352J-W-B7F-CVIPD
No MINUTE :
Assignation du :
01 Octobre 2021
Incident
ORDONNANCE DU JUGE DE LA MISE EN ETAT
rendue le 13 Septembre 2022
DEMANDERESSE AU FOND
DEFENDERESSE A L’INCIDENT
Société CANADA GOOSE INTERNATIONAL AG
[Adresse 3]
[Localité 1] (SUISSE)
représentée par Maître Olympe VANNER de l’AARPI JACOBACCI AVOCATS, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #B0260
DEFENDERESSES AU FOND
DEMANDERESSES A L’INCIDENT
S.A.S. SWEET PANTS
[Adresse 4]
[Adresse 4],
[Adresse 4]
[Localité 2]
S.A.S. SWEET PANTS RETAIL
[Adresse 4]
[Adresse 4],
[Adresse 4]
[Localité 2]
représentées par Maître Alexandra ABRAT, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #B0223
MAGISTRAT DE LA MISE EN ETAT
Arthur COURILLON-HAVY, juge,
assisté de Lorine MILLE, greffière.
DEBATS
A l’audience sur incident du 19 mai 2022, avis a été donné aux avocats que l’ordonnance serait rendue le 05 juillet 2022 et prorogée en dernier lieu au 13 septembre 2022.
ORDONNANCE
Prononcée publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort
Exposé du litige
1. La société de droit suisse Canada goose international ag (ci-après « Canada Goose »), qui vend des vêtements, reproche d’une part aux sociétés Sweet pants et ‘Sweet pants retail’ de désigner des vêtements et des services de vente au détail de vêtements par un signe qui contreferait deux de ses marques de l’Union européenne par risque de confusion et par atteinte à leur renommée ; et demande d’autre part la nullité de trois marques françaises détenues par la société Sweet pants en ce qu’elles désignent ces mêmes produits et services, au motif encore d’un risque de confusion et d’une atteinte à la renommée de ses deux marques.
2. Par le présent incident, les sociétés Sweet pants soulèvent l’irrecevabilité des demandes en raison de la forclusion par tolérance de leurs trois marques.
Droits invoqués en demande
3. La société Canada goose invoque les marques semi-figuratives de l’Union européenne suivantes, dont elle est titulaire no 010494979, « Canada goose arctic program » déposée le 15 décembre 2011, enregistrée le 17 mai suivant, invoquée en ce qu’elle désigne notamment les « vêtements, chaussures, chapellerie » en classe 25 ;
représentée ci-dessous, et que le tribunal peut décrire ainsi : en couleur, un anneau blanc à bords rouges dans lequel il est écrit en rouge, en capitales, en haut « canada goose », en bas « arctic program », et sont dessinés en rouge sur chaque côté 5 petites feuilles d’érable ; anneau qui entoure un disque bleu sur lequel est dessinée une masse blanche irrégulière comme une carte, contenant 4 petits vides irréguliers ; disque au centre duquel, sur la masse blanche, est représenté en rouge un symbole de cible dont partent, invisibles sous la masse blanche mais visibles sur le disque bleu, 12 rayons rouges fins divisant le disque en autant de quartiers égaux, à la manière de longitudes partant d’un pôle) :
no015731458, « Canada goose arctic program », déposée le 5 aout 2016, enregistrée le 22 février 2018,
invoquée en ce qu’elle désigne notamment les « services de magasins de vente au détail de vêtements de dessus, de vêtements, d’articles vestimentaires, de chaussures, de chapellerie ; Services de magasins de vente au détail en ligne de vêtements de dessus, de vêtements, d’articles vestimentaires, de chaussures, de chapellerie », en classe 35
et représentée ci-dessous (en noir et blanc, identique pour le reste à la première marque) :
Naissance et objet du litige
4. Elle a fait adresser à la société Sweet pants, le 7 octobre 2016, un courrier l’avertissant du risque de confusion du logo représenté ci-dessous, que celle-ci exploitait et avait déposé comme marque, avec sa marque « Canada goose arctic program » (en couleur), et la mettant en demeure notamment de modifier les enregistrement de ses marques et de s’abstenir d’exploiter ce logo pour des vêtements d’extérieur. Ce à quoi la société Sweet pants a répondu qu’elle contestait le risque de confusion, proposait de s’abstenir d’utiliser le signe pour des manteaux destinés à des conditions extrêmes, et qu’en échange la société Canada goose s’abstienne elle-même d’utiliser sa marque pour des pantalons de jogging.
5. Puis, après avoir adressé une autre mise en demeure le 26 janvier 2021 à la société Sweet pants et à la société Sweet pants retail, la société Canada goose les a assignées le 1er octobre 2021 en nullité de trois marques françaises, et en contrefaçon, demandant sur ce fondement une interdiction, une destruction, des informations comptables et commerciales, une provision de 50 000 euros, et la publication du jugement.
6. Les 3 marques dont elle demande la nullité sont les marques françaises suivantes, qui appartiennent à la société Sweet pants :
no 3 905 569, déposée le 16 mars 2012, enregistrée le 6 juillet suivant, représentée ci-dessous, en ce qu’elle est enregistrée pour les « vêtements, chaussures, chapellerie » en classe 25
no 4 589 269, déposée le 10 octobre 2019, enregistrée le 14 février 2020, représentée ci-dessous, en ce qu’elle est enregistrée pour les « vêtements, chaussures, chapellerie » en classe 25 et les « services de magasins de vente au détail, de vente par correspondance et de vente utilisant des moyens de télécommunication (Internet) d’articles de vêtements de dessus, de vêtements, d’articles vestimentaires et de chapellerie, articles chaussants », en classe 35
no 4 589 265, déposée le 10 octobre 2019, enregistrée le 14 février 2020, représentée ci-dessous, la demande en nullité visant les mêmes produits et services que la marque précédente ;
7. Le signe dont l’usage est critiqué correspond à la deuxième marque ci-dessus (4 589 269).
8. Par conclusions du 17 février 2022, les défenderesses ont soulevé une fin de non-recevoir tirée de la connaissance par la demanderesse de l’usage de leurs marques depuis plus de 5 ans. C’est l’objet du présent incident.
Prétentions et moyens des parties dans le cadre de l’incident
9. Dans leurs dernières conclusions d’incident signifiées par voie électronique le 18 mai 2022, les sociétés Sweet pants et Sweet pants retail demandent de déclarer irrecevables les demandes en nullité et les demandes en contrefaçon, de rejeter l’ensemble des demandes, et de condamner la demanderesse au principal à leur payer 5 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, outre les dépens.
10. Se fondant sur les articles L. 716-2-8 et L. 716-4-5 du code de la propriété intellectuelle, elles font valoir l’usage croissant et massif de leurs marques en France et dans le monde à partir de 2012, accompagné d’une communication intense, dans le même secteur et parfois dans les mêmes magasins que Canada goose, laquelle exercerait en outre une surveillance du marché, de sorte qu’elle n’a pas pu, selon elles, ignorer cet usage ; elles estiment également que la société Canada goose, ayant envoyé sa première mise en demeure le 7 octobre 2016, avait nécessairement connaissance de l’usage de la marque avant le 1er octobre.
11. Elles soutiennent que la forclusion concerne non seulement la marque enregistrée en 2012 mais également les marques enregistrées en 2020, car toutes étaient exploitées, et que si l’existence d’une marque enregistrée est une condition à la forclusion, le point de départ du délai de forclusion ne serait pas nécessairement la date de l’enregistrement, mais pourrait être un évènement antérieur, et en particulier la date de la connaissance de l’usage de cette marque.
12. En outre, poursuivent-elles, si le signe dont il a été fait usage en pratique correspond à la marque 4 589 269 de 2020 et non exactement à la marque de 2012, il ne s’agirait toutefois que de différences minimes n’altérant pas le pouvoir distinctif de celle-ci, de sorte que, comme pour l’appréciation de l’usage sérieux d’une marque dans le cadre de la déchéance, il faudrait considérer que l’usage de ce signe légèrement différent valait usage de la marque pour caractériser la forclusion. Ainsi, selon elles, les trois marques seraient protégées par la forclusion, et raisonner autrement, par exemple en ne retenant la forclusion que pour la marque de 2012 et pas pour les deux autres serait non seulement contraire à l’objectif de sécurité juridique des tiers poursuivi par les textes mais aboutirait également à une situation contradictoire où une marque serait protégée mais pas le signe qui est utilisé ni la marque plus récente correspondant à ce signe.
13. Dans ses dernières conclusions signifiées par voie électronique le 13 mai 2022, la société Canada goose international ag résiste à la fin de non-recevoir ainsi qu’à la demande reconventionnelle, et réclame elle-même 5 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
14. Elle soutient d’abord que la forclusion par tolérance, qui doit selon elle est interprétée strictement, ne peut courir, au plus tôt, qu’à compter de l’enregistrement de la marque concernée, et pour l’usage postérieur à cet enregistrement ; ensuite que l’usage doit être celui d’un signe identique à la marque ; qu’en effet, les conditions de la forclusion devraient être appréciées individuellement pour chaque enregistrement, que raisonner autrement reviendrait à contourner les dispositions prévoyant que l’on ne peut opposer la tolérance que pour une marque enregistrée et pour l’usage postérieur à l’enregistrement, et que l’analogie avec la déchéance ne serait pas pertinente car dans le cas de la déchéance, admettre l’usage sous une forme modifiée est favorable au titulaire de la marque et réduit le domaine de cette exception tandis que pour la tolérance, admettre l’usage sous une forme modifiée reviendrait à aggraver la sanction.
15. Elle conteste en toute hypothèse avoir eu connaissance de l’usage de la marque en France avant le 1er octobre 2016, contestant la pertinence des éléments rapportées, notamment en ce qu’ils seraient hors délai, ne permettraient pas d’identifier l’usage précisément pour les produits concernés, en France ; en ce qu’elle-même n’était alors pas personnellement présente en France et commercialisait ses produits uniquement par des revendeurs multimarques qui ne lui auraient rien dit à propos de Sweet pants, et que ce ne serait qu’à l’occasion de son entrée dans le marché français fin 2016 qu’elle aurait découvert la marque litigieuse.
16. À titre infiniment subsidiaire, elle fait valoir qu’à supposer que l’usage du signe vaut usage de la marque de 2012, cet usage n’a concerné que les pantalons de jogging, de sorte que la forclusion ne serait acquise que pour ces produits, et que les demandes resteraient recevables pour les autres produits et services.
17. L’incident a été entendu à l’audience du 19 mai 2022.
MOTIFS
Cadre juridique
18. Aux termes de l’article 9 de la directive 2015/2436 rapprochant les législations des États membres sur les marques,
« Le titulaire d’une marque antérieure [dont une marque de l’Union européenne], qui a toléré, dans un État membre, l’usage d’une marque postérieure enregistrée dans cet État membre pendant une période de cinq années consécutives en connaissance de cet usage ne peut plus demander la nullité, sur la base de cette marque antérieure, pour les produits ou les services pour lesquels la marque postérieure a été utilisée, à moins que l’enregistrement de la marque postérieure n’ait été demandé de mauvaise foi. »
Cette disposition a été transposée en droit français, en des termes similaires et non expressément incompatibles, à l’article L. 716-2-8 du code de la propriété intellectuelle.
19. Et l’article 16, paragraphe 2, du règlement 2017/1001 sur la marque de l’Union européenne prévoit une limitation au droit conférée par la marque, selon laquelle lors d’une procédure en contrefaçon, le titulaire d’une marque de l’Union européenne ne peut interdire l’usage d’une marque nationale enregistrée postérieurement lorsque cette marque postérieure n’aurait pas été déclarée nulle en vertu, notamment, de l’article 9 de la directive 2015/2436.
20. Les faits de la présente espèce (dans la mesure où leur période est déterminable malgré l’absence totale d’indication en ce sens dans la partie de l’assignation relative à la contrefaçon) dépendent également, pour partie, des dispositions antérieures abrogées par la directive et le règlement précités ; mais ces dispositions, bien qu’organisées différemment, prévoyaient un régime identique (article 9 de la directive 2008/95, transposé, en des termes très succincts mais non expressément incompatibles, aux articles L. 714-3 et L. 716-5 du code de la propriété intellectuelle, dans leur version antérieure au 11 décembre 2019), de sorte qu’il n’est pas nécessaire de les citer, et l’interprétation donnée aux dispositions antérieures doit être appliquée aux nouvelles.
Sommaire
21. Les parties s’opposent en premier lieu sur la possibilité que le délai de forclusion par tolérance d’une marque postérieure débute avant l’enregistrement de cette marque quand l’usage du signe qui la constitue avait débuté et était déjà connu de celui à qui l’on oppose la forclusion ; en deuxième lieu sur la possibilité de justifier une telle forclusion par l’usage d’un signe non strictement identique à la marque postérieure ; enfin sur la connaissance par la société Canada goose, au 1er octobre 2016, de l’usage du signe exploité par les sociétés Sweet pants.
Point de départ et enregistrement de la marque
22. Interprétant l’ancien article 9 de la première directive 89/104 rapprochant les législations des États membres sur les marques, d’une façon qui reste applicable aux dispositions actuelles, la Cour de justice de l’Union européenne a dit pour droit que la première condition nécessaire pour faire courir le délai de forclusion par tolérance est l’enregistrement de la marque postérieure dans l’État membre concerné (CJUE, 22 septembre 2011, Budejovický Budvar, C-482/09, dispositif point 2).
23. Et elle a explicitement précisé que le délai de forclusion par tolérance ne peut courir à partir du simple usage d’une marque postérieure, même si le titulaire de celle-ci procède par la suite à son enregistrement (même arrêt, point 54).
24. Ainsi, contrairement à ce qu’affirment les sociétés Sweet pants, le délai de la forclusion ne peut courir avant l’enregistrement de la marque. Ce délai est de 5 ans. L’action en nullité formée le 1er octobre 2021 des marques enregistrées en 2020 n’est donc pas forclose, et la fin de non-recevoir à leur égard est, par conséquent, écartée.
Usage de la marque postérieure sous une forme qui diffère de l’enregistrement
25. Ni l’article 9 de la directive 2015/2436 et avant elle des directives précédentes, ni les dispositions analogues du règlement, ne définit la notion d’usage de la marque postérieure, condition à la forclusion par tolérance. À la connaissance du tribunal (et des parties, qui n’ont proposé aucune jurisprudence sur ce point), cette notion n’a pas été spécialement interprétée pour les besoins de ces dispositions par la Cour de justice ; ni par les juridictions nationales.
26. Le considérant 29 de la directive envisage la forclusion par tolérance car « il importe, pour des raisons de sécurité juridique, de prévoir que, sans porter atteinte à ses intérêts en tant que titulaire d’une marque antérieure, ce dernier ne peut plus demander la nullité ou s’opposer à l’usage d’une marque postérieure à la sienne dont il a sciemment toléré l’usage pendant une longue période, sauf si la marque postérieure a été demandée de mauvaise foi. » À titre de comparaison, le considérant 32 insiste sur le fait que « une marque enregistrée ne devrait être protégée que dans la mesure où elle est effectivement utilisée », ce qui justifie l’exigence d’un usage sérieux, posée à l’article 16.
27. Il n’en ressort pas que l’usage exigé du titulaire d’une marque seconde, pour être protégé face à une marque antérieure, soit apprécié de façon plus stricte que l’usage exigé du titulaire de toute marque pour la maintenir valide. En définitive, pour assurer l’objectif de cette disposition, qui est d’assurer l’équilibre entre les droits du titulaire de la marque antérieure et la sécurité juridique du titulaire d’une marque postérieure, l’élément déterminant est que le premier puisse apprécier la gravité de l’atteinte que lui cause et lui causera à l’avenir l’usage fait par le second, et l’identifier sans ambigüité comme étant un usage d’une ou plusieurs marques postérieures.
28. Un tel objectif n’impose pas nécessairement une identité parfaite de la forme sous laquelle la marque postérieure est utilisée et de la forme sous laquelle elle est enregistrée ; il faut seulement qu’il soit évident qu’il s’agit bien de la même marque, et que l’atteinte qu’elle cause à la marque antérieure soit stable, donc que son pouvoir distinctif soit le même et tienne aux mêmes éléments. À ces conditions, il est indifférent pour le titulaire de la marque antérieure que la marque postérieure soit utilisée à l’identique ou sous une forme légèrement modifiée.
29. En revanche, une exigence de stricte identité serait excessive dans la vie des affaires, qui peut amener à de légères modifications des éléments de communication et d’identification d’une entreprise. La protection accordée à une marque postérieure par la forclusion serait alors illusoire si elle était perdue du seul fait d’une modification marginale du signe sans incidence sur sa capacité distinctive.
30. Il serait enfin peu cohérent de permettre au titulaire d’une marque de la préserver de la déchéance en l’exploitant sous une forme légèrement modifiée, comme le permet expressément l’article 16, paragraphe 5, sous a) de la directive, mais sans le protéger contre une marque antérieure dont le titulaire n’aurait pas agi après un long délai. La protection accordée par la marque postérieure serait ainsi éternellement diminuée, inférieure à celle des autres marques, ce qui nuit à la sécurité juridique de tous les acteurs.
31. L’équilibre recherché par l’article 9, interprété à la lumière du considérant 29 et de l’ensemble de la directive, ne peut alors être atteint qu’en assimilant également à l’usage au sens de cet article le cas d’usage visé à l’article 16, paragraphe 5, sous a) de la directive, à savoir « l’usage de la marque sous une forme qui diffère par des éléments n’altérant pas son caractère distinctif dans la forme sous laquelle celle-ci a été enregistrée, que la marque soit ou non enregistrée aussi au nom du titulaire sous la forme utilisée ».
32. Par ailleurs, il est évident que si la tolérance s’apprécie enregistrement par enregistrement, et qu’ainsi la tolérance d’une marque ‘A’ ne vaut pas tolérance d’une marque ultérieure ‘B’, même si celle-ci (B) est identique à la forme sous laquelle celle-là (A) a été utilisée en pratique, réciproquement l’existence d’une marque ultérieure ‘B’ identique à la forme exploitée d’une marque ‘A’ est absolument sans effet sur l’acquisition de la tolérance à l’égard de celle-ci. Cela peut certes mener à une situation paradoxale où une marque B est potentiellement annulable alors que l’usage du signe auquel elle correspond exactement est protégé par la forclusion acquise par la marque A qui en est une forme légèrement différente ; mais ce paradoxe ne traduit, en réalité, que l’inutilité du second dépôt (B) quasi-identique au premier, sans créer de situation concrète déséquilibrée ou imprévisible pour les personnes concernées.
33. Au cas présent, le signe utilisé (indiqué dans le courrier de mise en demeure, tel que reproduit ci-dessus au paragraphe 4), est presque identique à la marque de 2012 : il s’agit d’un anneau couleur crème à bords rouges dans lequel il est écrit en bleu, en capitales, en haut « sweet pants® », en bas « since 1982 », et sont dessinées, à gauche et à droite, 3 petites étoiles rouges ; anneau qui entoure un disque bleu marine dans lequel est dessinée une feuille simple, étroite et lancéolée, légèrement penchée vers la droite, du même bleu marine, dont seuls les contours et les nervures, blancs, sont ainsi visibles. Ce signe ne diffère ainsi de la marque qu’en ce que celle-ci est figurée sur un fond bleu marine identique au disque central, et que le texte du bas de l’anneau n’est pas « since 1982 » mais la répétition de « sweet pants », à l’envers.
34. Dans cette marque, le texte du bas de l’anneau, qui est la répétition de la partie verbale, et est représenté à l’envers, est peu susceptible d’attirer l’attention du public et est ainsi non distinctif. Quant au fond, il est quasiment dénué d’importance dès lors qu’il est destiné à faire partie du vêtement sur lequel le signe est apposé, et est donc a priori dénué de toute valeur distinctive.
35. La marque a ainsi été utilisée sous une forme qui diffère seulement par des éléments n’altérant pas son caractère distinctif. Elle a donc fait l’objet d’un usage au sens de l’article 9 de la directive. Il est admis par les parties que cet usage est continu depuis 2012. Il reste alors à déterminer si et dans quelle mesure la société Canada goose en avait connaissance au moins 5 ans avant l’assignation.
Connaissance de l’usage
36. Par une lettre datée du 7 octobre 2016, les conseils canadiens de la société Canada goose ont écrit que celle-ci avait « récemment appris » (« recently became aware ») l’usage du signe litigieux et son enregistrement dans plusieurs pays pour des « vêtements » (« clothing products »).
37. Il faut d’abord observer que cet adverbe (récemment) est vague et peut exprimer une durée allant jusqu’à quelques mois. Il est en revanche peu banal de l’employer pour exprimer une durée inférieure à une semaine. Mais la société Canada goose n’allègue pas plus précisément l’évènement qui aurait, dans cet intervalle particulièrement court du 1er au 7 octobre 2016, porté l’usage du signe Sweet pants à sa connaissance. Les changements qu’elle allègue, notamment quant à son entrée sur le marché européen, sont soit postérieurs (« fin d’année 2016 »), soit antérieurs (« fin septembre »). Aucun fait ne permet donc de déterminer la date exacte à laquelle elle a acquis cette connaissance.
38. C’est donc au regard des éléments extérieurs rassemblés par les sociétés Sweet pants qu’il faut apprécier la connaissance de l’usage par la société Canada goose. Tout en partant du postulat qu’ils ont suffi à porter l’usage à sa connaissance au moins « récemment » avant le 7 octobre 2016. Ce qu’il faut rechercher n’est donc pas l’intensité en soi de chacun des critères, mais leur intensité relative par rapport au 7 octobre 2016, date où il est acquis qu’ils étaient suffisant.
39. Or aucun élément parmi ceux qui sont allégués par les parties ne décrit un changement sensible de l’exposition de la société Canada goose à l’usage de la marque entre le 1er et le 7 octobre 2016. Il ressort des éléments invoqués par les sociétés Sweet pants et admis par la société Canada goose une évolution progressive sur plusieurs années. L’augmentation la plus récente de l’exposition de la société Canada goose à la marque Sweet pants est la préparation de l’ouverture du site internet européen, soit le milieu de l’année 2016, l’ouverture du site ayant eu lieu « fin septembre » ; ce qui est compatible avec le courrier du 7 octobre.
40. Il est ainsi établi que la société Canada goose avait déjà connaissance de l’usage de la marque 3 905 569 au 30 septembre 2016, et qu’elle l’a donc toléré pendant plus de cinq ans avant son assignation du 1er octobre 2021 ; comme elle le soulève, néanmoins, la forclusion encourue ne peut concerner que les produits qui ont fait l’objet de l’usage dont elle avait connaissance. Par ailleurs les parties s’opposent sur les conséquences quant à l’action en contrefaçon du signe car celui-ci correspond aussi à une marque postérieure.
Portée de la forclusion
lien entre la forclusion de l’action en nullité et la forclusion de l’action en contrefaçon
41. L’article 16 du règlement prive le titulaire d’une marque de l’Union européenne du droit de s’opposer à l’usage d’une marque nationale postérieure si l’action en nullité de celle-ci est forclose. L’une entraine donc nécessairement l’autre. Et dans la stricte mesure où la forme sous laquelle la marque est utilisée ne diffère de la forme sous laquelle elle est enregistrée que par des éléments n’altérant pas son caractère distinctif, l’usage de cette forme modifiée ne peut pas être interdite ; ce qui, comme examiné plus haut (paragraphes 27 et 28) n’aggrave pas la situation du titulaire de la marque antérieure.
42. L’action en contrefaçon visant l’usage du signe en cause est donc forclose comme l’action en nullité de la marque 3 905 569, mais seulement pour les produits et services ayant fait l’objet d’un usage continu et connu de la société Canada goose pendant 5 ans.
produits et services concernés
43. Les demandes relatives à des marques enregistrées doivent par principe être examinées par rapport à l’enregistrement : si la marque est enregistrée pour désigner une catégorie de produits, le tribunal ne peut, en principe, limiter les effets de cette marque à une sous-catégorie parmi cette catégorie ; une telle limitation malgré l’enregistrement pourrait certes s’envisager dans des cas particuliers où la catégorie retenue serait si vaste qu’elle engloberait en réalité des produits non similaires entre eux (ainsi, éventuellement, d’une marque qui serait enregistrée pour les « logiciels » en général), mais tel n’est pas le cas en l’espèce, où la catégorie des « vêtements » est certes vaste, mais cohérente.
44. L’usage de la marque postérieure (la marque 3 905 569 de 2012) pour des pantalons de jogging, qui sont des vêtements, suffit donc à caractériser un usage pour des vêtements, qui est la catégorie pour laquelle elle est enregistrée.
45. La marque est aussi enregistrée pour la chapellerie. Les sociétés Sweet pants allèguent certes avoir utilisé la marque pour des casquettes à compter de septembre 2016, visant une pièce 5-1 (leurs conclusions p. 26). Toutefois, dans cette pièce de 570 pages dont aucune n’est précisément invoquée, je n’ai pu identifier la mention de casquettes qu’à une seule reprise, dans un article certes de septembre 2016, mais au ton promotionnel, et sans aucune autre preuve d’usage ni de l’intensité de celui-ci, de sorte que, vu la tardiveté de ce commencement d’usage et sans autre preuves, il ne peut être supposé que l’usage dont la société Canada goose avait connaissance le 30 septembre 2016 incluait la chapellerie.
46. La marque est également enregistrée pour des chaussures, mais les sociétés Sweet pants n’allèguent pas l’avoir utilisée à cette fin. Il n’y a donc pas eu tolérance pour les chaussures.
47. La marque est enfin enregistrée pour des « services de magasin de vente au détail, de vente par correspondance et de vente utilisant des moyens de télécommunication (Internet) d’articles de vêtements de dessus, de vêtements, d’articles vestimentaires et de chapellerie, articles chaussants » en classe 35. Toutefois, comme le soulève la société Canada goose, la marque a été utilisée pour désigner des produits, et non le service consistant à vendre ces produits. Il n’y a donc pas d’usage en classe 35, et donc pas de tolérance.
48. Les demandes en nullité de la marque 3 905 569 et en contrefaçon à raison du signe sous la forme duquel elle a été utilisée sont donc irrecevables, mais seulement en ce qu’elles visent les vêtements.
49. Le tribunal reste alors saisi en premier lieu de la demande en nullité de la marque de 2012 en ce qu’elle désigne les chaussures et la chapellerie, en deuxième lieu de la demande en nullité des deux autres marques (enregistrées en 2020), en troisième lieu des demandes en contrefaçon, qui sont exclusivement fondées sur les allégations suivantes, portant sur des faits qui seraient commis à la fois sur un site internet et dans des magasins (assignation, pp. 28-29) :
– des « services de vente au détail en ligne de vêtements et d’articles de chapellerie » et
– « l’offre à la vente, la vente et la promotion de vêtements et d’articles de chapellerie ».
50. Il appartiendra à cet égard au tribunal de trancher notamment, au fond, la question de l’existence d’une fourniture de services de vente, en tenant compte de ce que la société Canada goose a elle-même affirmé (ses conclusions d’incident pp. 34-35) que le fait de disposer d’un magasin ou d’un site internet pour vendre ses produits sous sa marque ne s’assimile pas à la fourniture d’un service de vente.
Dispositions finales
51. Aux termes de l’article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n’en mette la totalité ou une fraction à la charge d’une autre partie. L’article 700 du même code permet au juge de condamner en outre la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l’autre, pour les frais exposés mais non compris dans les dépens, une somme qu’il détermine, en tenant compte de l’équité et de la situation économique de cette partie.
52. L’incident ne met pas fin à l’instance et n’a pas donné lieu à des dépens propres ; mais il a mis fin à l’essentiel des demandes, de sorte qu’il est nécessaire, en équité, d’indemniser la partie gagnante des frais importants qu’elle a dû exposer.
53. Enfin, pour assurer une bonne administration de la justice, qui requiert dans la mesure du possible de maintenir la connaissance acquise d’une affaire, il faut faire suivre cette instance à la section 2.
PAR CES MOTIFS
Le juge de la mise en état
DÉCLARE irrecevable la demande en nullité de la marque française 3 905 569 en ce qu’elle est enregistrée pour les vêtements ;
ÉCARTE la fin de non-recevoir visant la demande en nullité de cette marque en ce qu’elle est enregistrée pour les chaussures et la chapellerie ;
DÉCLARE irrecevables les demandes en contrefaçon (interdiction, communication d’éléments comptables et commerciaux, provision, publication, destruction) dans la mesure où elles se fondent sur l’usage de cette marque, notamment sous la forme du signe reproduit ci-dessus au paragraphe 4, et ce pour désigner des vêtements ;
ÉCARTE la fin de non-recevoir visant les demandes en contrefaçon pour le surplus, c’est-à-dire dans la mesure où elles se fondent sur l’usage de cette marque mais pour désigner des services en classe 35 et des articles de chapellerie ;
ÉCARTE la fin de non-recevoir visant les demandes en nullité des marques françaises 4 589 269 et 4 589 265 ;
CONDAMNE la société Canada goose à payer aux sociétés Sweet pants et Sweet pants retail 5 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
RENVOIE l’affaire à l’audience dématérialisée de mise en état du 20 octobre 2022 (section 2), pour conclusions au fond des sociétés Sweet pants ; clôture envisagée en novembre ou décembre.
Faite et rendue à Paris le 13 septembre 2022
La Greffière Le Juge de la mise en état