Licenciement économique dans l’industrie du tabac

Notez ce point juridique

1. Attention à bien motiver le licenciement économique en démontrant la réalité des menaces pesant sur la compétitivité de l’entreprise ou du secteur d’activité du groupe auquel elle appartient. Il est recommandé de fournir des éléments concrets et chiffrés pour étayer cette motivation.

2. Il est recommandé de respecter l’obligation de reclassement en cas de licenciement économique, notamment en informant le salarié des possibilités de reclassement à l’étranger dans un délai raisonnable et en lui laissant le temps de donner sa réponse. Assurez-vous de suivre les procédures légales en vigueur pour éviter tout litige ultérieur.

3. Lors de la réorganisation de l’entreprise pour préserver sa compétitivité, veillez à ce que les choix opérés soient justifiés et adaptés à la situation économique. Il est recommandé de documenter les décisions prises et de démontrer la nécessité de ces mesures pour assurer la pérennité de l’entreprise.

Résumé de l’affaire

L’affaire concerne le licenciement de M. [W] par la SEITA pour motif économique suite à la fermeture du site de [Localité 6]. M. [W] a contesté son licenciement et a saisi le conseil de prud’hommes de Nantes, qui l’a débouté de ses demandes. En appel, la cour d’appel de Rennes a jugé que le licenciement était dénué de cause réelle et sérieuse et a condamné la SEITA à verser des dommages et intérêts à M. [W]. Cependant, la Cour de cassation a annulé cette décision et renvoyé l’affaire devant la cour d’appel d’Angers. Les parties ont formulé leurs demandes et l’affaire a été examinée lors d’une audience en février 2024.

Les points essentiels

Sur le bien fondé du licenciement :

La lettre de licenciement de l’appelant est ainsi rédigée :

‘Nous avons le regret de vous notifier, par la présente, votre licenciement pour motif économique en raison de la suppression de votre emploi consécutive à la réorganisation de notre entreprise.

Cette réorganisation est l’un des volets d’un plan de réorganisation européen décidé dans le but de sauvegarder la compétitivité du secteur d’activité tabac du groupe Imperial Tobacco (ITG), secteur auquel appartient la SEITA en France.

La compétitivité de ce secteur est en effet menacée par une baisse inéluctable du marché du tabac, qui a déjà largement débuté et qui aura d’importantes conséquences dans les années à venir si aucune mesure d’anticipation n’est prise.

Les marchés matures, et en particulier le marché européen sur lequel le groupe ITG est principalement présent (70% de son chiffre d’affaires) sont ainsi marqués par un ralentissement très sensible de la demande. Ce ralentissement ne pourra que perdurer compte tenu des événements qui en sont à l’origine et qui sont les suivants :

– des politiques de santé publique anti-tabac de plus en plus drastiques, se traduisant notamment par des augmentations tarifaires continues et par des réglementations de plus en plus contraignantes sur le marketing et la commercialisation du tabac ;

– le développement important du commerce illicite (contrefaçon et ventes transfrontalières) directement lié à l’augmentation des prix ; ce marché parallèle représente en France près de 25% du marché de la cigarette;

– la croissance des produits de substitution (tels que l’e-cigarette), qui devrait se poursuivre dans les années à venir.

Ce ralentissement de la demande s’est traduit par une forte baisse des volumes de ventes des cigarettes, qui, pour le Groupe ITG, a été de 12% entre 2009 et 2013 et s’est poursuivie en 2014.

En France, le marché de la cigarette en France a chuté de 45% de 2000 à 2014, pendant que le prix du paquet de cigarettes faisait plus que doubler. Dans le même temps la part revenant au fabricant diminuait de 40% du fait des hausses des taxes perçues par l’Etat.

Les volumes de cigarettes vendus par la SEITA en France (segment le plus affecté par la baisse des volumes) ont chuté de près de 30% depuis 2010. Cette baisse continue et inexorable est notamment due au fait qu’en raison des hausses successives, les prix ont atteint un niveau à partir duquel les augmentations de prix non seulement ne compensent plus les baisses de volumes mais, désormais, les aggravent.

Ces baisses des volumes ne peuvent malheureusement pas être compensées par les marchés émergents qui nécessitent d’importants investissements et qui restent en partie fermés aux entreprises étrangères du fait des barrières à l’exportation (comme la Chine).

La forte contraction de la demande a par ailleurs entraîné un renforcement de la concurrence qui a conduit le groupe ITG à perdre des parts marchés sur ses principaux marchés (c’est notamment le cas en France où les parts de marché de la SEITA ont baissé de 3,9 points sur le segment des cigarettes entre 2010 et 2014).

Conséquences de ce qui précède, le groupe ITG se trouve désormais en situation de surcapacité de production massive (plus de 50 % en Europe) sans aucun espoir de pouvoir la résorber autrement que par une adaptation et une rationalisation de l’outil de production.

En France, la réorganisation s’est traduite par :

– l’arrêt des activités de l’usine de [Localité 8] et de celles de l’Institut du tabac de [Localité 5];

– la réorganisation d’une partie des activités de la Division Industrie, Recherche et Développement ;

– l’adaptation d’une partie de la Division Supply Chain en lien avec la rationalisation de l’outil industriel ;

– la consolidation des activités marketing Groupe au siège du Groupe à Bristol ;

– le renforcement de l’activité cigare avec la création d’une force de vente dédiée ;

– l’adaptation de l’organisation Sales & Marketing et des fonctions support afin de tenir compte de la baisse d’activité actuelle et anticipée. Cette adaptation se traduit en particulier par une nouvelle organisation des équipes commerciales France, avec un nouveau découpage des zones géographiques et une clarification des rôles. (…)

Sur le licenciement économique :

Le salarié fait valoir que s’agissant d’une entreprise appartenant à un groupe, il convient d’apprécier l’existence de difficultés économiques dans le secteur d’activité du groupe auquel appartient l’entreprise. Il fait observer que dans la lettre de licenciement, la SEITA ne fait valoir aucun chiffre comptable, qu’aucun lien n’existe entre le motif économique qu’elle invoque et la situation du groupe ITG, qui aurait pu, au titre de la sauvegarde de la compétitivité, se positionner sur le marché des produits de substitution, et ainsi reconvertir tout ou partie de son activité. Il soutient en effet que c’est une simple économie sur la masse salariale qui a conduit à la décision de la fermeture du site, et que la SEITA ne pourrait se prévaloir d’une situation qu’elle invoque pour fonder un licenciement, dès lors que le groupe mettrait lui même sa compétitivité en danger par sa politique de rémunération de l’actionnaire;

Il ajoute que les éléments invoqués par la SEITA, sont uniquement fondés sur la note économique présentée au comité central d’entreprise -CCE, établie par l’entreprise elle-même et non étayée de pièces comptables.

La SEITA fait valoir qu’elle n’a pas d’autre activité que la production et la vente de tabac et qu’elle relève exclusivement du secteur tabac du groupe, de sorte que c’est au niveau de celui-ci que doit apprécier le motif économique qu’elle invoque.

Elle soutient que la lettre de licenciement, qui expose de façon très détaillée les menaces pesant sur la compétitivité de l’activité tabac et la nécessité d’une réorganisation en vue de sa sauvegarde, répond aux exigences légales de motivation.

Sur le fond, elle prétend démontrer l’existence de menaces réelles et clairement identifiées sur l’activité tabac du groupe, rendant une réorganisation nécessaire.

Aux termes de l’article L.1233-3 alinéa 1 du code du travail dans sa version applicable:

‘Constitue un licenciement pour motif économique le licenciement effectué par un employeur pour un ou plusieurs motifs non inhérents à la personne du salarié résultant d’une suppression ou transformation d’emploi ou d’une modification, refusée par le salarié, d’un élément essentiel du contrat de travail, consécutives notamment à des difficultés économiques ou à des mutations technologiques’.

Il est constant que la jurisprudence a dégagé un troisième cas de licenciement économique, à savoir celui de la réorganisation de l’entreprise nécessaire à la préservation de la compétitivité, désormais visé par l’article précité.

La réorganisation de l’entreprise constitue un motif économique de licenciement si elle est effectuée pour en sauvegarder la compétitivité ou celle du secteur d’activité du groupe auquel elle appartient, et répond à ce critère la réorganisation mise en oeuvre pour prévenir des difficultés économiques à venir liées à des évolutions technologiques et leurs conséquences sur l’emploi, sans être subordonnée à l’existence de difficultés économiques à la date du licenciement. (Soc., 11 janvier 2006, pourvoi n° 05-40.977).

La réorganisation doit être décidée pour ‘sauvegarder la compétitivité du secteur d’activité du groupe auquel appartient l’entreprise’ (Soc., 31 mai 2017, pourvoi n° 15-28.146).

Une réorganisation de l’entreprise ne constitue un motif de licenciement que si elle est effectuée pour sauvegarder la compétitivité de l’entreprise ou du secteur d’activité du groupe dont elle relève, en prévenant des difficultés économiques à venir et leurs conséquences sur l’emploi (Soc., 31 mai 2006, pourvoi n° 04-47.376).

Le juge doit caractériser ce lien (Soc., 5 juillet 2011, pourvoi n° 09-40.673, 09-40.674, 09-40.675, 09-40.676).

Il incombe à l’employeur de démontrer la réalité du risque pour la compétitivité et la nécessité de procéder à une réorganisation de l’entreprise au moment où il l’exerce.

Il n’appartient pas au juge de contrôler le choix effectué par l’employeur entre les solutions possibles( Ass. plén., 8 décembre 2000, pourvoi n° 97-44.219, Bull. 2000).

La lettre de licenciement doit énoncer la cause économique du licenciement telle que prévue par l’article L.1233-3 du code du travail et l’incidence économique sur l’emploi ou le contrat de travail du salarié.

Ainsi, la lettre de licenciement qui mentionne que le licenciement a pour motifs économiques la suppression de l’emploi du salarié consécutive à la réorganisation de l’entreprise justifiée par des difficultés économiques et/ou la nécessité de la sauvegarde de la compétitivité répond aux exigences légales (Soc. 3 mai 2016 15-11.046).

Tel est le cas de la lettre précitée qui indique : ‘La compétitivité de ce secteur est en effet menacée par une baisse inéluctable du marché du tabac, qui a déjà largement débuté et qui aura d’importantes conséquences dans les années à venir si aucune mesure d’anticipation n’est prise’ et ‘En France, la réorganisation s’est traduite par :

– l’arrêt des activités de l’usine de [Localité 8] et de celles de l’Institut du tabac de [Localité 5];’peu important à cet égard qu’elle n’énonce pas de chiffres comptables.

Il est constant que la SEITA appartient à un groupe qui comprend l’activité tabac et l’activité logistique, dont l’objet est la distribution du tabac mais aussi de produits et de services non liés au tabac. Elle a pour seule activité la commercialisation de tabac sur le marché français et la production de produits finis et de mélanges pour le groupe Imperial Tobacco et les clients tiers.

Il s’ensuit que le motif économique du licenciement doit s’apprécier au niveau du secteur d’activité tabac, ce qui n’est d’ailleurs contesté par aucune partie, et sans qu’il soit possible de limiter cet examen à certaines marques ou certaines zones géographiques.

Il incombe à la SEITA de rapporter la preuve du motif économique allégué.

La partie salariée produit les rapports des cabinets d’expertise comptable Progexa (consulté par le comité central d’entreprise) et Alter (consulté par le comité d’entreprise).

La SEITA verse notamment aux débats sa note économique et le rapport d’analyse des documents émanant de Progexa et de Alter, effectué par le cabinet Microéconomix, rédigé à sa demande.

Ces pièces seront ‘croisées’ afin de déterminer quelles sont les données constantes.

Il doit être précisé que l’organisation des ventes de tabac du groupe ITG repose sur deux marchés : les returns markets ou marchés matures, sur lesquels le groupe est bien implanté mais où il n’existe pas de potentiel de croissance et les marchés de croissance (growth markets), à fort potentiel de croissance du marché ou des parts de marché en raison de la faible implantation du groupe.

La France et l’Europe font partie de la division profit sud des marchés matures ou returns market.

En premier lieu, il est avéré que le marché européen et le marché français ont connu une réelle baisse des ventes de cigarettes entre 2002 et 2013 :

-pièce I.1 de la SEITA : les volumes de cigarettes vendues par ITG : de 2009 à 2013 : -12%,

-pièce I.5 de la SEITA : données sur la consommation de cigarettes en Europe : de 2011 à 2013 : de 54 107 538 à 47 526 844, et en Europe de 590 699 204 à 513 371 075 ; cette baisse est continue depuis 2002 (80 529 400 à 47 526 844 en France, 777 887 017 à 513 371 075 en Europe),

-pièce I.C4 (analyse Proxega) : Slice P.24 : ‘entre 2009 et 2013, le groupe IT a perdu 56,1 milliards de volume des ventes de cigarettes’

-Pièce I.C2 : Analyse des comptes 2013/2014 de la SEITA par Progexa à la demande du CCE :

*’le groupe impérial Tobacco, surtout présent dans les zones matures (Europe), accuse en 2013 une nouvelle érosion de ses volumes de vente de 7%’. p.7

*page 14 : la baisse de volume des ventes de cigarettes des majors s’accélère en 2013; ITG enregistre la plus forte baisse de volume des ventes : -9%, soit 6 points d’écart par rapport à la moyenne, id page 46

*id : Recul du marché du tabac en France se confirmant et s’accentuant en 2013.

Le volume des ventes de tabac du groupe a diminué également en 2014-2015 malgré les ventes provenant de l’achat d’actifs aux Etats Unis (pièce I.31 de l’intimée).

Il n’est pas sérieusement contesté qu’il s’agit d’une baisse non pas conjoncturelle mais structurelle liée aux politiques de santé publique : (p26 et suivantes de la note économique de la SEITA, page 7 de l’examen des comptes par Proxega) : baisse de la demande sans perspective de redressement sur les marchés matures (dont l’Europe) : récession économique, augmentation des prix plus forte que l’inflation (5,4% l’an en moyenne en France entre 2003 et 2011 en raison des volontés de santé publique de la France, de l’UE et de l’OMS), taxations plus fortes diminuant les marges des fabricants et favorisant le développement des commerces illicites et transfrontaliers, des substituts nicotiniques et des E-cigarettes. Dans son commentaire sur le PSE (page 78), le cabinet Progexa note d’ailleurs ‘en Europe les prévisions tablent sur une contraction du marché du tabac de l’ordre de -2% à moyen terme’. La baisse de cigarettes consommées en Europe et en France a perduré sur la période 2014-2016.

Il est également constant que c’est sur le marché européen que le Groupe réalise plus de la moitié du CA de la branche tabac, essentiellement en UK, Allemagne et Espagne, et 21,6% pour le reste de l’Europe (rapport de présentation ou note économique du 15 avril 2014, page 12, et analyse des comptes 2013/2014 de la SEITA par Progexa à la demande du CCE : ‘le groupe impérial Tobacco, surtout présent dans les zones matures -Europe)’. En outre, il n’est pas contesté que plus de deux tiers des ventes de la SEITA concernent des cigarettes.

En deuxième lieu, il résulte des pièces produites, que le Groupe a perdu 1,5% des parts de marchés sur le secteur tabac (P.89 de l’analyse du PSE par Progexa) : ‘Le groupe a perdu 1,5 point de PDM sur la période 2009,2013, réprésentant un manque à gagner de 37,6 milliards d’unités en 2013, soit plus que les volumes produits par [Localité 9] (20 GU) et [Localité 8] (13 GU)’.

En troisième lieu,le chiffre d’affaires de l’activité tabac du groupe est également en baisse:

le CA net tabac : 2009-2013 de 6818 à 7007 millions de £, mais baisse à 6421 millions de livres au premier semestre 2014, (note économique page 47 et analyse Alter p.19, chiffre d’affaires retraité après l’adoption de nouvelles normes, le chiffre d’affaires non retraité étant en tout état de cause en baisse à 6576 millions de £ selon la pièce I.20 de l’employeur).

Le résultat opérationnel ajusté

Les montants alloués dans cette affaire: – La partie salariée est condamnée aux dépens de l’instance d’appel incluant ceux afférents à l’instance cassée
– La partie demanderesse est condamnée aux dépens
– Les demandes présentées sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile sont rejetées

Réglementation applicable

– Article L.1233-3 alinéa 1 du code du travail
– Article L.1233-4-1 du code du travail

Article L.1233-3 alinéa 1 du code du travail:
« Constitue un licenciement pour motif économique le licenciement effectué par un employeur pour un ou plusieurs motifs non inhérents à la personne du salarié résultant d’une suppression ou transformation d’emploi ou d’une modification, refusée par le salarié, d’un élément essentiel du contrat de travail, consécutives notamment à des difficultés économiques ou à des mutations technologiques. »

Article L.1233-4-1 du code du travail:
« Lorsque l’entreprise ou le groupe auquel elle appartient est implanté hors du territoire national, l’employeur demande au salarié, préalablement au licenciement, s’il accepte de recevoir des offres de reclassement hors de ce territoire, dans chacune des implantations en cause, et sous quelles restrictions éventuelles quant aux caractéristiques des emplois offerts, notamment en matière de rémunération et de localisation. Le salarié manifeste son accord, assorti le cas échéant des restrictions susmentionnées, pour recevoir de telles offres dans un délai de six jours ouvrables à compter de la réception de la proposition de l’employeur. L’absence de réponse vaut refus. Les offres de reclassement hors du territoire national, qui sont écrites et précises, ne sont adressées qu’au salarié ayant accepté d’en recevoir et compte tenu des restrictions qu’il a pu exprimer. Le salarié reste libre de refuser ces offres. Le salarié auquel aucune offre n’est adressée est informé de l’absence d’offres correspondant à celles qu’il a accepté de recevoir. »

Avocats

Bravo aux Avocats ayant plaidé ce dossier: – Me Jean-David CHAUDET
– Maître GUIMARAES
– Me Christophe LHERMITTE

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