Le 17 décembre 2015, saisie par Bouygues Telecom puis par SFR, l’Autorité de la concurrence a rendu une décision par laquelle elle sanctionne Orange à hauteur de 350 millions d’euros pour avoir mis en œuvre quatre pratiques anticoncurrentielles sur les marchés des services fixes et mobiles à destination de la clientèle « entreprise », et impose des injonctions destinées à rétablir immédiatement une situation de concurrence saine sur ces marchés. Il s’agit à ce jour de l’amende la plus élevée prononcée par l’Autorité de la concurrence pour une entreprise individuelle.
Fidélisation abusive des entreprises
En ce qui concerne les services mobiles, Orange est sanctionné pour avoir abusé de sa position dominante en mettant en œuvre, de manière systématique et généralisée sur une longue période, différents mécanismes de fidélisation de sa clientèle à travers l’utilisation, par son entité Orange Business Services (OBS), de programmes de commercialisation (« programme changer de mobile ») et de remises tarifaires anticoncurrentielles (les remises « privilège » et « parc »). Ces pratiques de fidélisation abusives, qui s’appliquaient de manière cumulative et dont l’obtention était subordonnée à des engagements de durée ou de volume ont pu empêcher les entreprises de faire jouer la concurrence et les dissuader de confier une partie de leur parc à un autre opérateur.
En ce qui concerne les services fixes, la décision sanctionne notamment une pratique de discrimination de la part d’Orange vis-à-vis des opérateurs tiers en ce qui concerne l’accès et l’utilisation d’informations issues de la gestion de la boucle locale cuivre issue de l’ancien monopole historique et dont le contenu apparait comme un élément crucial pour la commercialisation de leurs offres de détail auprès des entreprises (éligibilité, disponibilité des lignes, etc.).
Orange a choisi de coopérer avec l’Autorité de la concurrence : elle ne conteste pas les pratiques ni leur caractère anticoncurrentiel, ni enfin l’issue donnée à l’affaire, qu’il s’agisse de la sanction pécuniaire ou des injonctions destinées à rétablir immédiatement un fonctionnement concurrentiel du marché.
Marché des entreprises
La commercialisation des services de communications électroniques auprès de la clientèle entreprise constitue une source de revenus importante pour les opérateurs. Selon l’avis que l’ARCEP a rendu à l’Autorité de la concurrence, ces services représentaient en 2011 30 % des revenus des opérateurs pour un montant total de 12,1 milliards d’euros, répartis entre les services fixes (5,3 milliards), les services mobiles (3,5 milliards), le transport de données (2,1 milliards), les lignes louées (0,6 milliard) et les services à valeur ajoutée (0,6 milliards). La clientèle des entreprises se distingue de celle des particuliers par ses besoins spécifiques : dimensionnement et qualité de service, lignes groupées et problématiques de gestion de flotte, interconnexion et de partage de ressources entre sites géographiques distincts, notamment. Les opérateurs lui adressent donc des offres différentes de celles destinées aux particuliers.
Pratiques commerciales en cause
Les éléments au dossier, ainsi que l’instruction, ont pu établir qu’Orange avait abusé de sa position dominante en se livrant aux pratiques suivantes :
- La discrimination dans l’accès aux informations relatives à la gestion de la boucle locale : Orange possède un réseau d’accès cuivre déployé du temps du monopole historique, représentant plus de 99,99 % des paires de cuivre en France. La paire de cuivre du réseau téléphonique d’Orange est le principal réseau de boucle locale (dernier maillon du réseau jusqu’à l’abonné) utilisé pour la fourniture de plus de 90 % des accès haut débit et très haut débit, en particulier par le biais de la technologie DSL (ADSL notamment).
En tant que gestionnaire de la boucle locale cuivre, Orange dispose, à travers différentes bases de données techniques (dont la base dite « 42C »), d’un certain nombre d’informations sur le réseau. Comme l’a déjà souligné le Conseil de la concurrence (décision n° 07-D-33), l’accès à ces informations constitue un enjeu de concurrence important dans la mesure où il s’agit non seulement d’une « information exclusive du détenteur de la boucle locale », mais aussi d’une « information indispensable» pour les opérateurs tiers, en particulier dans le cadre de leur démarchage et de la commercialisation de leurs services sur le marché de détail (notamment identification des lignes disponibles et conditions d’éligibilité).
Or, il a été établi dans le dossier que, depuis la moitié des années 2000, différentes entités commerciales d’OBS (Direction des grands comptes et Agences entreprises) ont accédé à un périmètre d’informations portant sur la boucle locale cuivre plus complet, et selon des processus plus rapides, que les opérateurs tiers.
Cette discrimination dans l’accès à une information cruciale a impacté le marché de détail des services « fixes » à destination de la clientèle entreprise, en protégeant – voire renforçant- artificiellement la position d’Orange. Cette pratique a également affecté la relation commerciale des opérateurs tiers avec leurs clients, les faisant apparaitre moins réactifs et moins informés que l’opérateur historique, ce qui a vraisemblablement conduit à une régression de l’intensité concurrentielle dans le secteur.
- La mise en œuvre du programme « changer de mobile » : sur le marché des services mobiles à destination des entreprises, sur lequel Orange dispose d’une position dominante, l’entreprise a appliqué une politique de fidélisation de la clientèle non résidentielle à travers la mise en œuvre du programme « changer de mobile ».
Le programme « changer de mobile » (programme dit « PCM ») permet au client de cumuler automatiquement des points, chaque mois, en fonction de son ancienneté et de sa consommation. Jusqu’au début de l’année 2010, la clientèle non résidentielle ne pouvait utiliser les points acquis que dans le cadre d’un réengagement d’abonnement de 12 ou 24 mois auprès d’Orange.
Ce programme de fidélisation a parfois pu être également utilisé par Orange de manière plus ciblée et intensifiée en fonction du contexte concurrentiel. Orange y a en particulier eu recours pour limiter les effets en termes de taux de résiliation d’abonnements (« taux de churn ») lors de la mise en œuvre, en 2007, de la deuxième version du processus de portabilité des numéros mobiles.
- Le renchérissement des coûts de sortie au travers de la mise en œuvre de remises fidélisantes : depuis 2003, Orange a mis en place un système particulièrement complexe de remises de fidélité à destination de la clientèle non résidentielle. Les deux principales sont la remise « privilège », qui engage le client dans la durée, et la remise « parc » liée au volume.
La remise « privilège » : il s’agit d’une réduction de 10 ou 15 % appliquée sur l’abonnement principal en contrepartie d’un allongement de la durée initiale d’engagement de 12 à 24 ou 36 mois. Cette remise, offerte à toute la clientèle non résidentielle, existe dans sa forme actuelle depuis 2003 et comporte un renouvellement par tacite reconduction par période de 12 mois reconductible.
Pour résilier son engagement, le client dispose d’un délai d’un mois avant la dernière échéance de l’abonnement de chaque ligne. En dehors de cette fenêtre étroite, dont le client est peu informé, toute résiliation entraine le paiement d’une pénalité égale à la totalité des abonnements restant dus.
La remise « parc » : la remise parc concerne l’ensemble du secteur non résidentiel (fixe, mobile, Internet) et présente un caractère rétroactif dont le niveau dépend notamment du nombre de lignes souscrites et / ou de la consommation effective du client (c’est-à-dire du nombre de minutes consommées). Au-delà de 100 lignes, des remises qui peuvent être très importantes sont accordées dans le cadre d’offres individualisées. Le partage de la flotte entre plusieurs opérateurs peut faire fortement chuter ces remises et renchérir sensiblement le choix d’une gestion pluri-opérateurs.
La remise parc s’applique de manière cumulative et est complémentaire de la remise privilège, de même que les autres remises engageantes ou « ré-engageantes » à la durée ou au volume qui peuvent également être offertes.
L’Autorité a considéré que ce système de remises fidélisantes emportait de potentiels effets de verrouillage du marché et d’éviction des concurrents.
La remise « privilège » enferme le client dans la durée par l’effet cumulé de l’allongement de la durée initiale d’engagement, qui passe de 12 à 24 ou 36 mois, du mécanisme de tacite reconduction à l’issue de cette période et enfin de l’application de frais de sortie anticipée le plus souvent dissuasifs.
La remise « parc » constitue, quant à elle, un mécanisme incitatif visant à concentrer un maximum, voire la totalité des lignes d’un même client chez Orange.
L’ensemble de ces remises ont des effets cumulés qui se renforcent et se complètent. En particulier, l’Autorité a considéré que la remise privilège, seule ou couplée avec d’autres remises, entraînait un effet de « foisonnement » d’engagements, le client ignorant la date de fin d’engagement, différente pour chacune de ses lignes, qui induit un risque de verrouillage indéfini du client. Elle renchérit par ailleurs les coûts des opérateurs alternatifs, notamment les coûts de prospection commerciale et d’acquisition de clients, via les pénalités de résiliation anticipées que l’opérateur tiers acquitte souvent à la place de son client pour le convaincre de migrer.
Gravité des pratiques en cause
Les victimes de ces pratiques sont non seulement les opérateurs concurrents d’Orange, mais surtout l’ensemble des entreprises françaises, quelle que soit leur taille. S’agissant des opérateurs tiers, il convient de relever, au-delà de leur situation concurrentielle sur les marchés de détails, leur lien de dépendance vis-à-vis d’Orange sur les marchés de gros. S’agissant des clients (l’ensemble des entreprises françaises et des administrations publiques), les communications électroniques représentent une dépense quasi-contrainte et la qualité et le prix de ces services ont une incidence directe sur leur compétitivité. Elles ont pu subir, du fait des pratiques, des prix plus élevés ou bien obtenir des prestations moins innovantes en cas de choix d’un opérateur concurrent d’Orange.
Le fait qu’Orange ait mis en œuvre ces pratiques de manière simultanée pendant près de 10 ans constitue un facteur aggravant, et ce d’autant plus qu’elle avait pleinement conscience de la portée de ses agissements : Orange a en effet déjà été sanctionnée à 7 reprises sur les 15 dernières années pour des pratiques similaires d’éviction ou de discrimination.