La traduction d’une oeuvre complexe, comme celle en cause, impose au traducteur une particulière fidélité à la pensée de l’auteur de l’oeuvre d’origine. S’il apparaît, en l’espèce, que le traducteur a procédé, dans son travail de traduction, à de multiples choix lexicaux, grammaticaux, documentaires et stylistiques, ce qui est attendu de tout traducteur, les choix qu’il revendique relèvent d’un savoir-faire et témoignent de son érudition ( ‘prise en compte de l’histoire littéraire’) et de sa parfaite connaissance du sujet traité, sans pour autant être le signe d’un effort créatif ou d’une démarche subjective qui seraient révélateurs de l’empreinte de sa personnalité.
En application des articles L. 111-1, L.112-1 et L. 112-3 du code de la propriété intellectuelle, une traduction est susceptible de bénéficier de la protection du droit d’auteur à la condition qu’elle porte l’empreinte de la personnalité du traducteur.
En vertu de l’article L.111-1 du code de la propriété intellectuelle, l’auteur d’une oeuvre de l’esprit jouit sur cette oeuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. L’article L.112-1 du même code protège par le droit d’auteur toutes les oeuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination, pourvu qu’elles soient des créations originales.
Il se déduit de ces dispositions, le principe de la protection d’une oeuvre sans formalité et du seul fait de la création d’une forme originale. Toutefois, lorsque l’originalité d’une oeuvre de l’esprit est contestée, il appartient à celui qui revendique la protection au titre du droit d’auteur d’identifier ce qui caractérise cette originalité.
Par ailleurs, l’article L.112-3 du même code que prévoit que les auteurs de traductions des oeuvres de l’esprit jouissent de la protection au titre du droit d’auteur sans préjudice des droits de l’auteur de l’oeuvre originale.
En l’occurrence, la juridiction a estimé que le traducteur échouait à démontrer l’originalité de sa traduction, en se contentant de propos généraux pour considérer qu’elle n’était pas le fruit d’une traduction uniquement littérale mais qu’elle est révélatrice de choix ‘significatifs et personnels’ révélateur de l’empreinte de sa personnalité, affirmation nullement étayée par des exemples précis et concrets.
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REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
COUR D’APPEL DE PARIS
Pôle 5 – Chambre 1
ARRÊT DU 29 JUIN 2021
Numéro d’inscription au répertoire général : 18/21198 – N° Portalis 35L7-V-B7C-B6NHJ
Décision déférée à la Cour : Jugement du 01 Décembre 2017 -Tribunal de Grande Instance de Paris – RG n° 16/10642
APPELANT
Monsieur E X
Né le […] à Châlons-sur-Marne (51)
[…]
[…]
Représenté et assisté de Me Frédéric B, avocat au barreau de PARIS, toque : E2135
(bénéficie d’une aide juridictionnelle Totale numéro 2018/021712 du 23/08/2018 accordée par le bureau d’aide juridictionnelle de PARIS)
INTIMÉS
Monsieur F A
[…]
[…]
N’ayant pas constitué avocat
SARL ÉDITIONS DE L’ÉCLAT
Immatriculée au Registre du Commerce et des Sociétés de PARIS sous le numéro 345 162 309
Prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés ès qualités audit siège
[…]
[…]
Représentée par Me Emmanuel PIERRAT de la SELARL CABINET PIERRAT, avocat au barreau de PARIS, toque : L0166
Assistée de Me Léopold KRUGER de la SELARL CABINET PIERRAT, avocat au barreau de PARIS, toque : L0166
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l’article 805 et 907 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 18 mai 2021, en audience publique, les avocats ne s’y étant pas opposés, devant Mme Isabelle DOUILLET, présidente de chambre et Mme Déborah BOHÉE, conseillère chargée d’instruire l’affaire, laquelle a préalablement été entendue en son rapport.
Ces magistrat ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :
Mme Isabelle DOUILLET, présidente
Mme Déborah BOHÉE, conseillère
Mme Agnès MARCADE, conseillère, en remplacement de Mme Françoise BARUTEL, conseillère empêchée
Greffier, lors des débats : Mme Karine ABELKALON
ARRÊT :
• contradictoire
• par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.
• signé par Isabelle DOUILLET, Présidente de chambre et par Carole TREJAUT, greffière, à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
***
EXPOSÉ DU LITIGE
Monsieur E X se présente comme un traducteur littéraire.
La société EDITIONS DE L’ECLAT se présente comme une maison d’édition indépendante, fondée en 1985 par M. M.Y., son gérant, et Mme H Z, co-directrice de la Collection Philosophie Imaginaire.
Le 15 juillet 2009, la société EDITIONS DE L’ECLAT a conclu avec M. X un contrat portant sur la traduction, de l’anglais en français, de l’ouvrage de I J intitulé Classical and O P Q R S, publié à Baltimore (Etats-Unis) en 1963, M. X s’engageant, selon la clause II dudit contrat ‘à remettre la traduction de l’ouvrage sous forme achevée à la date du 30 novembre 2009’. La clause III du contrat prévoyait que l’éditeur ‘est juge de la qualité de la traduction. Il peut refuser la traduction pour des raisons de qualités et subordonner son acceptation à une révision du texte. Il doit en aviser prioritairement le traducteur. Si le traducteur accepte de revoir lui-même sa traduction, il perçoit les droits prévus au contrat sans diminution ni augmentation. Les délais de révision et de paiement du solde sont fixés d’un commun accord. Lorsque le traducteur refuse de revoir sa traduction, l’éditeur peut la confier à un tiers. Les droits d’auteur prévus au contrat de traducteur sont alors répartis entre le traducteur et le tiers réviseur en fonction de leur participation respective à la traduction achevée et acceptée’. La clause V du contrat stipulait que ‘l’éditeur doit accepter la traduction, la refuser ou demander son remaniement dans un délai de 3 mois. Ce délai court à compter de la remise de la traduction’.
Le 16 novembre 2010, M. X, estimant avoir remis à la société EDITIONS DE L’ECLAT, entre le 19 février 2010 et le 25 août 2010, la traduction de l’ouvrage précité, a mis en demeure l’éditeur de lui faire connaître, ‘sous huitaine, ses propositions relatives aux délais de révision’ de la traduction transmises le 25 août 2010 et de lui régler la somme de 3 566 euros correspondant, selon ses calculs, au montant restant dû ‘à la remise de la traduction’.
Le 26 novembre 2010, indiquant que M. X lui avait remis tardivement une traduction incomplète, la maison d’édition lui a notifié la rupture du contrat de traduction et l’a informé de ce qu’elle confierait la traduction à quelqu’un d’autre.
L’ouvrage a finalement été publié en avril 2012 mentionnant comme traducteur M. F A.
C’est dans ces conditions, qu’estimant avoir subi une rupture abusive du contrat de traduction du 15 juillet 2009 et considérant que le texte de l’ouvrage publié comportait de très nombreuses similitudes avec son travail et constituait ainsi une contrefaçon, M. X a fait citer devant le tribunal de grande instance de Paris, par actes d’huissier du 18 mars 2016, la société EDITIONS DE L’ECLAT, M. Y, Mme Z et M. A en réparation de la rupture unilatérale abusive du contrat conclu le 15 juillet 2009 et en contrefaçon.
Par jugement en date du 1er décembre 2017, le tribunal de grande instance de Paris a :
— mis hors de cause Mme H Z,
— rejeté la fin de non-recevoir tirée de la prescription,
— prononcé la résolution du contrat d’édition conclu entre M. X et la société EDITIONS DE L’ECLAT aux torts de cette dernière,
— condamné la société EDITIONS DE L’ECLAT à payer à M. X la somme de 5 000 euros à titre de dommages et intérêts,
— débouté M. X et la société EDITIONS DE L’ECLAT du surplus de leurs demandes,
— condamné la société EDITIONS DE L’ECLAT aux dépens, qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile, et au paiement à M. X de la somme de 3 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
— ordonné l’exécution provisoire.
Par déclaration du 21 septembre 2018, M. X a interjeté appel de ce jugement, intimant la société EDITIONS DE L’ECLAT et M. A.
Dans ses dernières conclusions transmises le 18 juin 2019, M. X, appelant et intimé incident, demande à la cour :
— de confirmer le jugement en tant qu’il a prononcé la rupture du contrat du 15 juillet 2009 aux torts de la société EDITIONS DE l’ECLAT après avoir constaté la violation par cette dernière de ses engagements contractuels,
— y ajoutant, de condamner la société EDITIONS DE L’ECLAT à verser à M. X 8 053 euros en réparation de son préjudice économique contractuel,
— de le réformer pour le surplus et statuant de nouveau :
— de constater que la traduction réalisée par M. X de l’ouvrage de I J, Classical and O P Q R S est protégée par les dispositions des Livres I et III du Code de la propriété intellectuelle,
— de dire que M. F A, en reprenant à son compte sans l’autorisation de M. X, la traduction de l’oeuvre originale de I J Classical and O P Q R S que ce dernier avait remise à la société EDITIONS DE L’ÉCLAT a commis des actes de contrefaçon des droits patrimoniaux et moraux d’auteur de M. X,
— de dire que la société EDITIONS DE L’ÉCLAT, en publiant la traduction de M. A sans l’autorisation de M. X, a commis des actes de contrefaçon au détriment de ce dernier,
— de condamner in solidum la société EDITIONS de L’ÉCLAT et M. A à verser la somme de 15 000 euros à M. X en réparation de l’atteinte portée à son droit à la paternité sur la traduction qu’il a réalisée de l’oeuvre de I J Classical and O P Q R S,
— de condamner in solidum la société EDITIONS DE L’ECLAT et M. A à payer la somme de 30 000 euros à M. X en réparation de la reproduction non-autorisée de la traduction qu’il a réalisée de l’oeuvre de I J Classical and Christain P Q R S,
— d’interdire à la société EDITIONS DE L’ECLAT et à M. A d’exploiter, d’éditer, diffuser, distribuer, vendre, exposer l’ouvrage contrefaisant L’harmonie du monde ‘ Histoire d’une idée paru dans la collection Philosophie imaginaire, et ce sous astreinte de 1 500 euros par infraction constatée, dans un délai de 8 jours suivant la signification du jugement à intervenir,
— de faire injonction à la société EDITIONS DE L’ÉCLAT de rappeler tous les exemplaires de l’ouvrage contrefaisant encore en vente dans le circuit de la librairie de détail et de procéder à la mise au pilon des ouvrages contrefaisants rappelés et encore en stock sous contrôle d’huissier aux frais de la société EDITIONS DE L’ÉCLAT dans un délai de 8 jours à compter de la signification de l’arrêt à intervenir, cela sous astreinte de 1 500 euros par jour de retard,
— d’ordonner la publication du texte suivant aux frais des défendeurs : ‘ Par arrêt en date du ———-, la Cour d’appel de PARIS a condamné la Société EDITIONS DE L’ÉCLAT et Monsieur F A à verser à titre de dommages-intérêts à Monsieur E X la somme de
———– euros et ce, pour avoir commis au préjudice de ce dernier des actes de contrefaçon de droits d’auteur sur la traduction de l’oeuvre de Monsieur I J, « Classical and O P Q R S’, dans les pages de l’hebdomadaire professionnel Livres-Hebdo, dans les pages livres, paraissant le samedi, du quotidien Libération et dans les pages du supplément du quotidien Le Monde, intitulé Le Monde des Livres, paraissant le jeudi, sans que le coût total de ces insertions ne puisse excéder la somme de 30.000 euros HT et ce, sous astreinte de 5 000 euros par jour de retard passé un délai de 8 jours suivant la signification du jugement à intervenir,
— de se réserver la liquidation des astreintes,
— en tout état de cause :
— de condamner in solidum la société EDITIONS DE L’ÉCLAT et M. A à payer à Me B 5 000 euros au titre de l’article 37 de la loi du 10 juillet 1991 sur l’aide juridique au titre des frais irrépétibles d’appel.
Dans ses uniques conclusions transmises le 19 mars 2019, la société EDITIONS DE L’ECLAT, intimée et appelante incidente, demande à la cour :
— de déclarer M. X irrecevable et mal fondé en son appel,
— de juger que M. X ne justifie pas de l’éligibilité à la protection par le droit d’auteur de la traduction de l’ouvrage de I J, Classical and O P Q R S, – de juger que M. X ne caractérise pas et n’identifie pas précisément les passages qu’il estime contrefaisant de la traduction de l’ouvrage de I J, Classical and O P Q R S telle que publiée par les ÉDITIONS DE L’ECLAT,
— en conséquence :
— de confirmer le jugement en ce qu’il a déclaré M. X irrecevable en ses demandes formées au titre de la contrefaçon,
— de juger que M. X n’a pas remis de traduction complète de l’ouvrage dans les délais mentionnés à l’article II du contrat de traduction du 15 juillet 2009,
— de juger que M. X n’a pas remis de traduction complète de l’ouvrage malgré les délais de grâce accordés par l’éditeur et expirant au 15 juillet 2010,
— de juger que M. X n’a pas remis des textes fidèles à l’esprit du texte d’origine, impliquant leur non-conformité,
— de juger que les ÉDITIONS DE L’ECLAT pouvaient légitiment refuser ces textes conformément aux articles 3 et 5 du contrat d’édition du 15 juillet 2009 et à l’article 2 du code des usages pour la traduction d’une oeuvre de la littérature générale,
— de juger que M. X a manqué à ses obligations contractuelles essentielles, impliquant l’arrêt légitime du contrat tant en vertu de l’exception d’inexécution que des usages professionnels,
— en conséquence :
— d’infirmer le jugement en ce qu’il a condamné les ÉDITIONS DE L’ECLAT au titre de la rupture abusive du contrat,
— de prononcer la résolution du contrat de traduction 15 juillet 2009 aux torts de M. X,
— d’ordonner à M. X de restituer les sommes perçues en exécution du contrat de traduction du 15 juillet 2009,
— à titre subsidiaire :
— d’infirmer le jugement sur l’évaluation du préjudice subi lequel ne saurait excéder le montant des sommes perçues par M. X à titre d’avances,
— en tout état de cause :
— de juger que M. X a formé un appel de la décision pour des motifs non sérieux et dans une intention manifeste de nuire aux ÉDITIONS DE L’ECLAT,
— en conséquence, de dire que l’appel formé par M. X est abusif en vertu de l’article 599 du code de procédure civile,
— de condamner M. X à verser aux ÉDITIONS DE L’ECLAT la somme de 3 000 euros de dommages et intérêts,
— de condamner M. X à verser aux ÉDITIONS DE L’ECLAT la somme de 15 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi qu’aux entiers dépens dont distraction faite au profit de la SELARL Cabinet Pierrat conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile.
L’ordonnance de clôture est du 28 janvier 2020.
M. F A, intimé, n’a pas constitué avocat. La déclaration d’appel et les conclusions d’appelant lui ont été signifiées dans les conditions prévues par l’article 659 du code de procédure civile. Il sera en conséquence statué par arrêt rendu par défaut.
MOTIFS DE L’ARRET
En application des dispositions de l’article 455 du code de procédure civile, il est expressément renvoyé, pour un exposé exhaustif des prétentions et moyens des parties, aux conclusions écrites qu’elles ont transmises, telles que susvisées.
Sur les chefs du jugement non contestés
M. X n’ayant intimé ni Mme Z ni M. Y dans sa déclaration d’appel, le jugement est définitif en ce qu’il a mis hors de cause la première et rejeté les demandes en contrefaçon dirigées contre le gérant de la société EDITIONS DE L’ECLAT.
Sur les demandes relatives à la rupture du contrat de traduction
M. X’soutient que depuis la signature du contrat et pendant toute la durée de son exécution, la société EDITIONS DE L’ECLAT a méconnu les dispositions de l’article 1134 du code civil (dans son ancienne rédaction, applicable à l’espèce). Il fait valoir que cette dernière n’a pas respecté les dispositions du contrat (clauses VII et III), d’une part, en ne lui versant aucun à-valoir au jour de la signature et en refusant de lui payer la somme de 3066 euros lors de la remise des deux derniers chapitres de la traduction, d’autre part, en le privant abusivement de son droit prioritaire à la révision du texte de sa traduction afin de réduire la rémunération totale qui lui aurait été due après la révision du texte. M. X fait valoir également que la société EDITIONS DE L’ECLAT a rompu unilatéralement le contrat qui avait été reconduit tacitement en commettant à cette occasion un double abus, consistant, d’une part, à lui imposer de réviser sa traduction à sa place dans le but de diminuer le volume du texte traduit et annoté par ses soins dans les proportions prévues au contrat et de ramener sa rémunération à 8 000 euros et, d’autre part, à invoquer des motifs fallacieux et vexatoires pour justifier la rupture.
La société EDITIONS DE L’ECLAT répond qu’elle a légitimement rompu le contrat de traduction en raison des graves manquements contractuels de M. X qui, en violation de l’article 2 prévoyant que la date de remise de la traduction achevée était le 30 novembre 2009, a adressé sa traduction, malgré de nombreuses relances, le 25 août 2010, soit neuf mois après la date prévue, la traduction des chapitres 4 et 5 n’étant toujours pas achevée. Elle fait valoir qu’en outre, la version inachevée de la traduction n’était pas conforme aux principes d’édition qu’elle avait fixés, M. X n’ayant pas respecté ses instructions – ce qui l’a amenée à émettre des réserves sur la pertinence de ses choix de traduction au regard des caractéristiques stylistiques de l’oeuvre traduite (son courrier du 23 juin 2010) – et commis de nombreuses erreurs de traduction. L’intimée affirme ensuite avoir respecté ses obligations de paiement, exposant que si la première partie de l’à-valoir devait être payée à la signature du contrat, elle s’est acquittée de cette première fraction selon le principe d’un paiement échelonné que M. X avait accepté, que M. X, qui n’avait remis qu’une traduction inachevée, ne pouvait prétendre au versement de la deuxième fraction qui devait être versée lors de la remise de la traduction. Elle soutient qu’en raison de la défaillance de
M. X de remettre une traduction fidèle à l’ouvrage malgré plusieurs relances, elle a été obligé de mettre fin au contrat et de confier la traduction à un autre traducteur, que le contrat lui donnait la faculté de refuser la traduction pour des raisons de qualité et que l’article 2 alinéa 4 du code des usages relatifs à la remise de la traduction lui permettait de rompre unilatéralement le contrat en cas de non-respect par le traducteur du délai convenu de remise, de sorte qu’aucune faute ne peut lui être reprochée et que la résolution du contrat doit être prononcée aux torts de M. X.
En l’absence de nouveaux éléments présentés en appel, c’est par des motifs exacts et pertinents, tant en fait qu’en droit, que la cour adopte, que le tribunal a prononcé la résolution du contrat d’édition aux torts de la société EDITIONS DE L’ECLAT après avoir retenu notamment i) que si M. X n’a pas livré la traduction complète à la date fixée par le contrat, à savoir le 30 novembre 2009, malgré les relances de l’éditeur, ce dernier a nécessairement consenti à la poursuite du contrat en accordant tacitement des délais complémentaires à M. X et qu’il ne peut donc exciper de ce retard, ce d’autant qu’il ne s’est pas acquitté de la première fraction de l’à-valoir due à la signature du contrat, les premiers versements n’ayant été réalisés qu’à compter du mois d’octobre 2009, ii) que si la société d’édition n’était pas satisfaite du travail de M. X, elle n’a pas pour autant refusé la traduction proposée mais estimé nécessaire un remaniement dont elle a souhaité se charger personnellement moyennant une révision de la rémunération du traducteur et que, ce faisant, elle a méconnu la clause III du contrat en privant M. X de la possibilité de procéder lui-même au remaniement de sa traduction, alors même que le traducteur avait déjà accompli un travail presque abouti, iii) que ce comportement de la maison d’édition, ainsi que la rupture subséquente du contrat, caractérisent une violation de ses engagements contractuels justifiant le prononcé de la rupture du contrat à ses torts.
Il sera ajouté que le courriel de M. X du 8 janvier 2010 dans lequel celui-ci fait état d’une situation matérielle personnelle très critique (‘Ma situation matérielle est tellement critique – et d’ailleurs vous le savez – que je ne peux plus faire comme si de rien n’était. Je sais que vous agissez au mieux, à la mesure de vos possibilités, et j’ai confiance en vous mais il me faut un minimum de ressources pour pouvoir faire ce travail et d’abord faire réparer mon ordinateur car il n’est même plus question de le remplacer’), précise qu »il conviendrait de [lui] faire parvenir quelque argent’ avant le 15 janvier et réclame ‘600 euros/mois en janvier, février, mars, avril et mai. Et pour le solde nous verrons plus tard’, tout en reconnaissant des retards dans son travail (‘j’ai été peut être trop optimiste’), ne peut être analysé en la libre acceptation par le traducteur du paiement échelonné de la première partie de l’à-valoir qui aurait dû lui être versée dès la signature du contrat (le 15 juillet 2009). Ce courriel n’est donc pas de nature à remettre en cause l’appréciation du tribunal, que la cour fait sienne, quant au manquement contractuel de l’éditeur dans le paiement de la première partie de l’à-valoir.
M. X sollicite une indemnisation sur la base du prix fixé par le contrat (22 euros brut par page de 1 500 signes) et d’un nombre de signes de 830 000, tel que compris dans la traduction remise le 25 août 2010. Cependant, compte tenu des nombreux ajustements souhaités par l’éditeur, qui a notamment critiqué le rajout inutile, selon lui, par M. X, de nombreux développements ‘dans le seul but d’augmenter le nombre de signes (…) sur lequel se fonde sa rémunération (…)’ (pièces 23 et 24), le traducteur ayant lui-même admis avoir ‘ même fait pire (à vos yeux) j’ai ajouté au texte parfois pour le rendre compréhensible et lisible’, le tribunal a, à juste raison, retenu un nombre de 700 000 signes, ce qui l’a conduit à fixer l’indemnisation de M. X, déduction faite de la somme de 5 000 € d’à-valoir déjà versée, à 5 000 €.
Le jugement sera donc confirmé en ce qu’il a prononcé la résolution du contrat d’édition aux torts de la société EDITIONS DE L’ECLAT et l’a condamnée à verser à M. X la somme de 5 000 euros à titre de dommages et intérêts.
Sur la demande en contrefaçon de M. X
M. X affirme avoir effectué des choix personnels et significatifs lors de la traduction de l’ouvrage, ‘en faisant fond sur la richesse de la langue cible, le français, et en procédant, à des choix créatifs et inventifs, pour rendre au mieux, en français, le sens du texte écrit en anglais par I J’. Il expose que ce sont les choix d’un traducteur qui confèrent à sa traduction son caractère original et personnel et que l’objectif de fidélité qui s’impose au traducteur n’interdit pas de faire des choix, par exemple en modifiant la ponctuation, le nombre de phrases, les temps de conjugaison, une traduction simplement littérale n’étant pas possible. Il fait valoir qu’en l’espèce, il a pris le parti d’améliorer, autant que faire se pouvait, la lisibilité du texte de I J tout en respectant au maximum l’esprit de l’entreprise intellectuelle de l’auteur, retenant comme principes directeurs, d’une part, la fidélité au sens plus qu’à la lettre du texte dans la ‘langue source’, même si sa traduction a été le plus souvent très fidèle à cette dernière, d’autre part, la lisibilité du texte dans la ‘langue cible’, ce parti pris lui ayant permis de s’accorder une très raisonnable liberté d’interprétation et de composition quand elle était nécessaire.
Il fait valoir que la société EDITIONS DE L’ECLAT a d’ailleurs reconnu, certes de manière critique, l’élégance de sa traduction en lui reprochant d’adopter un ‘français le plus souvent précieux’.
La société EDITIONS DE L’ECLAT soutient que l’appelant ne démontre pas l’originalité de sa traduction et que les choix personnels prétendument réalisés par M. X dans la traduction démontrent que ce dernier a dénaturé le texte original au lieu d’y rester fidèle.
Ceci étant exposé, il sera rappelé qu’en vertu de l’article L.111-1 du code de la propriété intellectuelle, l’auteur d’une oeuvre de l’esprit jouit sur cette oeuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. L’article L.112-1 du même code protège par le droit d’auteur toutes les oeuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination, pourvu qu’elles soient des créations originales. Il se déduit de ces dispositions, le principe de la protection d’une oeuvre sans formalité et du seul fait de la création d’une forme originale. Toutefois, lorsque l’originalité d’une oeuvre de l’esprit est contestée, il appartient à celui qui revendique la protection au titre du droit d’auteur d’identifier ce qui caractérise cette originalité.
Par ailleurs, l’article L.112-3 du même code que prévoit que les auteurs de traductions des oeuvres de l’esprit jouissent de la protection au titre du droit d’auteur sans préjudice des droits de l’auteur de l’oeuvre originale.
Il sera également rappelé que le tribunal a estimé que M. X échouait à démontrer l’originalité de sa traduction, en se contentant de propos généraux pour considérer qu’elle n’était pas le fruit d’une traduction uniquement littérale mais qu’elle est révélatrice de choix ‘significatifs et personnels’ révélateur de l’empreinte de sa personnalité, affirmation nullement étayée par des exemples précis et concrets.
En appel, M. X explicite longuement (pages 33 à 60 de ses conclusions) les contours de l’originalité qu’il allègue. Il indique ainsi que l’originalité de sa traduction réside :
— dans une ‘cohérence stylistique’ dont il fournit de très nombreuses illustrations (pages 33 à 39 de ses conclusions), notamment :
— p.7 : « Mais il manque aux principales langues européennes un terme qui serait à même d’exprimer l’unité des sentiments dont l’homme fait l’expérience quand il est confronté à son environnement (qu’il s’agisse de la nature, d’un paysage, d’un autre homme) et de comprendre et tenir ensemble, dans une unité harmonieuse, ce qui est objectif (factuel) et ce qui est subjectif (psychologique). » (p.5 du texte en anglais) ;
— p.15 : « Dans un univers ainsi animé par les sentiments humains – informés par ceux des dieux – la musique est l’expression la plus juste des profondeurs de la nature de l’homme et du monde. » (p.10 du texte anglais) ;
— p.64 : « Il est vrai que dans les tropes dans lesquels le cantus firmus était paraphrasé par une seconde voix, il y a comme le commencement de la polyphonie – mais seul un parallélisme dans le rythme et le nombre de sons était admis dans ces premières tentatives de deschant que Frey caractérise comme une « akkordische Beziehungslosigkeit » ‘ « un défaut de relation dans l’accord »’ et qu’il explique comme étant en rapport avec le défaut de relations entre les différents symboles présents dans l’art roman, qui sont comme autant de pures formes isolées et dont la fonction est toute d’énumération. » (p.42 du texte anglais) ;
— p.74 : « Il n’y a pas de discontinuité entre le dogme et l’élévation, naturelle, printanière, de l’oiseau et de l’homme : ils participent sincèrement de l’action de la grâce. Il est possible qu’un poème commence par l’évocation de la rédemption de l’humanité par la Résurrection ‘ motif chrétien parallèle, mais opposé, à l’idée païenne de réactivation de la vie sexuelle au printemps. » (p.54 du texte anglais) ;
— p.99 : « En latin tardif, qui, en tant que langue vivante, n’était pas tenu à se limiter lui-même au lexique de Cicéron, des possibilités nouvelles étaient encore à portée de main : le latin vulgaire était capable de former un mot qui serait tributaire de deux familles de mots.» (p.84 du texte anglais) ;
— dans un choix de ponctuation très marquée permettant la meilleure lecture possible des phrases complexes, par exemple :
— pp.46-47: « Empruntant à la philosophie pythagoricienne la loi des nombres – ou numeri – (‘) D, fort de l’expérience de la succession, dans le temps, des civilisations, dont il avait le témoin de l’ascension et du déclin, pense la Création comme le produit d’un événement situé dans le temps et se déployant dans le temps : pour lui la création a un début, un milieu et une fin et elle suit le cours de l’histoire. » ;
— p.53 : « La musique, avec sa durée réelle, découvre un domaine de recherches à la sensibilité intérieure, laquelle est à même, et seule, de permettre à l’intuition de saisir Dieu et de saisir l’harmonie du monde. » ;
— dans la récurrence’de choix de traduction qui n’appartiennent qu’à lui (il s’agit souvent de mots ou tournures rares comme «’au vrai’», «’faire fond’», «’être au principe’», ou «’se déprendre’») et permettant de l’identifier à coup sûr en tant que traducteur ayant un style propre qui fait de lui un auteur’, notamment :
— des choix de locutions adverbiales : en conséquence ; d’évidence ; aussi bien que ; au bout du compte ; dès lors ou depuis lors ; en quelque manière ; au vrai ;
— des choix de locutions prépositives : en raison de ;
— de choix de locutions conjonctives : en tant que ; ainsi que ;
— des choix lexicaux : i) verbes ou locutions verbales (participer de ; procéder de ; se déprendre de ; emporter ; conjoindre (dans sa forme réfléchie aussi : se conjoindre) ; entendre (dans sa forme réfléchie avec le sens de comprendre) ; trouver son origine ; être à même de ; donner à ; se déployer ; faire fond ; faire écho ; saisir ; ressaisir ; apparier ; être au principe ; consister ; rapporter à ; donner à ; attester ; assigner), ii) noms ou groupes nominaux (affect ; anciens ; arrière-plan ; assujettissement ; Dieu-Un ; manière ; énoncé ; monde d’ici-bas), iii) adjectifs (tangible ; affectif ; assujetti ; saisissable) ;
— dans des choix lexicaux ponctuels singuliers :
— substantifs : pour exemples : dans la traduction de la phrase « Where there is infinite wisdom there must be also infinite power and infinite beauty. » (p.128), « power » est rendu (p. 140) par « puissance » ; dans la traduction de la phrase « Obviously, such comments consist only Q traditional motifs, and describe nothing Q the development peculiar to baroque art : that invitation to sensuous rapture which is produced by the dense accumulation and combination Q the arts. » (p.123), « comments » est rendu (p.135) par « énoncés » ; dans sa traduction de la phrase « Paradoxical as it may seem, modern music, while gaining in subtlety, coloring and weight, has lost in size. » (p.130), « weight » est rendu (p. 142) par « profondeur » ; dans la traduction de la phrase « In Rinuccini’s Euridice, the Chorus formulates the main problem Q the opera in the following words (‘) » p. 121 « the main problem » est rendu (p. 133) par « question nodale » ;
– verbes ou locutions verbales : pour exemples : dans la traduction de la phrase « How this process is connected, in turn, with Calvinism and Cartesianism, with the growth Q analytical rationalism and the segmentary, fragmentary, materialistic, and positivistic view Q the R – all this would have to be shown in another study. » (p.138), « is connected » est rendu (p. 148) par « s’articule » ; dans la traduction de la phrase « The allusions to music run through the whole poem » (p.207) « run trough » est rendu (p.240) par « sont distribuées » ;
— adjectifs : pour exemples : dans la traduction de la phrase « In the infinite space Q the love-permeated universe, all things are fused » (p.130), « love-permeated » est rendu (p.142) par « compénétré par l’amour » ; dans la traduction de la phrase, « These modern writers have used a litterary form which presupposes the existence Q a system, in order to express an unsystematic approach to life – the approach which is really more genuine to them. » (p.183), « unsystematic » est rendu (p.207) par « étrangère à tout esprit de système » ;
— adverbes ou locutions adverbiales : pour exemples : dans la traduction de la phrase « In truth, the field as such no longer exists, and consequently there can be no questions Q distributing it anew-there is rather Felder-Umbau than Feld-Aufteilung. » (p.75), « In truth » est rendu (p.91) par « au vrai » ; dans la traduction de la phrase « subsequently we find nombre oratoire used by Batteux, Cours de Belles Lettres (1753), 4, 114, and numerus by Sulzer and others. » (p.171), « subsequently » est rendu (p.192) par « ultérieurement » ; dans la traduction de la phrase « On this synesthetics is based our modern feeling, […], that music is comparable to architecture » (p.227), « especially » est rendu (p.266) par « en particulier » ;« in this Augustinian, deeply O meditation Q a princely ascetic » (p. 210) est rendu par « dans cette méditation profondément chrétienne, augustinienne, et qui est celle d’un ascète de haute noblesse » (p.242) ;
— dans la prise en compte de l’histoire littéraire, certains de ses choix – en discret hommage à l’auteur du livre, I J, dépositaire dans son exil américain de toute l’histoire de la littérature européenne ‘et à l’esprit de récapitulation au principe de la composition de son livre’ -, étant allusifs et renvoyant à l’histoire de la littérature : ainsi, entre autres, le choix de traduire le segment de phrase « (‘) an archangel at the head Q a group Q similar heavenly youths (‘) » (p.158 du texte anglais) par le segment de phrase « (‘) un archange qui est à la tête d’une bande de jeunes anges (‘) » (p. 175) renvoie à la traduction en français, parue en 1837 avec le titre Le Paradis perdu, par CHATEAUBRIAND du poème Paradise lost (1667) de John Milton (et où l’on trouve, récurrent, le groupe nominal «bande d’anges ») ; celui de traduire « (‘) rhyme was used, in prose alone, as a device for underlining intellectual parallelism (‘) » (p. 45 du texte anglais) par « (‘) la rime ne fut utilisée qu’en prose, comme un procédé permettant de souligner le parallélisme intellectuel d’un membre de phrase, l’autre (‘) » (pp. 65-66) au titre du roman D’un château, l’autre de L-M N (1957) et celui du segment de phrase « (‘) in the isolation Q private rooms » (p. 182 du texte anglais) par le segment de phrase « dans l’isolement que permet une chambre à soi » (p. 206) au titre de l’essai de Virginia Woolf, A Room’s Q one own (1929) traduit en français par Clara Malraux (1965) avec le titre Une Chambre à soi ;
— dans certains choix de conjugaisons, le traducteur ayant traduit en général les verbes conjugués en anglais au prétérit par des verbes conjugués en français au passé simple, jugé aujourd’hui suranné ou littéraire, et non au passé composé, pour exprimer le caractère fini de l’action ;
— dans l’emploi parfois de l’infinitif de narration (« Et Gonzalo de continuer » pour «Gonzalo continues» ; « Et Pyne d’écrire » pour « And (‘) Pyne writes »…) ;
— dans l’usage fréquent du pronom relatif «’lequel’», au lieu de «’qui’», pour introduire une proposition relative explicative ;
— dans l’emploi fréquent de l’adverbe «’comme’» en tant que morphème de comparaison et attribut du sujet ou de l’objet (« il y a là comme un combat solitaire de l’âme qui évoque (‘) » ; ‘il y a donc comme un écho de l’harmonie du monde que les carillons réfléchissent »…) ;
— plus généralement, dans les choix visant à rendre le texte le plus lisible possible et en élucider le sens (pages 47 à 60) : par exemple : ‘quand I J écrit (p.90) « And it is no whim (as it would seem from the cautious wording : « prétendait ‘ semble-t-il » Q Jeanroy, who, unfortunately, does not understand the inward form Q medieval though) on the part Q the author or composer if he chooses dissonances when his hart is in discord : (‘). », où l’on repère un groupe nominal difficile à traduire : « inward form » qu’après une longue réflexion il a été choisi de traduire par « forme introspective » ; la phrase a donc ainsi été traduite : « Et il n’y a aucune fantaisie (comme pourrait l’attester la formulation prudente (« prétendait (‘) semble-t-il ») employée par Jeanroy, qui, malheureusement, ne comprend pas la forme introspective de la pensée médiévale), de la part de l’auteur ou du compositeur à faire le choix de dissonances quand son c’ur connaît la discorde (‘) » ou ‘quand I J écrit (p.105) : « he worked within the given by choosing « the locally » more fitting words. », le traducteur ne peut évidemment faire une traduction littérale mais doit se faire l’interprète du propos de l’auteur, en tenant compte du contexte dans lequel est prise cette phrase (le commentaire d’un poème de John Milton) ; il peut ainsi proposer la traduction suivante : « Il écrivait en héritier d’une tradition reçue mais en choisissant les mots les plus appropriés à chaque vers. » …
M. X met en outre en avant les différences existant entre sa propre traduction des deux premiers chapitres de l’ouvrage de I J et celle d’une édition parue en 2000 aux EDITIONS I.A.V.
En vertu des dispositions précitées des articles L. 111-1, L.112-1 et L. 112-3 du code de la propriété intellectuelle, une traduction est susceptible de bénéficier de la protection du droit d’auteur à la condition qu’elle porte l’empreinte de la personnalité du traducteur.
En l’espèce, l’oeuvre à traduire consistait en une oeuvre à caractère scientifique, I J étant, à la lecture de la quatrième de couverture de l’ouvrage publié par les EDITIONS DE L’ECLAT en 2012 avec la traduction de M. A, un professeur de philologie romane et de littérature comparée, et M. X indique, sans être contredit, que sa traduction remise à l’éditeur consistait en plus de 260 pages consacrées à l’étude du concept d’harmonie du monde, impliquant celle d’un ‘champ sémantique qui s’est constitué à des époques et dans des littératures différentes’, ayant nécessité la traduction de multiples citations dans plusieurs langues anciennes et modernes.
La société EDITIONS DE L’ECLAT peut être suivie quand elle affirme que la traduction d’une oeuvre complexe, comme celle en cause, impose au traducteur une particulière fidélité à la pensée de l’auteur de l’oeuvre d’origine.
S’il apparaît, en l’espèce, que M. X a procédé, dans son travail de traduction, à de multiples choix lexicaux, grammaticaux, documentaires et stylistiques, ce qui est attendu de tout traducteur, les choix qu’il revendique relèvent d’un savoir-faire (ainsi, typiquement, les ‘choix lexicaux ponctuels singuliers’ décrits supra) et témoignent de son érudition ( ‘prise en compte de l’histoire littéraire’) et de sa parfaite connaissance du sujet traité, sans pour autant être le signe d’un effort créatif ou d’une démarche subjective qui seraient révélateurs de l’empreinte de sa personnalité. Ainsi, alors que l’on peine à comprendre ce que recouvre la ‘cohérence stylistique’ alléguée, le choix d’une ‘ponctuation très marquée’ est défini par rapport au but poursuivi (permettre la meilleure lecture possible des phrases complexes) et revêt dès lors un caractère fonctionnel évident. Le recours à des termes précieux – au demeurant reproché par l’éditeur qui a fait valoir au traducteur, en août 2010, que l’anglais de I J était au contraire ‘brut’ – ou rares ( ‘apparier’, ‘être au principe’,’ ‘au vrai’…) ou au contraire d’une grande banalité ( ‘en raison de’, ‘en tant que’, ‘ainsi que’, ‘faire écho’, ‘saisir’, ‘ressaisir’, ‘donner à’, ‘monde d’ici-bas’…), de même que le choix de convertir le preterit de l’anglais en passé simple en français ou l’emploi de l’infinitif de narration, ou encore l’usage fréquent de l’adverbe ‘comme’ ou du pronom relatif ‘lequel’ (au lieu de ‘ qui’), ne peuvent être suffisants pour démontrer l’originalité alléguée. Quant au choix de rendre le texte plus lisible et d’en élucider le sens, également mis en avant par l’appelant, il sera relevé qu’en août 2010, l’éditeur a reproché à M. X d’avoir à plusieurs reprises modifié le texte de L. J, d’avoir remis une traduction trop ‘diluée’, à l’opposé du style plus direct de I J, et d’avoir intégré de nombreuses références dans le texte, ce qui avait pour effet, selon lui, de ‘gêner considérablement la lecture, déjà complexe de l’ensemble’, et suggéré de supprimer des notes de bas de page, de sorte que M. X ne peut utilement se prévaloir, au titre de l’originalité de sa traduction, de ce qui lui a valu les reproches de l’éditeur . Enfin, la comparaison à laquelle se livre M. X de sa traduction des deux premiers chapitres de l’ouvrage de L.J avec celle des EDITIONS I.A.V. montre certes des différences
1: exemple : ‘Introduction – I realize that the medieval art Q tapestry (which Péguy has revived in literature), with its possibility Q showing a constant motif along with the labyrinth Q intervowen ramifications, would be a more adequate medium Q treatment than is the necessarily linear run Q the words Q language. (pp.1-2)
– Traduction de M. E X : « Je me suis rendu compte que l’art médiéval de la tapisserie ‘ que Péguy a fait revivre sur un plan littéraire ‘ avec la possibilité qu’il donne de laisser voir toujours dans l’entrelacs labyrinthique des fils, un même motif, fournirait un outil beaucoup plus adéquat que la nécessaire étude des transformations linéaires des mots. »
– Traduction I.A.V. : « Pour traiter un tel sujet, l’art médiéval de la tapisserie (que Péguy a fait revivre en littérature), avec sa capacité de révéler un motif inchangé dans le labyrinthe de ses entrelacs, serait d’une aide bien plus précieuse que les mots, qui ne peuvent connaître qu’un développement linéaire. »
mais ne permet pas de conclure pour autant que ces différences feraient de la traduction de M. X une oeuvre originale, éligible à la protection du droit d’auteur.
Ainsi, et alors que la traduction proposée par M. X a été critiquée à plusieurs égards par l’éditeur qui a finalement choisi (dans les conditions fautives qui ont été exposées supra) de recourir à un autre traducteur, l’appelant échoue à démontrer que sa traduction révèle l’empreinte de sa personnalité et peut bénéficier de la protection au titre du droit d’auteur.
Pour ces motifs, le jugement sera en conséquence confirmé en ce qu’il a débouté M. X de l’ensemble de ses demandes en contrefaçon dirigées contre la société EDITIONS DE L’ECLAT et M. A.
Sur la demande de la société ÉDITIONS DE L’ECLAT pour procédure abusive
La société EDITIONS DE L’ECLAT reproche à l’appelant de tenir des propos calomnieux à son égard, selon lesquels elle lui aurait remis une seconde version du contrat de traduction prévoyant une rémunération différente et ce, afin d’obtenir une aide à la traduction plus importante par le Centre national du livre, et de faire preuve d’un acharnement judiciaire (plainte pour diffamation contre M. Y) facilité par l’aide juridictionnelle, révélateur d’un esprit de lucre et de chicane et de la volonté de déstabiliser son économie fragile .
Mais les affirmations de M. X relatives à la remise d’un second contrat par l’éditeur sont intervenues dans le cadre de la présente procédure et sont, à ce titre, couvertes par l’immunité prévue par l’article 41 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse pour les écrits produits par les plaideurs devant les juridictions en rapport avec l’affaire dans laquelle ils sont parties, sauf excès qui n’est nullement caractérisé en l’espèce. Par ailleurs, alors que l’exercice d’une action en justice constitue par principe un droit et ne dégénère en abus pouvant donner naissance à des dommages et intérêts qu’en cas de malice, de mauvaise foi ou d’erreur grossière, M. X obtient gain de cause partiellement dans ses prétentions, ce qui est de nature à exclure tout abus dans l’engagement de la présente action, la cour ne pouvant juger du bien fondé de la plainte déposée au pénal.
Le jugement sera en conséquence confirmé en ce qu’il a débouté la société EDITIONS DE L’ECLAT de ce chef et la demande indemnitaire de la société EDITIONS DE L’ECLAT présentée en appel sera également rejetée.
Sur les dépens et les frais irrépétibles
M. X et la société EDITIONS DE L’ECLAT succombant l’un et l’autre sur une partie de leurs prétentions en appel, il y a lieu de laisser à chaque partie la charge de ses dépens et frais irrépétibles engagés en appel, les dispositions prises sur les dépens et les frais irrépétibles de première instance étant confirmées.
PAR CES MOTIFS,
LA COUR,
Par défaut,
Confirme le jugement,
Y ajoutant,
Déboute la société EDITIONS DE L’ECLAT de sa demande pour procédure abusive,
Laisse à chaque partie la charge de ses dépens et frais irrépétibles.
LA GREFFIÈRE LA PRÉSIDENTE