COUR D’APPEL
DE RIOM
Troisième chambre civile et commerciale
ARRET N°105
DU : 28 Février 2024
N° RG 23/01060 – N° Portalis DBVU-V-B7H-GAYY
VTD
Arrêt rendu le vingt huit Février deux mille vingt quatre
Sur APPEL d’une décision rendue le 13 juin 2023 par le Tribunal de Commerce d’Aurillac (2023J00007)
COMPOSITION DE LA COUR lors du délibéré :
Mme Annette DUBLED-VACHERON, Présidente de chambre
Mme Virginie THEUIL-DIF, Conseiller
Madame Virginie DUFAYET, Conseiller
En présence de : Mme Cécile CHEBANCE, Greffier placé, lors de l’appel des causes et du prononcé
ENTRE :
S.A.R.L. [F] EXPERTISE & CONSEIL
SARL au capital de 7.500,00 €, immatriculée sous le numéro [Numéro identifiant 5] du registre du commerce et des sociétés de BRIVE (19),
[Adresse 4]
[Localité 1]
Représentants : Me Jérôme LANGLAIS de la SCP LANGLAIS BRUSTEL LEDOUX & ASSOCIES, avocat au barreau de CLERMONT-FERRAND (avocat postulant) et Me Georges DE MONJOUR, avocat au barreau de PARIS (avocat plaidant)
APPELANTE
ET :
Mme [P] [H] ès qualités d’associée et de présidente de la SAS BD MAT immatriculée au RCS de Brive La Gaillarde sous le numéro [Numéro identifiant 6]
[Adresse 7]
[Localité 2]
et
Mme [P] [H] ès qualités d’associée de la SAS [H] MATERIAUX
immatriculée au RCS de Brive la Gaillarde sous le numéro 332 374 891
[Adresse 8]
et
S.A.S. BD MAT
immatriculée au RCS de Brive La Gaillarde sous le numéro [Numéro identifiant 6]
[Adresse 7]
[Localité 2]
et
S.A.S. [H] MATERIAUX
immatriculée au RCS de Brive la Gaillarde sous le numéro 332 374 891
[Adresse 8]
[Localité 3]
Toutes réprésentées par Me Barbara GUTTON PERRIN de la SELARL LX RIOM-CLERMONT, avocat au barreau de CLERMONT-FERRAND (avocat postulant) et Me Dominique VAL, avocat au barreau de BRIVE (avocat plaidant)
INTIMÉES
DÉBATS :
L’affaire a été débattue à l’audience publique du 13 Décembre 2023, en application des dispositions de l’article 786 du code de procédure civile, les avocats s’y étant ps opposés, devant Madame THEUIL-DIF et Madame DUFAYET, rapporteurs.
ARRET :
Prononcé publiquement le 28 Février 2024, après prorogé du délibéré initialement prévu le 07 février 2024 puis le 21 février 2024, par mise à disposition au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile ;
Signé par Mme Annette DUBLED-VACHERON, Présidente de chambre, et par Mme Cécile CHEBANCE, Greffier placé, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Exposé du litige
EXPOSE DU LITIGE
La SAS BD Mat est une société holding qui était détenue à 50% par Mme [P] [H] et 50% par M. [E] [N].
Mme [H] est présidente de la SAS BD Mat.
M. [N] a été directeur général jusqu’au 16 décembre 2022, date de sa démission.
La SAS BD Mat détient à 100% la SAS [H] Matériaux, dont l’activité est la vente de matériaux de construction.
La SAS BD Mat est présidente de la SAS [H] Matériaux.
En 2018, la SARL [F] Expertise et Conseil a été nommée commissaire aux comptes (CAC) de la SAS BD Mat pour une durée de six exercices.
En 2019, elle a été nommée CAC de la SAS [H] Matériaux. Son mandat arrivera à expiration après l’approbation des comptes de l’exercice clos le 31 décembre 2024.
Les fonctions de commissaire aux comptes sont exercées auprès de la SAS BD Mat et de la SAS [H] Matériaux au nom de la SARL [F] Expertise et Conseil par M. [Y] [F].
Par la suite d’une mésentente entre Mme [H] et M. [N], ce dernier a convenu de céder la totalité de ses parts à Mme [H]. Les modalités de cette opération ont été exposées au travers d’un pacte d’actionnaires signé le 16 décembre 2022. Afin de financer le règlement des parts cédées par M. [N], Mme [H] a sollicité le concours des banques en recourant à un prêt bancaire associé à l’entrée d’un nouvel actionnaire en la personne de M. [M] [V].
Lors du montage financier des désaccords sont nés entre Mme [H] et M. [Y] [F], et ceux-ci n’ont pas été en mesure de trouver un accord permettant de mettre un terme à leur différend.
Par acte d’huissier du 7 février 2023, Mme [P] [H] en qualité d’associée et de présidente de la SAS BD Mat, et d’associée de la SAS [H] Matériaux, a fait assigner devant le président du tribunal de commerce d’Aurillac en procédure accélérée au fond, la SARL [F] Expertise et Conseil, aux fins de voir, au visa des articles L.823-7 et R.823-5 du code de commerce, 481-1, 876-1 et 47 du code de procédure civile, et du décret n°2005-1412 du 16 novembre 2005, :
– ordonner le relèvement immédiat de la SARL [F] Expertise et Conseil de ses fonctions de CAC de la SAS BD Mat ;
– ordonner le relèvement immédiat de la SARL [F] Expertise et Conseil de ses fonctions de CAC de la SAS [H] Matériaux ;
– condamner la SARL [F] Expertise et Conseil à une indemnité de 10 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi qu’aux dépens.
Par jugement du 13 juin 2023, le président du tribunal a fait droit aux deux demandes de relèvement et condamné la SARL [F] Expertise et Conseil à une indemnité de 1 500 euros au titre des frais irrépétibles.
Il a estimé :
– que les pièces versées aux débats démontraient que M. [F] avait eu des comportements incompatibles avec ses fonctions de CAC ; qu’il avait bafoué à de multiples reprises les règles édictées au sein du code de déontologie des CAC ; que s’il s’avérait qu’il avait été sollicité par Mme [H] pour réaliser des prestations qui n’entraient pas dans le cadre de son mandat, il lui appartenait de mettre en oeuvre une lettre de mission distincte décrivant précisément la nature des prestations annexes souhaitées par sa cliente, mais en aucun cas il ne pouvait intervenir dans l’établissement des comptes pour lesquels il devait opérer en toute impartialité le contrôle de ces derniers ; qu’il était clairement démontré que M. [F] avait participé à l’élaboration des comptes pour lesquels il était censé effectuer le contrôle de ces derniers ; qu’en agissant de la sorte, il s’était trouvé en situation d’auto-révision des comptes ; que cette action constituait une faute et caractérisait la violation de l’article 10 du code de déontologie des CAC ;
– qu’en intervenant de façon active sur le montage financier visant à racheter les parts de M. [N], M. [F] avait violé les dispositions de l’article L.823-10 du code de commerce qui lui interdisaient toute immixtion dans la gestion des entreprises de Mme [H] ; qu’en faisant part à la banque et au futur repreneur de son intention de lancer la phase n°1 de la procédure d’alerte, il avait violé le secret professionnel et le secret des affaires auxquels il était tenu ; que ses différents échanges avec Mme [H] et la banque démontraient qu’en raison du rejet du montage qu’il avait envisagé, il avait sciemment agi dans une volonté de nuire.
Par déclaration d’appel en date du 3 juillet 2023, la SARL [F] Expertise et Conseil a interjeté appel du jugement.
Par conclusions déposées et notifiées le 8 décembre 2023, l’appelante demande à la cour de :
– infirmer le jugement du chef des dispositions suivantes :
‘- dit et juge recevable et bien fondée la demande de Mme [P] [H] en sa qualité
d’associée et présidente de la société BDMAT et d’associée de la société [H] Matériaux.
– ordonne le relèvement immédiat de la société [F] Expertise et Conseil de ses fonctions de commissaire aux comptes de la société BDMAT ;
– ordonne le relèvement immédiat de la société [F] Expertise et Conseil de ses
fonctions de commissaire aux comptes de la société [H] Matériaux ;
– condamne la société [F] Expertise et Conseil à payer et porter à la société BDMAT la somme de 1 500 euros au titre de l’article700 du code de procédure civile ;
– condamne la société [F] Expertise et Conseil à payer et porter à la société [H] Matériaux la somme de 1 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure
civile ;
– condamne la société [F] Expertise et Conseil aux entiers’;
– et statuant à nouveau :
– débouter Mme [H], ès qualités d’associée et de présidente de la société BD Mat de sa demande de relèvement de fonctions de son mandat de CAC de la société BD Mat ;
– débouter Mme [H] en sa qualité d’associée de la société [H] Matériaux de sa demande de relèvement de fonctions de son mandat de CAC de la société [H] Matériaux ;
– débouter Mme [H] es qualités, la SAS [H] Matériaux et la SAS BD Mat de leur appel incident, et de toutes leurs demandes ;
– condamner Mme [H] es qualités, la SAS [H] Matériaux et la SAS BD Mat à lui payer la somme de 10 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile;
– condamner la SAS [H] Matériaux et la SAS BD Mat aux entiers dépens.
Elle fait valoir qu’une demande en relèvement de fonctions du CAC ne peut prospérer qu’à la condition de démontrer une faute qualifiée du CAC, ce qui n’est manifestement pas établie au cas d’espèce. La jurisprudence a dégagé deux critères cumulatifs, qui doivent être constatés pour justifier le relèvement :
– la faute pouvant justifier une telle mesure doit caractériser « un comportement » manifestant une volonté délibérée du CAC d’ignorer ses obligations légales, réglementaires ou déontologiques qui confirme à la mauvaise foi, à l’intention de nuire,
– l’action doit être engagée rapidement après la découverte de la situation dénoncée.
Ainsi, la prestation du calcul de la CVAE qui a été délivrée à la société [H] Matériaux du fait qu’elle ne disposait pas des outils pour procéder à son calcul, ne constitue pas un manquement suffisamment grave de nature à justifier le relèvement de fonctions du CAC, étant rappelé que la CVAE est d’un montant non significatif. Son calcul n’intervient pas dans le cadre de l’établissement des comptes annuels. Il s’agit d’une déclaration fiscale indépendante.
Elle affirme ensuite qu’elle n’a en aucun cas passé des écritures comptables et qu’elle a juste édité le projet de liasse fiscale à partir des documents comptables établis par les entreprises sous leur seule responsabilité. Il n’y avait donc aucun risque d’auto-révision.
De même, le CAC n’a pas passé les provisions pour créances douteuses : sa réponse en date du 21 septembre 2022 concernant le tableau des créances douteuses établi par Mme [D] s’inscrit non dans le cadre de l’établissement des comptes annuels, mais dans le cadre des contrôles du CAC consistant à vérifier les méthodes d’identification et d’évaluation des créances douteuses.
De surcroît, c’est le rôle du CAC de contrôler la correcte valorisation du stock par l’entité contrôlée ce qui implique d’apprécier la qualité et la fiabilité des procédures d’inventaires qui conduisent à sa comptabilisation et à sa valorisation par l’entité contrôlée.
Elle ajoute qu’elle n’a pas établi les prévisionnels et qu’elle a refusé de les valider.
Sur la révélation de faits délictueux, elle fait valoir que les pièces sont sorties de leur contexte, et rappelle qu’un délai raisonnable doit s’appliquer en la matière.
Elle expose ensuite que le CAC n’a pas participé à l’ingénierie du montage de rachat des parts de M. [N] : les SMS versés aux débats sont totalement sortis de leur contexte et seuls des extraits sont fournis, ce qui est déloyal.
Sur les échanges avec les banques, le CAC estime avoir été instrumentalisé, ayant été convié aux réunions et mis en copie de tous les mails.
Sur le contexte de l’e-mail adressé au Crédit Agricole le 5 novembre 2022, il n’est pas démontré qu’il y aurait eu un désaccord sur le montage de reprise par le CAC. En outre, aucune intention malveillante dans ses échanges avec le Crédit Agricole n’est caractérisée. Il conteste toute violation du secret professionnel au profit du Crédit Agricole.
Les divergences de vue entre le CAC et Me Raynaud, conseil de l’entreprise, ne constituent en aucun cas un manquement aux obligations professionnelles du CAC.
Sur la procédure d’alerte, elle rappelle que le CAC n’encourt aucune responsabilité en cas de déclenchement de cette procédure, et qu’il doit le faire lorsqu’il relève des faits de nature à compromettre la continuité de l’exploitation. Il a estimé que les conditions de rachat des actions de M. [N] étaient susceptibles de mettre en cause la continuité de l’exploitation car pour financer le rachat de ces parts, il a été prévu une remontée de trésorerie de [H] Matériaux au profit de la SAS BD Mat assez conséquente de 250 K€ en 2023, 2024 et 2025.
Dans un second temps, après communication des comptes prévisionnels établis par le cabinet A Com Expertise, il est apparu qu’ils omettaient des charges importantes, qu’ils ne tenaient pas compte de la très probable baisse d’activité eu égard à la conjoncture économique, de même que de la hausse du coût des matériaux. Il a donc déclenché la phase 2.
Par conclusions déposées et notifiées le 4 décembre 2023, Mme [P] [H], agissant en qualité d’associée et de présidente de la SAS BD Mat et en qualité de d’associée de la SAS [H] Matériaux, la SAS BD Mat et la SAS [H] Matériaux demandent à la cour de :
– débouter la SARL [F] Expertise et Conseil de son appel en tous points mal fondé ;
– confirmer la décision entreprise en ce qu’elle a ordonné le relèvement immédiat de la SARL [F] Expertise et Conseil de ses fonctions de CAC de la SAS BD Mat;
– confirmer la décision entreprise en ce qu’elle a ordonné le relèvement immédiat de la SARL [F] Expertise et Conseil de ses fonctions de CAC de la SAS [H] Matériaux ;
– faisant droit a l’appel incident des concluantes ;
– réformer la décision entreprise en ce qu’elle a limité à 1 500 euros l’indemnité allouée sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile au profit de la SAS BD Mat ;
– réformer la décision entreprise en ce qu’elle a limité à 1 500 euros l’indemnité allouée sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile au profit de la SAS [H] Matériaux;
– condamner la SARL [F] Expertise et Conseil à leur verser indivisément une indemnité de 10 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile au titre des frais irrépétibles de première instance ;
– y rajoutant, condamner la société [F] Expertise et Conseil à leur verser indivisément une indemnité complémentaire de 10 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile au titre des frais irrépétibles d’appel ;
– condamner la société [F] Expertise et Conseil en tous les dépens de première instance et d’appel.
Elles font valoir qu’il est établi qu’en tant que professionnel, le CAC n’a pas respecté le cadre qui s’imposait à lui concernant les limites de ses interventions ; que s’il a pu être associé par la chef d’entreprise à certaines discussions avec la banque, ceci ne l’autorisait pas ultérieurement à communiquer directement avec la banque en dehors du chef d’entreprise et de surcroît à communiquer avec la banque et pire encore, avec le potentiel investisseur, sur ses doutes, ses craintes et la procédure d’alerte qu’il allait lancer.
Elles ajoutent que de même, s’il ne peut pas lui être reproché de ne pas apprécier le conseil habituel de l’entreprise, rien ne l’autorisait à mettre son éviction dans la balance, et à se livrer à un chantage subordonnant le maintien de sa propre intervention à l’éviction de l’avocat.
Elles considèrent enfin que si la procédure d’alerte relève effectivement de sa mission, et n’engage pas par principe sa responsabilité, il en va différemment lorsque cette procédure d’alerte est délibérément lancée à un moment où l’entreprise n’est pas en situation de risque, mais où les communications sur la procédure d’alerte, intervenant au moment même où la restructuration de l’entreprise se met en place avec l’intervention d’un investisseur, risque d’avoir pour effet de faire échouer cette opération .
Aussi, pour l’ensemble de ces raisons, tant au regard des principes applicables qu’au regard de la réalité de la situation de fait, elles estiment que la procédure de relèvement était parfaitement justifiée.
Il sera renvoyé aux conclusions des parties pour l’exposé complet de leurs demandes et moyens.
L’ordonnance de clôture a été rendue le 11 décembre 2023.
Motivation
Dispositif
PAR CES MOTIFS :
La cour, statuant publiquement, par arrêt mis à disposition au greffe, contradictoire,
Confirme le jugement par motifs substitués ;
Condamne la SARL [F] Expertise et Conseil à verser à la SAS BD Mat, la SAS [H] Matériaux, et Mme [P] [H], ès qualités d’associée et de présidente de la SAS BD Mat, et ès qualités d’associée de la SAS [H] Matériaux, une indemnité globale de 4 000 euros au titre des frais irrépétibles d’appel, sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile ;
Condamne la SARL [F] Expertise et Conseil aux dépens d’appel.
Le Greffier La Présidente