C3
N° RG 21/01076
N° Portalis DBVM-V-B7F-KYYA
N° Minute :
Notifié le :
Copie exécutoire délivrée le :
la SCP [13]
la SELARL [6]
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D’APPEL DE GRENOBLE
CHAMBRE SOCIALE – PROTECTION SOCIALE
ARRÊT DU VENDREDI 10 FEVRIER 2023
Appel d’une décision (N° RG 11/00959)
rendue par le pôle social du tribunal judiciaire de Grenoble
en date du 26 janvier 2021
suivant déclaration d’appel du 11 février 2021
APPELANT :
M. [D] [N]
né le 26 Juillet 1951 à [Localité 17]
[Adresse 2]
[Localité 3]
comparant en personne, assisté de Me Cécile RICARD de la SCP RICARD, avocat postulant au barreau de GRENOBLE, plaidant par Me François HONNORAT de la SELARL MONTPENSIER, avocat au barreau de PARIS
INTIMEES :
La SA [7] représentées pas ses représentants légaux, domiciliés en cette qualité
[Adresse 8]
[Localité 1]
représentée par Me Jean-Luc MEDINA de la SELARL CDMF AVOCATS, avocat postulant au barreau de GRENOBLE, plaidant par Me Guillaume BRAJEUX du LLP HOLMAN FENWICK WILLAN France LLP, avocat au barreau de PARI
COMPOSITION DE LA COUR :
LORS DES DEBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :
M. Jean-Pierre DELAVENAY, président,
Mme Isabelle DEFARGE, conseillère,
M. Pascal VERGUCHT, conseiller,
Assistés lors des débats de Mme Chrystel ROHRER, greffier,
DÉBATS :
A l’audience publique du 06 décembre 2022,
M. Jean-Pierre DELAVENAY, président, chargé du rapport, Mme Isabelle DEFARGE, conseillère et M. Pascal VERGUCHT, conseiller ont entendu les représentants des parties en leurs conclusions et plaidoiries,
Et l’affaire a été mise en délibéré à la date de ce jour à laquelle l’arrêt a été rendu.
Exposé du litige
EXPOSÉ DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE
[U] [N] avait été embauché par la société [7] SA en qualité de lieutenant polyvalent pont-machine selon contrat à durée indéterminée, à effet du 21 novembre 2008, dans l’objet de servir sur tout navire armé ou géré par la société [7].
La société [7], filiale à 100 % de la société [7], gère les navires armés par cette dernière et les équipages embarqués sur ces navires selon contrat de gestion de flotte du 1er janvier 2008.
Le 15 avril 2011, [U] [N] est décédé des suites d’une noyade survenue au terme d’un exercice de mise à l’eau de l’embarcation fermée de sauvetage située à tribord du navire porte-conteneurs « [7] ». L’accident mortel a eu lieu alors que le navire se trouvait dans le port de [S], dans les eaux de la République Populaire de Chine.
Le 19 septembre 2011, M. [D] [N], père de [U] [N], a saisi le tribunal des affaires de sécurité sociale de Grenoble aux fins de reconnaissance de la faute inexcusable des sociétés [7] SA et [7] comme étant à l’origine du décès de son fils.
Par jugement du 21 décembre 2012, le tribunal des affaires de sécurité sociale de Grenoble, après avoir mis hors de cause l’Etablissement National des Valides de la Marine (ENIM), a sursis à statuer sur les demandes de M. [D] [N] jusqu’au dépôt du rapport de M. Troyat, commandant, ingénieur et expert maritime, commis par ordonnance de référé du 5 mai 2011 du président du tribunal de commerce du Havre.
Par jugement du 2 juin 2015, et après dépôt le 17 octobre 2013 du rapport du commandant Troyat, le tribunal des affaires de sécurité sociale de Grenoble a de nouveau sursis à statuer dans l’attente de l’issue de la procédure d’information judiciaire ouverte devant un juge d’instruction du tribunal de grande instance de Marseille sur réquisitoire introductif du 6 juillet 2012 et dit que l’instance serait reprise à la requête de la partie la plus diligente.
Par jugement du 26 janvier 2021, le pôle social du tribunal judiciaire de Grenoble, rapportant le sursis à statuer, a :
– rejeté la demande formulée par les sociétés [7] SA et [7] tendant à ce qu’il soit sursis à statuer jusqu’à la fin de l’instruction judiciaire pendante devant le juge d’instruction du tribunal judiciaire de Marseille,
– écarté des débats la pièce n°23, versée par M. [D] [N], contenant l’avis de l’inspection du travail en date du 22 mai 2012 sur l’accident du travail survenu le 15 avril 2011 à bord du [7],
– débouté M. [D] [N] de sa demande tendant à ce que la faute inexcusable des sociétés [7] et [7] soit reconnue comme étant à l’origine de l’accident mortel dont a été victime [U] [N] le 15 avril 2011,
– déclaré irrecevable la demande d’indemnisation formulée par M. [D] [N],
– laissé à chacune des parties la charge de ses frais irrépétibles non compris dans les dépens,
– débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires,
– condamné M. [D] [N] aux dépens de l’instance.
Le lundi 1er mars 2021, M. [N] a interjeté appel de cette décision qui lui a été notifiée par lettre recommandée avec demande d’avis de réception retiré le 27 janvier 2021.
Les débats ont eu lieu à l’audience du 6 décembre 2022 et les parties avisées de la mise à disposition au greffe de la présente décision le 10 janvier 2023.
EXPOSÉ DES PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
Moyens
Motivation
MOTIVATION
1. L’article 4 du code de procédure pénale énonce que : ‘L’action civile en réparation du dommage causé par l’infraction prévue par l’article 2 peut être exercée devant une juridiction civile, séparément de l’action publique.
Toutefois, il est sursis au jugement de cette action tant qu’il n’a pas été prononcé définitivement sur l’action publique lorsque celle-ci a été mise en mouvement.
La mise en mouvement de l’action publique n’impose pas la suspension du jugement des autres actions exercées devant la juridiction civile, de quelque nature qu’elles soient, même si la décision à intervenir au pénal est susceptible d’exercer, directement ou indirectement, une influence sur la solution du procès civil’.
La présente juridiction est saisie d’une action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur de [U] [N] à l’origine de l’accident mortel dont il a été victime le 15 avril 2011 et n’est pas soumise à un sursis de droit en application des dispositions précitées.
L’article 378 du code de procédure civile dispose lui que : ‘La décision de sursis à statuer suspend le cours de l’instance pour le temps ou jusqu’à la survenance de l’événement qu’elle détermine’. S’agissant du sursis facultatif, la décision de surseoir à statuer n’a pas à être spécialement motivée et le juge peut, suivant les circonstances, révoquer le sursis ou en abréger le délai (article 379 alinéa deux du code de procédure civile).
Au cas présent, l’information judiciaire a été ouverte depuis 2012 et l’appelant, demandeur initial à l’instance, estime que la cour dispose de l’ensemble des éléments pour statuer sur l’existence ou non d’une faute inexcusable et s’oppose au sursis à statuer.
Il n’y a donc lieu à l’ordonner.
2. M. [N] a versé aux débats en première instance un avis sur l’accident du 22 mai 2012, antérieur donc à l’ouverture de l’information judiciaire le 6 juillet 2012, de l’inspection du travail sollicitée à cet effet par le procureur du tribunal de grande instance du Havre, pièce que les sociétés [7] ont demandé qu’elle soit écartée des débats.
Le tribunal a jugé à bon droit que M. [N], partie civile, ne concourant pas à la procédure, n’était pas tenu au secret de l’instruction prescrit par l’article 11 du code de procédure pénale.
Le tribunal a cependant écarté cette pièce des débats au visa de l’article 16 du code de procédure civile relatif au respect du principe du contradictoire, considérant que cet avis faisait référence à 14 annexes sur la base desquelles il avait été élaboré et que M. [N] n’en versait que 3 aux débats, privant ainsi la [7] de la connaissance des autres auxquelles elle ne pouvait avoir accès, n’étant pas partie à la procédure pénale.
La [7] a été mise en examen pour homicide involontaire le 26 novembre 2020, jour de clôture des débats devant le juge de première instance, de sorte que la demande de cette dernière, maintenue en appel, d’écarter des débats cette pièce à laquelle elle a désormais accès en intégralité, est dépourvue d’objet et elle en sera déboutée.
3. En vertu du contrat de travail le liant à son salarié, l’employeur est tenu envers celui-ci d’une obligation de sécurité et de protection de la santé, notamment en ce qui concerne les accidents du travail et maladies professionnelles. Le manquement à cette obligation a le caractère d’une faute inexcusable au sens de l’article L 452-1 du Code de la Sécurité Sociale, lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver.
Il est indifférent que la faute inexcusable commise par l’employeur ait été la cause déterminante de l’accident survenu au salarié, mais il suffit qu’elle en soit une cause nécessaire pour que la responsabilité de l’employeur soit engagée, alors même que d’autres fautes auraient concouru au dommage.
La conscience du danger doit s’apprécier compte-tenu de l’importance de l’entreprise considérée, de son organisation, de la nature de son activité et des travaux auxquels était affecté son salarié.
Le jour de l’accident il était procédé à des essais de montée et descente du canot de sauvetage tribord.
Ces exercices d’abandon du navire sont requis à intervalles réguliers par la convention internationale [16] ([14]) de 1974 de l’OMI (Organisation Maritime Internationale) et leur réalisation effective contrôlée par les services des affaires maritimes à l’occasion de leurs rapports d’audit pour la délivrance du certificat international de gestion de la sécurité. Le dernier essai avant l’accident datait du 6 décembre 2010 et avait été réalisé avec 3 membres d’équipage, en présence des affaires maritimes et du bureau Véritas.
Le navire porte-conteneurs ‘[T] [M]’ a été construit aux chantiers Daewo en Corée ; les canots de sauvetage latéraux au nombre de deux sont suspendus à deux bras métalliques, l’un à l’avant et l’autre à l’arrière du canot, équipés de poulies et câbles permettant de les faire descendre au niveau de la mer, situé 23 mètres en contrebas du pont du navire. Ces bras permettant le maintien, la montée et remontée du canot de sauvetage sont dénommés bossoirs et ont été fabriqués par la société [12] (Corée).
Ces bossoirs et treuils font eux-mêmes l’objet de vérifications régulières ; la dernière ayant été effectuée au Havre par la société [11] le 29 septembre 2010, désormais en liquidation judiciaire.
Le canot de sauvetage est de type fermé pouvant contenir 40 membres d’équipage, fabriqué en composit polyester renforcé de verre textile (PRVT) par la société [9] (Corée) et de modèle HD 44 T.
Le matin de l’accident, le [T] [M] était amarré à quai au port de [S], Chine.
Les essais ont débuté à 9 heures, canot vide de passagers, par une première descente/remontée du canot.
Un autre essai à ensuite eu lieu à dix heures avec trois passagers à bord sanglés à leurs sièges, dont M. [U] [N].
Le système d’attache avant du canot a cédé à 10h06 lorsque le canot a été remonté à poste au niveau du moufle, c’est à dire l’assemblage de la poulie dans laquelle le câble de treuillage, retenant le canot passe, permettant ainsi de démultiplier la force de traction.
Cette rupture soudaine de l’attache avant du canot a eu pour effet son basculement brutal à la verticale, proue vers le bas.
La coque supérieure arrière du canot sur laquelle le câble relié au bossoir arrière était fixé via un croc de largage, lui même solidarisé avec la coque par un système de plaques boulonnées, n’a pas résisté à cette contrainte subite. Toute une zone arrière de la coque supérieure située autour de l’attache s’est déchirée de sorte que le canot, désormais plus retenu ni par l’avant, ni par l’arrière, a plongé brutalement dans l’eau et s’est immobilisé à l’envers.
Deux des membres d’équipage sont décédés et le troisième sévèrement blessé.
Il s’est rempli d’eau par la coque déchirée et M. [N], noyé, n’a pu être ranimé par les secours ayant pu l’extraire à 10 h 26 et lui prodiguer les premiers soins. Son décès a été constaté à 10h50 à l’hôpital de [15].
3-1. De façon générale, s’agissant de la conscience du danger, la SA [7], opérateur mondial du transport maritime, n’a pu ignorer les études réalisées par les comités ad’hoc de l’Organisation Maritime Internationale à propos des incidents récurrents survenus depuis les années 1990 avec les canots de sauvetage.
Ainsi, une circulaire MSC (Maritime Safety Committee) du 28 mai 2002 rappelle que lors de sa 75ème session de mai 2002, le comité de la sécurité maritime a examiné le nombre inacceptable d’accidents mettant en cause des embarcations de sauvetage et au cours desquelles l’équipage a été victime de lésions corporelles, parfois mortelles, alors qu’il participait à des exercices et/ou des inspections (pièce [7] n° 2).
De même, une autre circulaire MSC 1206 du 11 juin 2009 autorise d’exclure de l’exercice les phases qui pourraient comporter un risque inutile (cf rapport Bureau d’Enquête et d’Analyse Mer, page 7).
L’existence d’accidents antérieurs similaires dans le milieu du transport maritime est confirmée par le rapport d’un consultant auquel a fait appel la [7] qui a recensé entre 2005 et 2008, des chutes dans l’eau du canot de sauvetage par suite de défaillance du système de largage à cinq reprises (cf pièce [7] n° 30 bis rapport Jan Hatecke page 25).
De façon particulière, le 26 octobre 2009 un accident similaire s’était produit sur un autre navire propriété de la SA [7] de la même série que le [T] [M] (‘sister ship’), l’Amerigo [Y].
Lors d’un essai de descente/remontée du canot de sauvetage bâbord, lesté de sacs de sables, pour arriver à 7 % de plus que le poids total autorisé du canot prévu pour 40 personnes et leur avitaillement, l’attache arrière du canot s’est rompue et, pareillement, la structure du pont autour de l’attache avant du croc de largage le retenant n’a pas résisté à la contrainte de poids soudaine et s’est déchirée et le canot est allé s’écraser dans l’eau.
La pièce qui a cédé et la cause de la rupture n’étaient cependant pas identiques que celles du canot du [T] [M].
Pour le canot de l’Amerigo [Y], c’est une maille longue en acier qui s’est rompue (cf photo rapport Troyat, page 14). Après analyse, il s’est avéré que l’acier dont elle était composée comportait une teneur en silicium trop importante l’ayant fragilisée. Il a ensuite été décidé de remplacer les mailles longues de tous les canots par d’autres, fabriquées par un autre fournisseur, et d’ajouter une garde de sécurité par élingues en nylon (FPD : Fall Preventer Devices ; cf même photo, page 14 précitée), permettant d’assurer la liaison entre l’émerillon relié à la poulie dans laquelle le câble de treuillage passe et le canot, au cas où cette maille longue viendrait à céder à nouveau et calibrée pour supporter six fois la charge maximale du canot.
À la suite de ce l’accident survenu sur l’Amerigo [Y], les exercices trimestriels d’évacuation ont été arrêtés sur le [T] [M], ce qui a été relevé dans le rapport d’audit du 28 avril 2010 des affaires maritimes de [Localité 5] dans les termes suivants : ‘Suite à l’appréhension générée par la chute d’une embarcation de sauvetage sur le second navire de la série ‘sister ship’ au [T] [M], le bord ne procède pas aux essais décrits ci-dessus par crainte d’un accident lorsque du personnel se trouve à bord d’une embarcation. La configuration du navire ne permet pas non plus d’accéder aisément à l’intérieur des embarcations une fois celles-ci à l’eau. Suite à l’accident, la compagnie a mené une action corrective sur les pièces susceptibles d’être défectueuses mais cette démarche n’a pas suffit à rassurer totalement. Le bord a formulé une proposition visant à sécuriser le saisissage des embarcations afin d’envisager l’embarquement du personnel minimum requis pour le largage et la conduite des embarcations’.
Les essais avec passagers à bord n’ont repris que le 28 septembre 2010 (à bâbord), après la pose des élingues FPD.
Dans ce contexte général et particulier, la SA [7], employeur, ne pouvait donc ignorer le danger auquel était exposé son salarié en procédant à ces essais, ce qu’au demeurant elle reconnaît elle-même dans ses écritures en page 31 (‘[7] n’ignorait pas, en effet, que les exercices à bord des embarcations de sauvetage présentaient un risque, en raison de la faiblesse des maillons de liaison, qui non seulement avait été identifié, mais qui surtout avait fait l’objet d’une analyse et d’un suivi méticuleux afin que toutes les mesures nécessaires à sa prévention soient adoptées et mises en oeuvre’).
Ainsi non seulement le risque de rupture d’une pièce faisant partie du dispositif de treuillage était connu parl’exemple particulier de l’Amerigo [Y] et les études de l’Organisation Maritime Internationale, mais en plus le cas récent de l’Amerigo [Y] avait révélé que la structure du pont du canot de sauvetage de fabrication identique à celui du [T] [M] se déchirait et ne résistait pas à une rupture d’une des attaches et n’était pas apte à supporter le poids du canot maintenu plus que par un seul point d’attache.
3-2. Quant aux mesures prises pour prévenir le risque, au plan technique, la pièce incriminée dans la chute du canot du [T] [M] n’est pas la même que celle de l’Amerigo [Y].
Au cas objet de la présente instance, l’émerillon de l’avant s’est désolidarisé de la chape de la poulie à laquelle il était relié par une tige filetée et un écrou (cf photos page 13 rapport Troyat).
Il s’est avéré que l’écrou, supposé solidariser le tout, n’était pas suffisamment serré et que le dernier filet de cet écrou s’est arraché en partie sous la contrainte de force verticale du poids du canot.
L’écrou est normalement sécurisé par une goupille le traversant, ainsi que la tige filetée du piton, empêchant ainsi ce desserrage intempestif (cf photo rapport Troyat page 16 et explications § 8.1, page 40 du rapport d’expertise ; photos, page 52 rapport [4]).
Après analyse des filetages de la tige et de l’écrou, il en a été conclu que l’absence de goupille de blocage au niveau de l’émerillon avant n’était pas récente et que l’écrou n’avait été vissé que sur 19,5 millimètres, ce qui de toutes façons ne permettait pas de mettre la goupille en question (cf rapport page 32).
Le dispositif FPD, rajouté après l’accident de l’Amerigo [Y], situé plus bas que le moufle n’a eu aucune utilité pour prévenir la chute du canot par la rupture d’une pièce située au dessus (cf photo page 14 rapport Troyat).
Cet écrou capital dans la liaison du dispositif de suspente se situe à l’intérieur de la base de la chape entourant la poulie volante (même photo).
Il est masqué par cette chape pour un observateur situé sur le pont du navire (cf photo page 14) mais parfaitement visible latéralement (photos pages 15-16), soit depuis une plate-forme de visite arrière dont était pourvu le [T] [M] (cf rapport page 17), soit de façon plus malcommode mais possible pour la suspente avant en y accédant par le pont du canot (cf photo page 68 du rapport) ou au moyen d’échelons qui pouvaient être soudés à cet effet au bossoir, ou encore une fois le canot amené à l’eau à l’occasion de la libération des crocs de suspension.
Le serrage suffisant de la tige filetée était toutefois susceptible d’être mis en doute pour un professionnel, sans examen de l’intérieur de la chape abritant la poulie volante.
En effet, des photos antérieures à l’accident ont été soumises à l’expert permettant de comparer l’aspect de la suspente avant qui a cédé avec celle de l’arrière.
L’une des photos a été prise au chantier de construction le 4 octobre 2009 par l’équipage du [T] [M] avant la livraison du navire et l’autre a été prise le 18 février 2011, lors de la mise en place des dispositif FPD précités (cf pièces CMA CGM n° 28 et 29).
Il en ressort une différence visible puisqu’à l’arrière, l’oeil de l’émerillon vient quasi au contact de la base de la chape abritant la poulie tandis qu’à l’avant, cette tige filetée dépasse d’environ 22 millimètres, signe d’un serrage moindre que celui de l’arrière (cf photos pages 41-42 du rapport).
Les intimées ont objecté que cette insuffisance de serrage contemporaine de la construction du navire incombe à la société [12] ayant fourni les bossoirs et devait être décelée à l’occasion des vérifications annuelles obligatoires de ces bossoirs.
À l’issue de la vérification des bossoirs, effectuée le 29 septembre 2010 par la société [11] à la demande de la société [12], le rapport comporte une ‘Boat winch maintenance check list’ où aucune case n’a été cochée dans celles correspondant aux 18 points supposés vérifiés. Ce rapport avait été transmis aux intimées puisque présent à bord du navire le jour de l’accident (cf rapport Troyat page 49 : ‘la Sarl [11] a remis au bord un certificat attestant qu’ils ont été réalisés en bonne et due forme le 29 septembre 2010, sans remarque particulière (…) Dans ces conditions il était parfaitement raisonnable d’autoriser la mise à l’eau et la remise à poste de l’embarcation de sauvetage tribord avec du personnel à bord’).
Cette carence de pointage expresse des points contrôlés aurait dû conduire l’armateur et le gestionnaire du navire à s’interroger sur l’effectivité du contrôle réalisé le 29 septembre 2010 avant l’accident (cf annexe 15/1 du rapport d’expertise).
D’autre part, une circulaire du 11 juin 2009 du MSC (Maritime Sécurity Committee), dépendant de l’OMI, est venue préciser l’obligation de vérification trimestrielle des canots de sauvetage prévue par la règle III/19.3.3.3 de la convention [16], en indiquant qu’à l’occasion des exercices d’évacuation, l’équipage chargé de le manoeuvrer devait être présent à bord du canot, mais pas nécessairement lors du lancement du canot à l’eau, à moins que le capitaine, en vertu de l’autorité que lui confère le § 5.5 du code ISM (International Safety Management Code), n’estime, en tenant compte de tous les aspects liés à la sécurité, que l’embarcation doit être mise à l’eau avec l’équipage chargé de la faire fonctionner à son bord (cf pièce [7] n° 19). Le choix est laissé au commandant de bord du navire d’apprécier si l’équipage peut prendre place à bord lors des phases de descente / relevage en toute sécurité.
Ainsi, tout en respectant les prescriptions de la convention [16] telles qu’interprétées par la circulaire MSC 1326 du 11 juin 2009, il pouvait être envisagé de faire descendre et remonter le canot de sauvetage sans son équipage et de recourir à une autre embarcation de service, permettant aux membres d’équipage de rejoindre le canot pour effectuer les manoeuvres en surface nécessaires à la révision des procédures d’évacuation d’urgence du porte-conteneur et d’en repartir avant sa remontée sur ses bossoirs.
Les sociétés [7] objectent que la présence d’un équipage à bord du canot est indispensable, notamment pour libérer les crocs de suspente avant et arrière du canot une fois à l’eau et que les transferts de l’équipage qu’induirait ce recours à une embarcation de surface présentent eux-mêmes des risques non négligeables.
Concernant la nécessité qu’aurait l’équipage pour effectuer les transferts entre le navire et l’embarcation de servitude d’emprunter après l’échelle fixe de coupée une échelle de corde le long de la coque du porte-conteneur pour rejoindre le niveau de l’eau comme soutenu par les intimées, elle n’est pas avérée puisque le [T] [M] se trouvait amarré à quai côté bâbord, permettant ainsi à son équipage d’y accéder normalement sans échelle de corde.
Quant au risque à l’occasion des transferts entre le canot de sauvetage et une embarcation de servitude sur un plan d’eau plat dans l’enceinte d’un port pour des marins de commerce professionnels aguerris, il est à relativiser et à mettre en balance avec le risque de chute mortelle en prenant place dans le canot à sa descente ou remontée.
Il a également été fait état par les intimées que certains ports n’acceptaient pas la mise à l’eau d’embarcation supplémentaire de surface en raison des règles ISRS ([Adresse 10]), renforcées après les attentats du 11 septembre 2001. Toutefois, il n’a pas été justifié d’une demande en ce sens, ni d’un quelconque refus des autorités portuaires de [S].
Enfin, étant rappelé que le risque de chute du canot était connu mais aussi encore craint à la date de l’exercice du 15 avril 2011, la présence à quai ou d’une embarcation de sécurité en surface, dotée de plongeurs équipés, prêts à intervenir, aurait permis une désincarcération plus rapide de [U] [N] du canot retourné et de plus grandes probabilités de parvenir à le réanimer à l’issue de sa noyade.
Le jugement déféré sera donc infirmé et il sera retenu l’existence d’une faute inexcusable de la SA [7], employeur de [U] [N], en relation avec l’accident mortel du travail dont il a été victime en ce que :
– les carences du rapport LP Marine de contrôle annuel en septembre 2010 des bossoirs auraient dû conduire la SA [7] à vérifier l’effectivité de ce contrôle ;
– la présence d’un équipage à bord des phases de descente et remontée du canot de secours n’était pas obligatoire pour satisfaire aux exigences de la réglementation maritime en vigueur et il n’a pas été mis en oeuvre les moyens qui auraient permis de s’en dispenser, ce qui aurait évité l’accident mortel, ou à tout le moins été tenté de le faire ;
– en présence d’un risque connu dans le milieu maritime considéré et qui s’était matérialisé en octobre 2009 au sein même de la compagnie [7], aucun dispositif de sécurité en surface n’avait été prévu pour intervenir immédiatement en cas d’accident.
4. Le préjudice d’affection causé à l’appelant pour la perte de son fils âgé de 30 ans dans les circonstances rappelées ci-dessus sera indemnisé par l’allocation d’une somme de 30 000 euros à titre de dommages et intérêts, à laquelle sera condamné uniquement l’employeur responsable de la sécurité de son salarié, la SA [7].
5. Les dépens de première instance et d’appel seront supportés par l’intimée qui succombe.
Il parait équitable d’allouer à l’appelant la somme de 12 000 euros par application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile.
Dispositif
PAR CES MOTIFS,
La cour, statuant publiquement et contradictoirement, après en avoir délibéré conformément à la loi,
Dit n’y avoir lieu à surseoir à statuer.
Infirme le jugement RG 11/00959 rendu le 26 janvier 2021 par le pôle social du tribunal judiciaire de Grenoble.
Statuant à nouveau,
Déboute la SA [7] et la SAS [7] de leur demande d’écarter des débats l’avis provisoire de l’inspection du travail du 22 mai 2012 versé par M. [D] [N] en pièce n° 23.
Dit qu’une faute inexcusable de la SA [7] est à l’origine de l’accident mortel dont a été victime à [S] (Chine) le 15 avril 2011 [U] [N].
Condamne la SA [7] à verser à M. [D] [N] la somme de 30 000 euros à titre de dommages et intérêts pour son préjudice moral et celle de 12 000 euros par application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile.
Condamne la SA [7] aux dépens de première instance et d’appel.
Prononcé publiquement par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.
Signé par M. Jean-Pierre Delavenay, président et par Mme Kristina Yancheva, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Le greffier Le président