Contrefaçon de brevet : l’évaluation du préjudice

Notez ce point juridique

L’existence d’un préjudice économique résultant de la contrefaçon, n’est pas subordonnée à la condition que le titulaire du brevet se livre personnellement à son exploitation.

L’article L. 615-7 du code de la propriété intellectuelle, dans sa version applicable au litige, antérieure à la loi du 11 mars 2014, dispose : ‘Pour fixer les dommages et intérêts, la juridiction prend en considération les conséquences économiques négatives, dont le manque à gagner, subies par la partie lésée, les bénéfices réalisés par le contrefacteur et le préjudice moral causé au titulaire des droits du fait de l’atteinte.

Toutefois, la juridiction peut, à titre d’alternative et sur demande de la partie lésée, allouer à titre de dommages et intérêts une somme forfaitaire qui ne peut être inférieure au montant des redevances ou droits qui auraient été dus si le contrefacteur avait demandé l’autorisation d’utiliser le droit auquel il a porté atteinte’.

Il résulte en outre de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, 17 mars 2016, Liffers, C-99/15), que la directive 2004/48/CE du 29 avril 2004, dont l’article L. 615-7 assure la transposition en droit français, vise à atteindre un niveau élevé de protection des droits de propriété intellectuelle, qui tient compte des spécificités de chaque cas et est basé sur un mode de calcul des dommages-intérêts tendant à rencontrer ces spécificités, dont le choix relève de la partie lésée.

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RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D’APPEL DE PARIS

Pôle 5 – Chambre 1

ARRÊT DU 11 MAI 2021

(n° 072/2021, 11 pages)

Numéro d’inscription au répertoire général:19/07127 – N° Portalis 35L7-V-B7D-B7UWQ

sur renvoi après cassation, par arrêt de la chambre commerciale financière et économique de la Cour de Cassation rendu le 23 janvier 2019 (pourvoi n°R 16-28.322 et A 17.14.673 – jonction), d’un arrêt du pôle 5 chambre 1 de la Cour d’appel de PARIS rendu le 06 septembre 2016 (RG n°14/09893) rendu sur appel d’un jugement du 20 Mars 2014 -Tribunal de Grande Instance de PARIS – RG n° 11/07904

DEMANDERESSES À LA SAISINE

SARL CARRERA

Immatriculée au Registre du Commerce et des Sociétés D’AIX EN PROVENCE sous le numéro 453 574 097

Agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux domiciliés ès qualités audit siège

[…]

[…]

Représentée par Me Benoît HENRY de la SELARL RECAMIER AVOCATS ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque : K0148

Assistée de Me Jean ANDRÉ de la SPE ROMAN & ANDRÉ, avocat au barreau de MARSEILLE

SAS TEXAS DE FRANCE

Immatriculée au Registre du Commerce et des Sociétés d’AIX EN PROVENCE sous le numéro 329 736 003

Agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux domiciliés ès qualités audit siège

[…]

[…]

Représentée par Me Benoît HENRY de la SELARL RECAMIER AVOCATS ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque : K0148

Assistée de Me Jean ANDRÉ de la SPE ROMAN & ANDRÉ, avocat au barreau de MARSEILLE

DÉFENDERESSE À LA SAISINE

SA MULLER & CIE

Immatriculée au Registre du Commerce et des Sociétés de PARIS sous le numéro 602 053 761

Prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés ès qualités audit siège

[…]

[…]

Représentée par Me Arnaud GUYONNET de la SCP AFG, avocat au barreau de PARIS, toque : L0044

Assistée de Me Cyrille AMAR de la SELAS AMAR GOUSSU STAUB, avocat au barreau de PARIS, toque : P0515

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions de l’article 805 et 905 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 09 Mars 2021, en audience publique, les avocats ne s’y étant pas opposés, devant Mme Isabelle DOUILLET, Présidente de chambre et Mme Françoise BARUTEL, conseillère, chargée d’instruire l’affaire, laquelle a préalablement été entendue en son rapport.

Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :

Mme Isabelle DOUILLET, Présidente de chambre

Mme Françoise BARUTEL, Conseillère,

Mme Déborah BOHÉE, Conseillère

qui en ont délibéré.

Greffier, lors des débats : Mme Karine ABELKALON

ARRÊT :

• Contradictoire

• par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.

• signé par Isabelle DOUILLET, Présidente de chambre et par Karine ABELKALON, Greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.


Vu le jugement du tribunal de grande instance de Paris du 20 mars 2014,

Vu l’arrêt confirmatif de la cour d’appel de Paris du 6 septembre 2016,

Vu le jugement du tribunal de grande instance de Paris du 14 janvier 2016,

Vu l’arrêt infirmatif de la cour d’appel de Paris du 9 décembre 2016,

Vu l’arrêt de la Cour de cassation (chambre commerciale) du 23 janvier 2019 qui a rejeté les pourvois principal et incident formés à l’encontre de l’arrêt du 6 septembre 2016, partiellement cassé et annulé l’arrêt du 9 décembre 2016, et a renvoyé les parties devant la cour d’appel de Paris autrement composée,

Vu la déclaration de saisine déposée le 1er avril 2019 par les sociétés Carrera et Texas de France (Texas),

Vu les dernières conclusions remises au greffe et notifiées par RPVA le 2 février 2021 par les sociétés Carrera et Texas, appelantes et intimées incidentes,

Vu les dernières conclusions remises au greffe et notifiées par RPVA le 17 février 2021 par la société Muller, intimée et appelante incidente,

Vu l’ordonnance du 3 novembre 2020 du conseiller de la mise en état,

Vu l’ordonnance de clôture du 23 février 2021,

SUR CE, LA COUR :

Il est expressément renvoyé, pour un exposé complet des faits de la cause et de la procédure, à la décision entreprise et aux écritures précédemment visées des parties.

Il sera simplement rappelé que la société Muller est titulaire du brevet européen EP 1 067 822 (EP 822), déposé le 7 juillet 2000 et délivré le 16 novembre 2005, intitulé ‘Procédé de fabrication d’éléments chauffants pour appareil de chauffage et cuisson, élément chauffant ainsi obtenu et appareils ainsi équipés’, sous priorité d’une demande de brevet français du 9 juillet 1999, publiée le 10 janvier 2001.

La société Muller a consenti des licences gratuites, pour fabriquer et commercialiser des appareils de chauffage mettant en oeuvre les enseignements du brevet EP 822, à diverses sociétés du groupe Muller, dont elle constitue la société holding, ces contrats de licence n’ayant pas été enregistrés au registre national des brevets.

Ayant constaté que les magasins à l’enseigne Leroy Merlin offraient à la vente un appareil de chauffage électrique, portant les marques Maestro et Carrera, commercialisé par la société Carrera, présentant selon elle des similitudes avec certains des appareils du groupe Muller couverts par son brevet, la société Muller, après avoir fait procéder à deux procès-verbaux de constat d’achat et ‘d’analyse de l’appareil’ respectivement les 10 janvier et 22 février 2011, et à deux saisies-contrefaçon le 22 avril 2011 aux sièges sociaux des sociétés Carrera et Texas situés […] à Aix en Provence, au cours desquelles il a été révélé que les radiateurs Maestro étaient fabriqués en Chine, importés par la société Texas et commercialisés par cette dernière et la société Carrera, la société Muller, par acte d’huissier de justice du 19 mai 2011, a assigné ces deux sociétés en contrefaçon de brevet devant le tribunal de grande instance, devenu tribunal judiciaire, de Paris. Elle a étendu la procédure aux appareils de chauffage commercialisés par ces deux sociétés sous l’appellation Kuga.

En cours de procédure, la société Muller a obtenu une limitation de son brevet selon décision du directeur général de l’INPI du 16 mai 2012. Les sociétés Texas et Carrera ont reconventionnellement demandé l’annulation du brevet EP 822, tel que limité. Les licenciées du brevet litigieux sont intervenues à l’instance.

Par jugement rendu le 20 mars 2014, le tribunal de grande instance de Paris, a notamment déclaré les

licenciées de la société Muller irrecevables à agir en contrefaçon du brevet faute d’inscription au registre des brevets, débouté les sociétés Carrera et Texas de leurs moyens de nullité du brevet, retenu les faits de contrefaçon des revendications 1, 3 à 5, 8 à 10 et 13 et, réservant les droits de la société Muller sur l’évaluation du préjudice subi, a notamment ordonné des mesures, sous astreinte, d’interdiction et de communication de documents relatifs à l’importation et à la vente des appareils de chauffage Maestro pour les années 2011 à 2013, et des appareils Kuga pour les années 2012 et 2013.

Selon arrêt rendu le 6 septembre 2016, la cour d’appel de Paris a confirmé ce jugement qui a retenu les actes de contrefaçon, a rejeté la demande de publication et a ordonné sous astreinte des mesures d’interdiction et de communication de pièces relatives notamment à l’importation et à la vente des appareils de chauffage Maestro pour les années 2009 à 2010 et à la production d’une attestation de leurs commissaires aux comptes.

Exposant que les sociétés Carrera et Texas ont produit des pièces non conformes aux termes du jugement et qu’elles ne se sont pas conformées aux mesures d’interdiction, la société Muller a saisi le tribunal de grande instance de Paris aux fins de liquidation des astreintes et d’évaluation de son préjudice.

Par jugement rendu le 14 janvier 2016, le tribunal de grande instance de Paris, sous le bénéfice de l’exécution provisoire :

— a débouté la société Muller de sa demande de liquidation des astreintes provisoires et définitive,

— a condamné la société Carrera à payer à la société Muller la somme de 327 733,32 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi du fait de la contrefaçon du brevet EP 822,

— a condamné la société Texas à payer à la société Muller la somme de 280 130,01 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi du fait de la contrefaçon du brevet EP 822,

— a dit que la société Texas sera tenue solidairement du paiement de la somme mise à la charge de la société Carrera,

— a condamné solidairement les sociétés Carrera et Texas à payer à la société Muller la somme de 100.000 euros en réparation de son préjudice moral,

— a condamné solidairement les sociétés Carrera et Texas aux entiers dépens de l’instance et à payer à la société Muller une indemnité de 15.000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure de civile, outre les frais de constat de justice dressés après le jugement du 20 mars 2014.

Les sociétés Carrera et Texas ont interjeté appel.

Selon arrêt du 9 décembre 2019, la cour d’appel de Paris :

— a infirmé le jugement hormis en ses dispositions relatives aux astreintes dont la connaissance n’a pas été dévolue à la cour et sauf en celles relatives aux frais non compris dans les dépens et aux dépens ;

— a débouté la société Muller de ses entières prétentions indemnitaires, tant au titre du préjudice économique résultant de la contrefaçon du brevet EP 822 dont elle est titulaire qu’au titre du préjudice moral ;

— a débouté les parties de leurs demandes respectives fondées sur les dispositions de l’article 700 du code de procédure civile, formées en cause d’appel, et dit que chacune conservera la charge de ses propres dépens d’appel.

Saisie des pourvois formés contre les arrêts du 6 septembre 2016 (pourvoi n° R 16-28.322) et du 9 décembre 2016 (pourvoi n° A 17-14.673) rendus par la cour d’appel de Paris, la Cour de cassation a rendu le 23 janvier 2019 l’arrêt dont le dispositif est le suivant :

— REJETTE les pourvois principal et incident n° R 16-28.322 ;

Et sur le pourvoi n° A 17-14.673 :

— CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu’il rejette les prétentions indemnitaires de la société Muller au titre du préjudice économique résultant de la contrefaçon du brevet EP 822 dont elle est titulaire, et en ce qu’il a statué sur les dépens et l’application de l’article 700 du code de procédure civile, l’arrêt rendu le 9 décembre 2016, entre les parties, par la cour d’appel de Paris ; remet en conséquence sur ces points, la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel de Paris, autrement composée ;

— Laisse à chacune des parties la charge de ses dépens relatifs au pourvoi n° R 16-28.322 et condamne les sociétés Carrera et Texas aux dépens du pourvoi n° A 17-14.673 ;

— Vu l’article 700 du code de procédure civile, condamne les sociétés Carrera et Texas à payer à la société Muller la somme globale de 3.000 euros et rejette le surplus de ses demandes.

Les motifs de cassation, sous le visa des articles du code de la propriété intellectuelle, L. 611-1 et L. 615-7, dans sa rédaction issue de la loi du 29 octobre 2007, tel qu’interprété à la lumière de la directive du 29 avril 2004, s’énoncent comme suit :

‘Attendu que pour rejeter la demande en réparation du préjudice économique subi par la société Muller, l’arrêt relève que celle-ci ne démontre ni même ne prétend qu’elle se livre à des activités de fabrication, d’offre ou encore de mise dans le commerce des produits issus du brevet en cause, que, bien que reconnaissant ne pas exploiter directement ce dernier, elle se défend de prétendre au paiement de la redevance indemnitaire, cependant que ce mode de réparation a vocation à trouver application en pareille hypothèse, en ce que la redevance correspond au pourcentage de chiffre d’affaires que cette société aurait pu réclamer aux contrefacteurs si l’autorisation d’exploiter le brevet dont elle est titulaire lui avait été demandée ; qu’après avoir relevé que cette société indiquait ne pas avoir subi de manque à gagner direct mais être en droit, en sa qualité de titulaire du brevet, même non exploitant, d’obtenir la réparation de son préjudice constitué par l’intégralité des bénéfices réalisés par les contrefacteurs, constitutifs d’un enrichissement indu, l’arrêt ajoute que, s’il est vrai que la loi du 29 octobre 2007, transposant la directive 2004/48/CE, invite le juge à prendre en considération ‘les bénéfices réalisés par le contrefacteur’, elle n’en a pas pour autant introduit, dans ce droit spécial, la faculté de les confisquer et que cette prise en considération se limite à la part susceptible de subsister, une fois évaluées les pertes liées à l’exploitation, afin de parvenir à la réparation intégrale du préjudice ; qu’il en déduit que ne peuvent être accueillies les demandes indemnitaires de la société Muller au titre de son préjudice économique, telles que présentées ;

Qu’en statuant ainsi, en refusant de prendre en considération la demande d’indemnisation fondée sur l’un des critères d’évaluation prévu par l’article L. 615-7, alinéa 1, du code de la propriété intellectuelle, alors qu’il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne que la directive 2004/48/CE vise à atteindre un niveau élevé de protection des droits de propriété intellectuelle, qui tient compte des spécificités de chaque cas et est basé sur un mode de calcul des dommages-intérêts tendant à rencontrer ces spécificités (CJUE, 17 mars 2016, Liffers, C-99/15, point 24), dont le choix relève de la partie lésée, et qu’ainsi, l’existence, pour le titulaire d’un brevet, d’un préjudice économique résultant de sa contrefaçon n’est pas subordonnée à la condition qu’il se livre personnellement à son exploitation, la cour d’appel a violé les textes susvisés’.

Il convient en outre de préciser que par ordonnance du 3 novembre 2020, le conseiller de la mise en

état, saisi par les sociétés Carrera et Texas, a notamment :

— constaté que la société Muller n’a pas conclu dans les délais impartis par l’article 1037-1 du code de procédure civile, et qu’en application dudit article elle est réputée s’en tenir aux moyens et prétentions qu’elle avait soumis à la cour d’appel dont l’arrêt a été cassé, sans qu’il y ait lieu à statuer sur ce point, qui ne constitue pas une demande, mais un simple rappel d’un texte dont l’application n’est pas discuté par les parties ;

— rejeté les demandes d’irrecevabilité des pièces et des conclusions au motif que l’article 1037-1 du code de procédure civile, qui régit la procédure particulière en matière de renvoi après cassation, ne prévoit pas d’irrecevabilité en cas de non respect des délais prescrits.

Sur le périmètre de la saisine de la cour

Les sociétés Texas et Carrera opposent l’irrecevabilité de la demande de la société Muller de réparation de l’atteinte portée à ses investissements, en faisant valoir que cette demande, précédemment invoquée au titre du préjudice moral, a été définitivement rejetée.

Selon les dispositions de l’article 625 du code de procédure civile, la cassation replace les parties dans l’état où elles se trouvaient avant la décision cassée, sur les seuls points atteints par la cassation.

Il s’ensuit que la présente cour, saisie sur renvoi après cassation, ne peut statuer que sur les chefs de l’arrêt du 9 décembre 2016 qui ont été cassés. Sa compétence ne saurait s’étendre au delà des limites de la cassation et elle ne saurait connaître des chefs de l’arrêt qui, n’ayant pas été atteints par la cassation, sont devenus irrévocables.

Ainsi, c’est en méconnaissance des limites de sa saisine que la société Muller demande à la cour de renvoi, une condamnation à des dommages-intérêts au titre de l’atteinte à ses investissements alors qu’elle avait présenté cette demande, sur le fondement de l’article L. 615-7 du code de la propriété intellectuelle, dans sa version antérieure à la loi du 11 mars 2014, au titre du préjudice moral, l’arrêt du 9 décembre 2016, qui l’a déboutée de ce chef, ayant irrévocablement statué sur ce point qui n’est pas atteint par la cassation.

C’est également en dehors du périmètre de saisine de la cour que les sociétés Texas et Carrera demandent de confirmer le jugement entrepris en ce qu’il a débouté la société Muller de ses demandes de liquidation des astreintes provisoires, l’arrêt du 9 décembre 2016 qui a confirmé le débouté relatifs aux demandes de liquidation, ayant irrévocablement statué sur ce point.

Il incombe en revanche à la cour de renvoi de statuer sur les prétentions indemnitaires de la société Muller au titre de la réparation de son préjudice économique résultant de la contrefaçon.

Sur la recevabilité des demandes de la société Muller au titre de son préjudice économique

Les sociétés Texas et Carrera demandent sur le fondement de l’article 1037-1 du code de procédure civile de dire que l’invocation d’un préjudice personnel et direct de la société Muller ne figurait pas dans les prétentions et moyens soumis à la cour d’appel dont l’arrêt a été cassé.

La cour rappelle, ainsi que l’a jugé le conseiller de la mise en état, que la société Muller, qui n’a pas respecté les délais prescrits par l’article 1037-1 du code de procédure civile, est réputée en application de l’alinéa 6 du même article, s’en tenir aux moyens et prétentions qu’elle avait soumis à la cour d’appel dont l’arrêt a été cassé.

En l’espèce, il résulte des conclusions de la société Muller devant la cour d’appel de Paris dont l’arrêt a été partiellement cassé, que cette dernière formait des demandes en réparation de son préjudice

économique en tenant compte des bénéfices réalisés par les sociétés Texas et Carrera de sorte que cette demande n’est pas nouvelle. Il résulte en outre de l’arrêt de cassation saisissant la présente cour que c’est en raison du refus de la cour d’appel de prendre en considération la demande d’indemnisation dudit préjudice économique de la société Muller fondée sur l’un des critères d’évaluation prévu par l’article L. 615-7 alinéa 1 du code de la propriété intellectuelle, que la cassation a été prononcée.

La société Muller est dès lors recevable à réitérer, dans la présente procédure de renvoi après cassation, la demande de réparation du préjudice économique qu’elle a subi du fait de la contrefaçon du brevet EP EP 822 dont elle est titulaire.

Sur les demandes au titre du préjudice économique

La société Muller fait valoir que le produit de la vente d’un produit contrefaisant est nécessairement soustrait à celui qui détient le pouvoir d’autoriser ou d’interdire ladite vente ; qu’elle exploite son brevet à travers ses filiales avec lesquelles elle entretient des liens privilégiés et capitalistiques en ce qu’elle constitue la société holding du groupe ; que nonobstant le caractère gratuit des licences octroyées, les chiffres d’affaires et les marges indûment réalisés par les sociétés Texas et Carrera, ont privé ses filiales de chiffres d’affaires et de marges correspondantes, qui auraient été consolidés et remontés au niveau de la société mère sous forme de dividendes ; que son préjudice commercial doit être réparé par le versement de dommages-intérêts correspondant à l’intégralité des bénéfices réalisés par les sociétés Texas et Carrera, pour les périodes commençant, pour les appareils Maestro, à compter du 22 juillet 2009, et pour les appareils Kuga, à compter du 25 avril 2012, et expirant au 20 mars 2014, date du jugement à laquelle il doit être procédé à l’évaluation.

A partir des données comptables versées au débat par les sociétés Texas et Carrera pour les années 2012 et 2013, la société Muller estime les chiffres d’affaires et les marges réalisées, et sollicite en conséquence la condamnation de la société Texas à lui payer la somme de 504 281,49 euros, et celle de la société Carrera à lui payer la somme de 496 516,78 euros, outre la confirmation du jugement en ce qu’il a jugé que la société Texas était tenue solidairement au paiement des dommages-intérêts mis à la charge de la société Carrera.

Les sociétés Texas et Carrera soutiennent que tout en prenant en considération les bénéfices réalisés par les contrefacteurs, la cour ne pourra que rejeter les demandes au titre du préjudice économique, la société Muller ne produisant aucun élément de preuve d’un préjudice qu’elle aurait personnellement subi. A cet égard, elles relèvent que le brevet en cause était exploité uniquement par les sociétés licenciées de la société Muller, absentes de la présente procédure de sorte que cette procédure ne saurait réparer le préjudice subi par des sociétés tierces ; qu’il ne peut être reconnu un préjudice invoqué par l’intimée ‘au niveau du groupe Muller’, les groupes de sociétés n’ayant ni personnalité morale ni patrimoine propre ; que la société Muller échoue à caractériser concrètement le préjudice économique qu’elle aurait subi personnellement.

Les sociétés Carrera et Texas prétendent que la société Muller ne rapporte pas la preuve d’une commercialisation des produits incriminés sur la période qu’elle invoque ; que le constat d’achat est daté du 10 janvier 2011 pour le modèle Maestro, et du 24 avril 2012 pour le radiateur Kuga, de sorte qu’aucun modèle de radiateur acquis antérieurement à ces dates n’a fait l’objet d’une analyse technique, ni n’a été commercialisé sous ces dénominations.

Elles contestent le jugement déféré en ce qu’il les a condamnées à verser à la société Muller l’intégralité de la marge brute qu’elles ont générées par la vente des produits contrefaisants, sans tenir compte des coûts fixes qui s’élèvent à 7,91% du prix d’achat desdits produits.

En outre, les sociétés Carrera et Texas soutiennent que le brevet contrefait est un brevet de procédé qui porte sur une caractéristique non déterminante du choix du consommateur, et qu’il existe de

nombreuses marques en France qui offrent en vente des radiateurs équipés d’un c’ur de chauffe en fonte à inertie thermique de sorte qu’il n’est pas démontré que si les sociétés Carrera et Texas n’avaient pas commercialisé les produits contrefaisants, ce seraient les licenciés de l’intimée qui auraient réalisé ces ventes, et que le préjudice ne peut donc être estimé à plus de 10% du montant des bénéfices.

La cour rappelle que l’article L. 615-7 du code de la propriété intellectuelle, dans sa version applicable au litige, antérieure à la loi du 11 mars 2014, dispose : ‘Pour fixer les dommages et intérêts, la juridiction prend en considération les conséquences économiques négatives, dont le manque à gagner, subies par la partie lésée, les bénéfices réalisés par le contrefacteur et le préjudice moral causé au titulaire des droits du fait de l’atteinte.

Toutefois, la juridiction peut, à titre d’alternative et sur demande de la partie lésée, allouer à titre de dommages et intérêts une somme forfaitaire qui ne peut être inférieure au montant des redevances ou droits qui auraient été dus si le contrefacteur avait demandé l’autorisation d’utiliser le droit auquel il a porté atteinte’.

Il résulte en outre de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, 17 mars 2016, Liffers, C-99/15), que la directive 2004/48/CE du 29 avril 2004, dont l’article L. 615-7 assure la transposition en droit français, vise à atteindre un niveau élevé de protection des droits de propriété intellectuelle, qui tient compte des spécificités de chaque cas et est basé sur un mode de calcul des dommages-intérêts tendant à rencontrer ces spécificités, dont le choix relève de la partie lésée.

Enfin, ainsi que l’a indiqué la cour de cassation dans son arrêt de renvoi, l’existence d’un préjudice économique résultant de la contrefaçon, n’est pas subordonnée à la condition que le titulaire du brevet se livre personnellement à son exploitation.

En l’espèce, la société Muller, titulaire du brevet litigieux jugé contrefait par les sociétés Texas et Carrera, qui exploite ledit brevet par l’intermédiaire de six sociétés du groupe Muller, selon des contrats de licence qui ont été versés à la procédure, ces sociétés ayant été déclarées irrecevables à intervenir à l’instance du fait de la non inscription desdits contrats au registre national des brevets, est fondée, au visa de l’article L. 615-7 susvisé, à se prévaloir de la réparation de son préjudice subi du fait de la contrefaçon du brevet dont elle est titulaire, en faisant valoir les bénéfices réalisés par les contrefacteurs, qui doivent dès lors être pris en considération par la présente cour pour fixer les dommages-intérêts à allouer à la société Muller.

Sur la période de référence

S’agissant du modèle Maestro, les sociétés Texas et Carrera reconnaissent l’avoir commercialisé à compter de janvier 2011, un procès-verbal de constat d’achat ayant été dressé le 10 janvier 2011, jusqu’à la fin de l’année 2013, les chiffres d’affaires et les marges ayant été communiqués pour cette période.

Pour justifier que cette commercialisation a commencé dès le 22 juillet 2009, la société Muller produit un procès-verbal de constat d’achat dressé par huissier de justice le 22 juillet 2009, relatif à un appareil de chauffage Maestro acheté au magasin Leroy Merlin de Montigny-les-Cormeilles, dont la référence ‘Radiat chaleur douce Maestro 1000W 67274494″ , tout comme le packaging dont des photographies sont annexées audit procès-verbal, sont strictement identiques à ceux figurant sur le procès-verbal du 10 janvier 2011. Cet élément, en l’absence de tout élément contraire établissant que le fournisseur ou le procédé de fabrication sont différents, établit une commercialisation des appareils Maestro dès le mois de juillet 2009.

La société Muller prétend en outre que la commercialisation aurait continué en 2014, et en tous les

cas jusqu’au 20 mars 2014, date du jugement à laquelle doit se faire l’évaluation du préjudice.

La cour rappelle cependant qu’ainsi que l’a retenu la cour d’appel dans son arrêt du 6 septembre 2016 devenu définitif après rejet du pourvoi sur ce point, aucun élément ne vient démontrer la poursuite des ventes de produits incriminés au cours des années 2014 et 2015.

Il suit de ces éléments que la période à prendre en compte au titre de la réparation du préjudice résultant de la fabrication et de la commercialisation des radiateurs Maestro s’étend de juillet 2009 à 2013.

S’agissant du modèle Kuga, les sociétés Texas et Carrera reconnaissent l’avoir commercialisé à compter d’avril 2012, un procès-verbal de constat d’achat ayant été dressé le 24 avril 2012, jusqu’à la fin 2013, la demande de la société Muller d’étendre la période au 1er trimestre 2014 ayant été définitivement rejetée, ainsi que précédemment rappelé. La période à prendre en compte pour l’évaluation du préjudice causé par la commercialisation des radiateurs Kuga s’étend donc du 24 avril 2012 à la fin de l’année 2013.

Sur l’évaluation des bénéfices des contrefacteurs

Il résulte des documents communiqués par la société Texas au titre des ventes des radiateurs Maestro pour les années 2011 à 2013 que le chiffre d’affaires s’est élevé à un montant total de 836 533 euros, auquel la société Muller a pertinemment ajouté un montant estimé de 627 400 euros au titre du chiffre d’affaires pour la période de juillet 2009 à décembre 2010, soit un chiffre d’affaires total de 1 463 933 euros.

Il ressort en outre des documents produits que le taux de marge moyen, calculé selon la formule (prix de vente unitaire – prix d’achat unitaire) x 100/ prix de vente unitaire est de 26,4%, les sociétés Carrera invoquant à tort que les coûts fixes n’ont pas été déduits, alors qu’ils n’ont pas à l’être pour la prise en considération des bénéfices du contrefacteur, en ce que ces coûts fixes auraient été de toutes façon encourus même en l’absence de contrefaçon.

Le chiffre d’affaires réalisé par la société Texas au titre des ventes des radiateurs Kuga pour les années 2012 à 2013 s’est élevé à un montant total de 466 136 euros, et le taux de marge moyen est de 17,2%.

Les bénéfices réalisés par la société Texas pour les périodes incriminées s’élèvent donc à un montant de 386 478 euros pour les radiateurs Maestro, et de 80 175 euros pour les radiateurs Kuga., soit un montant total de 466 653 euros.

Il résulte en outre des documents communiqués par la société Carrera au titre des ventes des radiateurs Maestro pour les années 2011 à 2013 que le chiffre d’affaires s’est élevé à un montant total de 928 728 euros, auquel la société Muller a pertinemment ajouté un montant estimé de 464 365 euros au titre du chiffre d’affaires pour la période de juillet 2009 à décembre 2010, soit un chiffre d’affaires total de 1 393 093 euros.

Il ressort en outre des documents produits que le taux de marge moyen, calculé selon la même formule que précédemment est de 25,6%, les coûts fixes n’ayant pas à être déduits, ainsi qu’il a été dit.

Le chiffre d’affaires réalisé par la société Carrera au titre des ventes des radiateurs Kuga pour les années 2012 à 2013 s’est élevé à un montant total de 578 490 euros, et le taux de marge moyen est de 16,9%.

Les bénéfices réalisés par la société Carrera pour les périodes incriminées s’élèvent donc à un

montant de 356 631 euros pour les radiateurs Maestro, et de 97 764 euros pour les radiateurs Kuga., soit un montant total de 454 395 euros.

Sur la pondération

Il convient de rappeler que le texte susvisé de l’article L. 615-7 du code de la propriété intellectuelle, exige la prise en considération par le juge des bénéfices réalisés par le contrefacteur sans ordonner leur confiscation et leur allocation au profit de la partie lésée, une part de ces bénéfices pouvant résulter non de la contrefaçon, mais des efforts propres du contrefacteur.

En l’espèce, ainsi que l’ont pertinemment relevé les sociétés Carrera et Texas, le brevet litigieux contrefait est un brevet de procédé portant sur la fabrication de l’élément chauffant d’un appareil de chauffage, protégeant une méthode de coulage de fonte autour d’une résistance électrique. Si ce procédé est utilisé pour fabriquer un élément important des appareils contrefaits, à savoir l’élément chauffant du radiateur, il convient cependant de prendre en compte que l’utilisation dudit procédé protégé n’est pas annoncé aux consommateurs sur les emballages ni sur aucun autre mode de promotion, de sorte qu’il ne constitue pas un élément déterminant du choix des consommateurs, dont l’achat sera conditionné par les autres éléments mis en avant sur l’emballage, relatifs par exemple aux programmateurs, aux modes de chauffage complémentaires, au design et à la facilité d’installation, qui ne présentent aucun lien avec le brevet litigieux, de sorte que les bénéfices réalisés doivent être pondérés à hauteur de 25% environ.

Il s’ensuit que les préjudices de la société Muller doivent être évalués à un montant de 130 000 euros à l’encontre de la société Texas, et de 120 000 euros à l’encontre de la société Carrera.

La société Texas, qui est le fournisseur de la société Carrera, sera condamnée solidairement au paiement de la somme mise à la charge de la société Carrera, ce point n’étant pas contesté.

PAR CES MOTIFS,

LA COUR,

Statuant dans les limites de la cassation partielle ,

Confirme le jugement en ce qu’il a dit que la société Texas de France est tenue solidairement du paiement de la somme mise à la charge de la société Carrera, ainsi que dans ses dispositions sur l’article 700 et les dépens ;

Infirme le jugement en ce qu’il a condamné la société Carrera à payer à la société Muller la somme de 327 733,32 euros, et la société Texas à payer à la société Muller la somme de 280 130,01 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi du fait de la contrefaçon du brevet EP 1 067 822 ;

Statuant à nouveau dans cette limite ;

Condamne la société Texas de France à payer à la société Muller la somme de 130 000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice économique subi du fait de la contrefaçon du brevet EP 1 067 822 ;

Condamne la société Carrera à payer à la société Muller la somme de 120 000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice économique subi du fait de la contrefaçon du brevet EP 1 067 822 ;

Rejette toutes autres demandes des parties contraires à la motivation,

Condamne in solidum les sociétés Texas de France et Carrera aux dépens d’appel, et vu l’article 700 du code de procédure civile, les condamne in solidum à verser à ce titre pour les frais irrépétibles d’appel une somme complémentaire de 20 000 euros à la société Muller.

LA GREFFIÈRE LA PRÉSIDENTE

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