COUR D’APPEL
DE RIOM Troisième chambre civile et commerciale ARRET N°18 DU : 17 Janvier 2024 N° RG 22/02316 – N° Portalis DBVU-V-B7G-F5RL VTD Arrêt rendu le dix sept Janvier deux mille vingt quatre Sur APPEL d’une décision rendue le 07 novembre 2022 par le Tribunal judiciaire de CLERMONT-FERRAND (RG n°20/02819) COMPOSITION DE LA COUR lors des débats et du délibéré : Mme Annette DUBLED-VACHERON, Présidente de chambre Mme Virginie THEUIL-DIF, Conseiller M. François KHEITMI, Magistrat Honoraire En présence de : Mme Marlène BERTHET, Greffier, lors de l’appel des causes et Mme Cécile CHEBANCE, Greffier, lors du prononcé ENTRE : Mme [M] [S] [Adresse 2] [Localité 1] Représentants : Me Sophie LACQUIT, avocat au barreau de CLERMONT-FERRAND (avocat postulant) et Me Jean-jacques REBINGUET, avocat au barreau de MOULINS et Me Benoît CHABERT, avocat au barreau de PARIS (avocats plaidants) APPELANTE ET : S.A. CAISSE D’EPARGNE ET DE PREVOYANCE D’AUVERGNE ET DU LIMOUSIN immatriculée au RCS de CLERMONT-FERRAND sous le numéro 382 742 013 [Adresse 3] [Localité 4] Représentant : Me Olivier TOURNAIRE de la SELARL TOURNAIRE – MEUNIER, avocat au barreau de CLERMONT-FERRAND INTIMÉE DEBATS : A l’audience publique du 15 Novembre 2023 Madame THEUIL-DIF a fait le rapport oral de l’affaire, avant les plaidoiries, conformément aux dispositions de l’article 785 du CPC. La Cour a mis l’affaire en délibéré au 17 Janvier 2024. ARRET : Prononcé publiquement le 17 Janvier 2024, par mise à disposition au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile ; Signé par Mme Annette DUBLED-VACHERON, Présidente de chambre, et par Mme Cécile CHEBANCE, Greffier placé, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire. EXPOSE DU LITIGE Mme [M] [S], cliente auprès de la Caisse d’Epargne et de Prévoyance d’Auvergne et Limousin (la Caisse d’Epargne) a fait l’objet d’un démarchage téléphonique au cours des années 2018-2019, proposant des placements financiers au sein d’une société d’investissement dans la cryptomonnaie dénommée ‘Eco-Crypto’, société prétendument basée à Londres. Cette société qui s’est révélée par la suite être fictive, a sollicité de Mme [S] des versements auprès de banques allemandes, au profit de deux sociétés nommées ‘Silvia Import Export GM’ et ‘CCL GMBH’. Mme [M] [S] a procédé à cinq virements et retraits depuis son compte ouvert à la Caisse d’Epargne, comme suit : – le 22 août 2018, un virement de 82 000 euros au profit de la société ‘Silvia Import Export GM’; – le 4 septembre 2018, un retrait à hauteur de 1 001,52 euros au profit de la société ‘Activ Trades’; – le 24 octobre 2018, un virement de 80 000 euros au profit de la société ‘Silvia Import Export GM’; – le 2 novembre 2018, un virement de 120 000 euros au profit de la société ‘Silvia Import Export GM’; – le 20 février 2019, un virement à hauteur de 69 960 euros au profit de la société ‘CCL GMBH’. Ainsi, la somme totale de 352 961,52 euros a été versée par Mme [S] au profit desdites sociétés. Par acte d’huissier en date du 19 août 2020, Mme [M] [S] a fait assigner devant le tribunal judiciaire de Clermont-Ferrand la Caisse d’Epargne aux fins de voir: – constater la violation par celle-ci de son obligation de vigilance ; – en conséquence, condamner la Caisse d’Epargne à lui payer une indemnité de 352 691,52 euros à titre de dommages et intérêts ; – condamner la Caisse d’Epargne aux dépens et au paiement de la somme de 10 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile. Par jugement du 7 novembre 2022, le tribunal a : – débouté Mme [S] de sa demande tendant à voir écarter la pièce n°13 communiquée par la Caisse d’Epargne ; – débouté Mme [S] de ses demandes indemnitaires ; – condamné Mme [S] à payer à la Caisse d’Epargne la somme de 2 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ; – débouté Mme [S] de sa demande au titre de l’article 700 du code de procédure civile ; – condamné Mme [S] aux dépens ; – débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires ; Le tribunal a énoncé que Mme [S] avait signé les ordres de virement, qu’elle en était à l’origine ; que les ordres de virement provenaient de son compte pour être transférés sur des comptes ouverts auprès de la Postbank, organisme financier de la poste allemande, établissement bancaire non signalé comme suspect ; qu’aucune anomalie matérielle ne pouvait être détectée par la Caisse d’Epargne ; qu’en outre, la fréquence des mouvements bancaires et des virements pour des montants importants relevée sur le compte de Mme [S] dans une logique d’investissement, ainsi que l’absence de complexité particulière de l’opération ne permettaient pas de retenir une anormalité apparente des opérations effectuées au bénéfice des sociétés litigieuses ; qu’il n’était pas non plus démontré que Mme [S] ait informé la Caisse d’Epargne de sa volonté d’investir dans la crypto-monnaie alors que la banque n’était pas tenue de procéder à des investigations sur la nature et la justification économique des opérations de sa cliente, celle-ci n’apparaissant pas comme suspecte ; qu’enfin, la banque n’était intervenue qu’en qualité de teneur de compte ; que les manquements allégués à l’encontre de la Caisse d’Epargne n’étaient pas démontrés. Mme [M] [S] a interjeté appel du jugement le 14 décembre 2022. Par conclusions déposées et notifiées le 8 novembre 2023, l’appelante demande à la cour, au visa des articles 1104, 1231-1, 1232-2 et 1937 du code civil, 16, 132 et 135 du code de procédure civile, et de l’obligation de vigilance pesant sur le banquier, de: – infirmer le jugement en toutes ses dispositions et statuant à nouveau : – constater la violation par la Caisse d’Epargne de son obligation de vigilance; – constater qu’elle n’a commis aucune faute ; – constater que la Caisse d’Epargne ne bénéficie d’aucune cause exclusive de sa responsabilité; – à titre principal, condamner la Caisse d’Epargne au paiement d’une indemnité de 352 961,52 euros au titre des dommages-intérêts, augmentée des intérêts au taux légal à compter de la mise en demeure du 9 mars 2020 ; – à titre subsidiaire, condamner la Caisse d’Epargne au paiement d’une indemnité évaluée à 80%, soit 282 369,22 euros en réparation de son préjudice relatif à la perte de chance, augmentée des intérêts au taux légal à compter de la mise en demeure du 9 mars 2020 ; – en tout état de cause, condamner la Caisse d’Epargne au paiement des dépens et de la somme de 15 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ; – débouter la Caisse d’Epargne de l’ensemble de ses demandes, fins et conclusions; – à titre infiniment subsidiaire, réduire les sommes allouées à la Caisse d’Epargne sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile. Elle fait valoir que de nombreuses anomalies apparentes auraient dû imposer à la Caisse d’Epargne de prendre des mesures pour satisfaire à son obligation de vigilance: – le caractère disproportionné des opérations litigieuses par rapport à ses habitudes, par leur volume et par leur montant : > 352 9621,52 euros sur une période de six mois, soit 80 % des débits recensés ; > des débits supérieurs à 70 500 euros en moyenne alors qu’aucune autre opération au débit n’est supérieure à 8 000 euros, soit 8,81 fois supérieurs ; > des débits inhabituels par rapport aux neuf mois de fonctionnement du compte antérieurs ; > la mensualité des débits litigieux ; – son profil : retraitée, au profil « prudent » et prenant habituellement « peu de risques»; – l’intervalle de temps écoulé entre le dépôt des fonds et leur versement à un tiers ; – le libellé des opérations : ‘Achat Contrat’ ; ‘Activ Trades Pl’ ; ‘Achat Contrat’ ; ‘Rachat Ass Vie Envoi Fonds’ ; ‘Placement’, évocateurs d’opérations financières hors ses habitudes et son profil ; – la destination des versements à une banque étrangère avec laquelle elle n’avait eu aucune interaction jusqu’alors et contrairement à ses interactions habituelles limitées au territoire national. Elle estime que ces nombreux indices sont autant ‘d’éléments extérieurs tangibles’ qui auraient dû amener la Caisse d’Epargne à mettre en place des mesures afin de satisfaire à son obligation de vigilance. Elle soutient que la Caisse d’Epargne n’ayant entrepris aucune mesure afin de la mettre en garde dans le cadre de l’exécution d’opérations entachées d’anomalies apparentes, a manifestement violé son obligation de vigilance. Par conclusions déposées et notifiées le 13 novembre 2023, la Caisse d’Epargne et de Prévoyance d’Auvergne et du Limousin demande à la cour de, au visa des articles L.561-10-2 du code monétaire et financier, 1104, 1937, 1231-1, 1231-2 et 1231-3 du code civil, 514 et suivants du code de procédure civile, de : – confirmer en toutes ses dispositions le jugement ; – à titre principal, juger qu’elle a respecté les obligations pesant sur elle en sa qualité de banque teneur de compte et prestataire de services de paiement ; – juger qu’il n’existe pas de lien de causalité entre le préjudice invoqué et les obligations pesant sur elle ; – constater que Mme [M] [S] a commis une faute, causant le préjudice qu’elle invoque; – en conséquence, débouter Mme [M] [S], de l’intégralité de ses demandes, fins et conclusions ; – à titre subsidiaire, si par impossible, le devoir de vigilance était retenu, juger qu’il n’existe aucune anomalie matérielle et intellectuelle ; – juger que la faute de Mme [M] [S] est la seule cause du préjudice qu’elle invoque ; – en conséquence, débouter Mme [M] [S], de l’intégralité de ses demandes, fins et conclusions ; – à titre plus subsidiaire, si une anomalie était retenue, constater que Mme [S] ne démontre pas une inexécution fautive du contrat la liant à la banque ; – constater que Mme [S] ne démontre pas l’existence d’une sanction contractuellement définie; – en conséquence, débouter Mme [M] [S], de l’intégralité de ses demandes, fins et conclusions ; – à titre encore plus subsidiaire, juger que seule la perte de chance de n’avoir pu faire un placement plus opportun peut être retenue ; – constater que Mme [M] [S] ne démontre pas la privation d’une probabilité raisonnable de la survenance d’un événement positif ; – juger que Mme [M] [S] ne démontre pas que mieux informée, elle n’aurait pas investi dans le placement contesté ; – en conséquence, débouter Mme [S] de l’intégralité de ses demandes, fins et conclusions, ou à tout le moins, les réduire à de plus juste proportions ; – en tout état de cause, condamner Mme [S] à lui payer et porter la somme de 9 000 euros sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile ; – condamner la même aux dépens de l’instance. Il sera renvoyé pour l’exposé complet des demandes et moyens des parties, à leurs dernières conclusions. La procédure a été clôturée le 15 novembre 2023. MOTIFS : En application des dispositions de l’article 1231-1 du code civil, le débiteur d’une obligation contractuelle qui du fait de l’inexécution de son engagement, cause un préjudice au créancier, s’oblige à le réparer. Il revient au créancier qui réclame l’exécution de rapporter la preuve du manquement contractuel et du dommage en résultant. Le banquier a l’obligation d’exécuter un virement que son client lui ordonne, pourvu que l’ordre soit régulier et que le compte contienne une somme disponible suffisante. Toutefois, le principe de non-ingérence trouve une limite dans le devoir de vigilance incombant au banquier, encore appelé obligation générale de prudence. Le banquier teneur de compte, parce qu’il est tenu de ne pas s’immiscer dans les affaires de son client, n’a pas, en principe, à effectuer de recherches ou à réclamer de justifications pour s’assurer que les opérations qui lui sont demandées par son client sont régulières, non dangereuses pour lui et qu’elles ne sont pas susceptibles de nuire à un tiers, sauf son obligation spéciale de vigilance en matière de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme. Si le devoir de non-immixtion trouve sa limite dans le devoir de surveillance du banquier, celui-ci est limité à la détection des seules anomalies apparentes, qu’elles soient matérielles, lorsqu’elles affectent les mentions figurant sur les documents ou effets communiqués au banquier, ou intellectuelles, lorsqu’elles portent sur la nature des opérations effectuées par le client et le fonctionnement du compte. Sauf indices évidents, propres à faire douter de la régularité des opérations effectuées par son client, la banque n’a pas à procéder à des investigations sur l’origine et l’importance des fonds qu’il verse sur son compte. En l’espèce, il n’est pas contesté que les sommes virées depuis le compte de Mme [S] ouvert auprès de la Caisse d’Epargne, à cinq reprises entre le 22 août 2018 et le 20 février 2019, l’ont été sur les comptes indiqués aux ordres de virement et que Mme [S] en était le donneur d’ordre : ces ordres étaient authentiques, ils n’ont pas été dévoyés. Par ailleurs, il ne saurait dériver de la connaissance de l’établissement teneur de compte d’investissements sur le marché des crypto-monnaies, à la supposer établie (ce qui est contesté par la Caisse d’Epargne), une obligation de surveillance ou de vigilance, au bénéfice de sa cliente, Mme [S], puisque le banquier n’est pas tenu, sauf convention dont l’existence n’est pas établie, d’un devoir de conseil ou de mise en garde sur des produits auxquels il demeure étranger. La Caisse d’Epargne n’était donc pas tenue à une obligation d’information sur les risques que présentaient les investissements effectués par l’appelante. Elle n’était pas tenue non plus d’en vérifier la légalité. Enfin, Mme [M] [S] ne caractérise nullement l’anomalie intellectuelle qu’elle invoque. La seule circonstance que les bénéficiaires des virements aient été domiciliés à l’étranger ne saurait caractériser une telle anomalie. Les opérations en elles-mêmes n’appelaient aucune vigilance particulière s’agissant d’un transfert d’épargne d’une banque à une autre : la Deutsche Postbank AG, organisme financier de la poste allemande, établissement bancaire non signalé comme suspect. Il en va de même du montant des virements litigieux, étant acquis aux débats que le compte était suffisamment provisionné pour en permettre l’exécution. Ainsi que l’a relevé le tribunal, l’examen des relevés de compte permet de constater sur la période litigieuse que Mme [S] a bénéficié de virements et de chèques au crédit de son compte, d’un montant total de 462 326,37 euros et que sur cette même période, des virements et prélèvements ont été effectués au débit de son compte pour un montant de 429 700,30 euros. Il sera en outre précisé que Mme [S] était une nouvelle cliente de la Caisse d’Epargne lors des faits litigieux puisque le compte bancaire n’a été ouvert qu’en décembre 2017, et qu’ainsi les jurisprudences fondées sur les habitudes du client ne sont pas applicables au cas d’espèce. Par conséquent, Mme [S] n’établit pas la faute qu’aurait commise la banque émettrice des virements litigieux, laquelle avait au contraire une obligation de résultat dans l’exécution des ordres donnés, et qui simple mandataire de son client, n’avait pas à contrôler l’usage des fonds dont elle avait la libre disposition. Ses demandes doivent ainsi être rejetées et le jugement confirmé, sans qu’il soit nécessaire d’examiner si de son côté, Mme [S] a commis des fautes, et notamment de négligence. Succombant à l’instance, Mme [S] sera condamnée aux dépens d’appel et à verser à l’intimée une somme de 1 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile. PAR CES MOTIFS La cour, après en avoir délibéré, statuant par arrêt contradictoire, mis à la disposition des parties au greffe de la juridiction, Confirme le jugement déféré ; Condamne Mme [M] [S] à payer à la Caisse d’Epargne et de Prévoyance d’Auvergne et du Limousin la somme de 1 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile; Condamne Mme [M] [S] aux dépens d’appel. Le Greffier La Présidente
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